par Éric Laurent
proposition de résolution portée par le député Fasquelle a mis en exergue
l’argument central employé contre la psychanalyse : elle ne serait pas «
validée par les preuves ». Le pragmatisme empirique se voit alors baptisé «
culture de la preuve », qui doit remplacer la « culture de l’opinion ». L’opposition
classique entre doxa et science est ainsi transposée, laissant penser que
science et « culture de la preuve » sont la même chose, alors que cette
dernière est une extension hors du champ de la science de la pratique du
chiffrage. La rhétorique de la preuve est l’instrument du remplacement d’une
clinique par une autre. L’une, encore reliée aux praticiens et à la
conversation entre pairs, par l’autre, une clinique universalisée, qui refuse
la subversion par le cas particulier, par l’incomparable. Dans les « bonnes
pratiques », le bon est en place d’universel. D’autres instruments du
remplacement définissent la conjoncture actuelle
du « grand remplacement clinique », ses difficultés,
ses impasses.
le territoire
adoptée en janvier 2016, instaure un Conseil national de la santé mentale. Son
président, Alain Ehrenberg est un sociologue connu. Le goût de la ministre pour
la sociologie nous rappelle que son père, Alain Touraine, fut en France le
fondateur de la « sociologie de l’action ». A. Ehrenberg formule ainsi le
besoin de ce Conseil : il accompagne « le déplacement d’une organisation
territoriale centrée sur les établissements à une autre organisation
territoriale centrée sur l’individu et son parcours […]. On passe de la
psychiatrie de secteur à un territoire de santé mentale dans lequel la
psychiatrie de secteur garde sa place » (1). Si l’on en croit le ministère, la
chose est moins simple (2). De fait, la rhétorique s’homogénéise à tous les
niveaux de la bureaucratie sanitaire.
Le secteur se fait encadrer par
des comités de pilotage divers chargés d’objectifs globaux. Pourtant, le
secteur résiste. Denys Robiliard, membre de la Commission des affaires
sociales, rapporteur de la mission parlementaire d’information sur la santé
mentale et l’avenir de la psychiatrie, que nous avons rencontré lors de la
mobilisation contre le projet de résolution Fasquelle, soulignait que face au
projet de loi de l’époque Sarkozy, il a veillé à ce que le secteur soit inscrit
dans la loi : « le secteur a désormais sa place dans la loi […]. J’ai moi-même
conclu que ce modèle devait être maintenu, tout en étant adapté au contexte
actuel » (3). Ce contexte et l’adaptation nécessaire sont précisés : « Il est
tout autant indispensable d’articuler le médical, le médico-social et le
social. » (4) Un conflit d’interprétation apparaît.
Qui va donc présider à cette articulation ? Pour le député, c’est une instance
politique qui doit le faire, les « conseils locaux de santé mentale » où les
élus doivent veiller à l’intégration des différentes dimensions : « Ils offrent
leur capacité à porter la déstigmatisation des maladies mentales, de par leur reconnaissance
par la population, voire la confiance que celle-ci leur
accorde » (5). Cette médiation est cruciale. En effet, le Ministère met
l’accent sur la rupture au sein du secteur entre les psychiatres et les
populations : « Pour l’IGAS, il y aurait une “crise de confiance” en la psychiatrie en raison d’un manque de
collaboration entre les représentants de cette discipline et ceux des
institutions médicales, sociales, éducatives, médico-sociales et judiciaires
tout autant qu’avec les patients et leur entourage. » (6) S’agit-il d’une difficulté liée à la maladie mentale elle-même ou d’une faute
des cliniciens ? Visiblement, le Ministère se méfie.
La clinique fondée sur les « recommandations de bonne pratique » permet de gouverner par décrets, en court-circuitant le niveau d’articulation politique qui permet une plus grande souplesse d’adaptation. D. Robiliard, député du Loir-et-Cher, a la clinique de La Borde, entre autres, dans son département. Il a donc pu se faire une idée du bien fondé d’une telle souplesse.
Le remplacement de la clinique par l’expertise
Le député faisait cette
déclaration lors d’une journée organisée en octobre 2015 par la Fondation
Fondamental (7), structure originale, réseau qui rassemble des chercheurs en biomédecine
voulant agir au nom de la science. Elle travaille volontiers avec l’Institut Montaigne,
think tank libéral, faisant interface avec des donateurs privés, pour former un
lobby puissant et ambitieux (8) capable de modifier
la clinique et les praticiens . Cette fondation met sa force au service d’une
approche multidisciplinaire entre sciences dures, d’un « lien entre les disciplines,
avec les passerelles assumées vers la neurobiologie, la neuro-imagerie, la
génétique, l’immunologie, la pharmacologie, mais aussi l’épidémiologie et
l’économie » (9). Elle fait converger ces disciplines en un instrument clinique
essentiel, le Centre-expert.
