Deux paradigmes de la psychose
Compte-rendu du premier samedi de la NLS au Kring
avec Alfredo Zenoni
Gand, 24 novembre 2012
Erik Mertens
Ces derniers temps, il est souvent fait le reproche aux analystes lacaniens de trop parler des psychoses. Selon Alfredo Zenoni, notre invité du premier samedi de la NLS au Kring voor Psychoanalyse, il y a, en effet, beaucoup à dire à propos de la psychose, mais il ne s’agit pas d’un ‘trop’. Nous devons plutôt nous poser la question de quelle manière nous pouvons dire quelque chose de la psychose en un temps radicalement différent d’il y a 100 ans.
En notre 21e siècle, l’ordre symbolique n’est de loin plus ce qu’il fut jamais. Il fut un temps où son principe de base se fondait sur la fonction paternelle œdipienne, où le Symbolique était caractérisé par l’ordre qu’il introduisait, et où le Réel, par contre, était associé au désordre. Mais plus que jamais, cet ordre de ‘l’ordre Symbolique’ semble être en dernière instance lui-même une croyance ou une fonction. C’est pourquoi, dès 1973, Lacan cessa de lier la notion d’ordre au Symbolique. Le ‘Symbolique’ (et non ‘l’ordre Symbolique’) devint alors pour Lacan une des trois dimensions, en plus de l’Imaginaire et du Réel, et ne le considérait plus comme dominant ou supérieur envers les autres dimensions. De plus, le Symbolique ne semblait pas juste créer de l’ordre partout et toujours. Il a souvent des effets de grand désordre.
Durant sa première période d’enseignement, Lacan mettait l’accent sur la symbolisation de l’imaginaire. Grâce à une symbolisation, les notions psychologiques ou imaginaires de notre vécu trouveraient une place plus distincte dans la structure. L’opération analytique consistait à introduire des différences pour donner une place symbolique à des expériences de vie confuses. L’opération psychanalytique introduirait donc de l’ordre dans le monde des expériences imaginaires. Mais la condition en est que le symbolique lui-même tienne, que le langage contienne la loi du langage, qu’il comporte un point où quelque chose puisse se capitonner. En effet, pour que les pensées sans fin soient freinées, un point de capitonnage est nécessaire, un signifiant qui arrête le glissement de la signification. Faute de quoi, le langage fuit dans tous les sens. Un signifiant en soi n’a pas de signification. Pour qu’il y ait production de signification, il faut le capitonnage d’un signifiant à un autre signifiant. Cela vaut pour chaque signification. Pour le langage dans son ensemble, ce signifiant qui permet que le signifiés ne glissent à l’infini, c’est le Nom-du-Père : le signifiant qui capitonne l’ensemble des signifiants. La signification phallique ainsi nommée surgit lorsqu’on arrête le glissement permanent.
Durant sa conférence, Alfredo Zenoni s’est référé à un schéma que, lors de son séminaire V ‘Les formations de l’inconscient’, Lacan a dessiné au tableau pour indiquer la place du père. « Le père, disait-il, est, dans l’Autre, le signifiant qui représente l’existence du lieu de la chaîne signifiante comme loi.”[1]:
S Père
S S S S S S S Signifiants
s s s s s s s s Signifiés
Mais nous ne pouvons pas nous laisser induire en erreur par la dénomination « Nom-du Père ». En dernière instance, il est un mythe, une hypothèse, dit Lacan. D’autres signifiants que le NdP peuvent tout autant remplir cette fonction. Mais aucun ne peut revendiquer d’être en soi le fondement. Le fondement est plutôt une hypothèse ou un postulat, une croyance qui est toutefois nécessaire à tout système. Le Symbolique ne peut fonctionner comme ordre qu’à mesure d’être basé sur un point de départ mythique ou fictif. Dans son enseignement, Lacan concluait finalement que le Symbolique, loin d’être un ordre, est plutôt quelque chose qui fait des ronds autour d’une impossibilité, un trou.
Cette dégradation du pouvoir du Symbolique fut déjà indiquée par Lacan par les termes “évanescence du père”. Il n’indiquait pas une évanescence du Symbolique, mais plutôt une évanescence du nœud de capitonnage qui semblait en fin de compte seulement fugace ou variable. Lacan a désidéalisé la notion universelle du père et accentué de plus en plus la désidentification dans sa nouvelle conception du père. Pour la première fois dans l’histoire de la psychanalyse, Lacan commença à approcher le père par le biais de son rapport singulier à la cause de son désir, par le biais du particulier de son symptôme. A partir de 1972-1973, Lacan ne considère plus tant le père de l’angle de vue de la paternité, mais plutôt de celui de la conjugalité. De manière exemplaire il témoigne de la manière dont une femme est pour lui la cause de son désir. A cet égard, il est nommément responsable de la manière dont il se tire d’affaire avec le rapport sexuel impossible à écrire. C’est ce que Lacan appelait “père-version”, ou la version du père quant à la jouissance. Ainsi, le père n’a pas seulement un symptôme, il en est un lui-même. Il est un symptôme de non-rapport. Dans la dernière période de l’enseignement de Lacan, le père se réfère à un trou, à quelque chose que ne se peut écrire, une impossibilité, et en même temps à quelque chose qui traite ce non-rapport. Il localise l’impossibilité et en limite les conséquences. « Père » est une des manières possibles de nouer ensemble le réel, l’imaginaire et le symbolique.[2]
Dans le séminaire RSI, Lacan nomme le NdP un opérateur du refoulement, comme nous le voyons prouvé dans la métaphore paternelle par la substitution. Mais si dans notre société cette métaphore paternelle s’évanouit jusqu’à un certain point, une partie du refoulement s’évanouit également. Tout ceci a de sérieuses conséquences au niveau de la société et de la clinique. La question clinique n’est plus s’il y a NdP ou non, mais s’il existe un élément qui puisse fonctionner comme point de capiton, qui puisse arrêter le glissement de la signification. Selon Zenoni, nous pouvons sur ce point parler d’un changement du paradigme de la folie.
Le premier paradigme de la psychose est un paradigme binaire : présence du NdP dans la névrose (+) contrairement à l’absence du NdP dans la psychose (-). Cette opposition binaire disparaît dans le deuxième paradigme, à partir du moment où Lacan généralise la notion de symptôme et met l’accent sur l’absence de fondement. En effet, dans ce nouveau paradigme, ou conception poststructuraliste de la folie, nous avons affaire à un impossible fondement tout court. Il y a un trou dans le savoir quant au sexe et au rapport sexuel. En dernière instance, chaque discours est une croyance, un délire, parce que le réel ne contient pas de savoir. A l’encontre du réel de la science, le réel lacanien ne contient ni savoir, ni structure, ni sens, ni centre d’orientation. Finalement, les rapports humains sont de pures approches, des arrangements, “des solutions de fortune” – comme Zenoni le fit observer – car le réel ne comporte pas de règles de conduite. Le réel n’a pas de normes, pas d’explication, pas de mode d’emploi, pas de formule. A l’égard de cette opacité il n’existe que des ”solutions de fortune” plurielles qui peuvent empêcher le glissement de la signification : certaines seront œdipiennes, d’autres non, mais dans ce deuxième paradigme elles se situent au même niveau par rapport au fondement absent. Dès lors, nous n’avons pas tant affaire à l’opposition entre folie et normalité, qu’ à une diversité de folie par rapport à l’absence de norme dans le réel, avec laquelle nous devons tous nous débrouiller comme parlêtres. Pour cette raison, ce paradigme nous donne aussi une autre idée de la « supplétion » : il s’agit maintenant de supplétion d’un élément qui n’existe pas, et non plus de supplétion d’un élément manquant. Que les divers arrangements soient mis au même niveau ne signifie pas que la différence clinique entre névrose et psychose disparaît, mais elles ne sont plus considérées comme opposées. Les diverses solutions sont plutôt placées les unes à côté des autres comme une série de divers arrangements (de ce qui ne se laisse pas arranger).
Dans notre clinique, la classification diagnostique recule de plus en plus vers l’arrière-plan, au bénéfice d’une vision pragmatique. Aujourd’hui, la finesse clinique ne s’adresse plus tant à l’évaluation de la présence ou non du NdP, mais prête plutôt attention aux diverses solutions symptomatiques. Comme le remarquait déjà Jacques-Alain Miller, peut-être que sous peu viendra un temps où la notion de psychose semblera très étrange ou lointaine. A la place de la distinction diagnostique entre psychose et névrose viendront peut-être les diverses dénominations du symptôme, couplées à un problème à chaque fois singulier. « L’homme aux rats », « l’homme aux loups », « l’homme à l’apéritif », “l’homme dans le brouillard”, etc. Ces titres nomment autre chose qu’un diagnostic structurel. Au cœur de cette nouvelle clinique se trouve la manière unique dont chacun se tire d’affaire avec le réel. De cette manière, un cas particulier peut avoir une fonction d’illustration, d’exemple, tant par sa problématique que par sa solution
Comment nommerions-nous le cas que Vic Everaert a présenté durant le séminaire clinique ? « La prison de Dave » ? De quelle manière pouvons-nous évaluer la menace qui émane de cet homme (comme réaction à quelque chose qui le menace) ? C’était une des questions posées durant le commentaire de cet accompagnement dans le cadre d’un centre ambulant de soins aux drogués. Dès les premiers entretiens, en gesticulant sauvagement, Dave débite sans discontinuer, jusque dans les détails, des propos concernant des méfaits commis ou non, des actes de violence ou de nouvelles déclarations de guerre. Aller combattre avec la légion étrangère en zone de guerre est ce qu’il aimerait le mieux. Au moment où il arpente réellement la rue et se rend au centre avec une arme à feu à la ceinture, se pose naturellement la question de ce qui retient l’homme à en faire usage. Dans tous les cas, l’héroïne ne le limite pas, mais le plonge complètement dans la substance jouissante, dans une spirale autodestructrice. Une partenaire le calme tant soit peu, mais cette relation tourne mal, elle aussi. Finalement, dans son débit incessant, c’est la prison qui semble être de plus en plus la « solution ultime ». Et de fait, la police l’arrête, mais quelques semaines de détention préventive ne le stabilisent pas. Cela borde Dave, mais dès sa libération sous condition le monde lui semble de nouveau une zone de guerre. Qu’est-ce qui dans la vie de Dave pourrait lui servir de boussole d’ancrage ? Durant la conversation clinique, Alfredo Zenoni s’est rallié à l’approche que fait Vic Everaert d’un élément particulier dans les dires de Dave, c’est-à-dire sa façon de « parler en détail » à propos de toutes sortes de techniques : la technique de démontage d’une armoire, d’installation de matériel d’isolation, etc. Et lorsque Dave ne voit absolument aucune issue, il commence à tout « mettre en place » dans son appartement. Voilà qui semble lui donner plus d’avenir, même s’il est encore incertain.
(traduction : Monique de Buck)