Les « Centres Experts » sont
conçus comme des structures de niveau 3, le niveau 1 étant les généralistes, le
niveau 2, la psychiatrie publique ou privée. Les généralistes ou les
psychiatres peuvent y adresser des patients qui leur font difficulté. On parle de bilan exhaustif, de médecine personnalisée
et de service rendu au malade. Le Centre est fait pour agir vite grâce à son hyperspécialisation
et pour introduire des thérapies fondées sur les neurosciences cognitives. La spécialisation
des Centres experts ratisse large : « les troubles bipolaires, la
schizophrénie, l’autisme de haut niveau, les dépressions résistantes, les
conduites suicidaires, les TOC résistants et le stress post-traumatique » (10).
Il s’agit de remplacer dans tous ces domaines les concepts issus de la clinique
psychodynamique par ceux qui sont issus des neurosciences cognitives. Au médico-social
du niveau du secteur répond le remplacement par les thérapies psychosociales :
« Des soins dits innovants qui se sont diffusés comme la psychoéducation ou la
remédiation cognitive sont encore insuffisamment mis en pratique,
ou trop tardivement » (11).
Mais nous pouvons constater la
complexité du dispositif : « La prise en charge des patients débute par une
consultation spécialisée qui peut être suivie d’un bilan complet et systématisé
(psychiatrique, somatique, cognitif et social) réalisé en hôpital de jour. A
l’issue de ce bilan exhaustif, les Centres experts envoient un compte-rendu
détaillé au médecin ayant adressé le patient et proposent un projet de soins
personnalisé comprenant des recommandations sur le choix des thérapeutiques
médicamenteuses, psycho-sociales, sur les mesures d’hygiène de vie et sur la
prise en charge des comorbidités médicales. Ce compte- rendu est un outil de
diffusion des bonnes pratiques reconnues au niveau international. » (12) Les
Centres concentrent aussi beaucoup de moyens pour constituer des bases de
données. « Ils s’appuient sur la mise en place de dossiers médicaux
informatisés alimentant une base de données anonymisée et partagée pour
enrichir des travaux de recherche clinique, épidémiologique, médico-économique
» (13). Le résultat est raréfié, high tech : « En sept
ans, l’ensemble des Centres Experts a accueilli plus de 6000 patients. L’évolution
du nombre de publications, au nombre de 300, adossées au réseau FondaMental
témoigne également du dynamisme de ces plateformes de diagnostic et de
recherche. » (14) Si l’on compare ce chiffre de 6000 en 7 ans aux deux millions
de cas vus chaque année aussi bien dans le secteur public que dans le secteur
privé, l’écart est vertigineux et il faudra beaucoup de publications translationnelles
(15) pour combler l’écart.
Le témoignage du président d’une
association de parents, père d’un enfant diagnostiqué schizophrène nous donne
aussi la dimension d’espoir soulevé par ces bilans personnalisés et leur
limites effectives : « Les rencontres prévues se déroulent sur la fin février 2011. […] Mais ensuite encore une attente
jusqu’en juin 2011 pour avoir la restitution du bilan. […] l’état de notre fils ayant évolué, il refusa de venir à la rencontre de
débriefing. […] un autre point plus léger
pouvait être fait un an après, je le lui ai proposé en 2013 avec l’accord du
Centre expert. Il refusa. Or le résultat du bilan aurait été encourageant pour
lui. Son équipe soignante aura su, j’espère, en faire bon usage. » (16)
Les Centres produisent eux mêmes
une clinique ouvrant certes des horizons de recherche mais dont la traduction
clinique est encore à venir. Ces corrélations environnementales ou somatiques
sont dites épidémiologiques, remplaçant l’usage habituel des classifications des maladies, type DSM ou CIM, comme instrument
épidémiologique. C’est d’une épidémiologie transversale qu’il s’agit, celle des
bases de données, celle de Big Data. Elle incarne une rupture épistémologique
(17).
Dans statistique, il y a status,
l’état. Un centre établit les catégories que l’on va mesurer : en France,
l’INSEE. Rien de cela dans le monde de Big Data : il y a des algorithmes
d’extractions de régularités par les détenteurs privés de bases de données
gigantesques. Google ne dit rien de ses méthodes à Facebook, ni à Amazon ni à
personne. Les corrélations et les régularités extraites des bases de données
ont un caractère foncièrement centrifuge. Ce sont autant de pistes à suivre,
sans principe unificateur. D’où le caractère
étrangement disparate des facteurs repérés par des calculs de corrélations : «
Parmi les facteurs environnementaux qui modifient
le risque d’apparition de la maladie, on compte les toxiques (en particulier le
cannabis), les traumatismes crâniens, les infections maternelles pendant la
grossesse, les complications obstétricales, les traumatismes psychologiques
pendant l’enfance, la saison de naissance, l’urbanicité (le fait d’être né ou
d’avoir grandi dans une ville), la migration (risque élevé chez les sujets
migrants et leur descendance) et la pollution » (18). S’en déduisent des
politiques préventives, mais comme on ne peut interdire ni l’urbanicité, ni la
migration, ni la pollution, comment définir des priorités ? Comment
calculer les risques ? Va-t-on rencontrer un plafond de calcul comme celui que
Denys Noble mettait en valeur dans la modélisation de l’activité cellulaire
(19) ?
Les limites techniques du grand remplacement apparaissent à mesure qu’il se met en place. Elles permettront sans doute la constitution d’un grand rassemblement des praticiens du niveau 2, les tenants d’une clinique qui peut échapper à la dérive universalisante de ladite « médecine personnalisée ».
Texte de l’intervention d’Éric Laurent à la journée Question d’École organisée par l’École de la Cause freudienne, sur le thème « Psychanalyse dans la cité », Paris, 21 janvier 2017.
Notes:
« Les Matins de France culture », France culture, 16 janvier 2017.
2 : Communiqué de presse du
Ministère de la Santé, « Marisol Touraine installe le Conseil national de santé
mentale », 10 octobre 2016 : « Les travaux du
Conseil national de la santé mentale s’articuleront avec ceux des instances
déjà existantes, notamment l’Observatoire
national du suicide, le Comité de pilotage du handicap psychique, le Comité de
suivi du plan autisme, ou bien encore le
Comité de pilotage dédié à la psychiatrie […] pour répondre aux besoins
spécifiques du secteur […] qu’il s’agisse des projets
territoriaux de santé mentale, des communautés psychiatriques de territoires ou
encore du dispositif d’orientation permanent. »
3 : Robiliard D., « Place de la
psychiatrie dans la future Loi de santé publique », Actes des assises
FondaMental Ile de France, Paris, 11 juin 2015, p. 8.
5 : Ibid.
6 : « Prévention des maladies
psychiatriques : pour en finir avec le retard français », Fondation FondaMental
et Institut Montaigne, octobre 2014, p. 18.
7 : Isaac M.-H., « Fondamental:
vers une prise en main de la santé mentale en France ? », Lacan Quotidien , n°
618 , 10 janvier 2017.
8 : Cf. Evin Cl., allocation
d’ouverture, Actes des assises FondaMental…, op. cit., p. 4.
9 : Ibid., p. 5.
10 : Actes des assises
FondaMental…, op. cit., p. 39.
11 : Haffen E., Actes des
assises FondaMental…, op. cit., p. 6. Emmanuel Haffen est praticien
hospitalier dans le service de psychiatrie du CHU de Besançon, professeur à
l’université de Franche-Comté et directeur des soins de la fondation
FondaMental.
12 : Ibid., p. 15.
13 : Ibid.
14 : Ibid., p. 16
15 : Nouveau signifiant maître :
est « translationnel » tout ce qui accélère le passage de la recherche à des
conséquences cliniques pratiques.
16 : Girard M., Actes des
assises FondaMental…, op. cit., p. 29.
17 : Cf. Davies
W., « How statistics lost their power and why we should fear what comes next »,
The Guardian, 19 janvier 2017.
18 : « Prévention des maladies
psychiatriques : pour en finir avec le retard français », Fondation FondaMental
et Institut Montaigne, octobre 2014, p.
23-24.
19 : Cf. Noble D., « L’orchestre
: organes et systèmes physiologiques » (chap 6), La musique de la vie, Seuil,
2007, p. 129-131.
La vie est un acte manqué
à propos de Le temps et la chambre, de Botho Strauss(1)
par Bénédicte Jullien
intime que singulier, dans des temps aussi aléatoires qu’anticipés, entre
contingence et nécessité, des personnages se croisent, se rencontrent, se
manquent, se trompent, s’attendent, se séduisent, se disputent, se séparent…
Ils sont frères, amants,
parents, collègues ou simplement passants et cette chambre devient le lieu du
lien, miroir fragmenté et décousu, mais si juste, de nos relations. Il veut
aimer, mais se trompe de partenaire ; elle se croit désirée, mais c’était seulement
hier ; il attend au mauvais moment une personne qui est partie ailleurs, il
exige une vérité, mais espère un pieu mensonge ; ils regardent le monde pour ne
pas y participer, ils s’indiffèrent, mais jamais ne se quitteront ; il imagine
une liberté pour mieux se loger dans une aliénation ; elle veut tout donner
pour ne rien avoir à rendre…
Les situations ont l’air absurde
et pourtant se révèlent familières. Il y a quelque chose de beckettien dans le
royaume de Botho Strauss, c’est la situation qui crée l’événement subjectif. Aucune causalité psychique ou
disons plutôt, aucune psychologie des personnages, mais plutôt un inconscient.
La vie est davantage un acte manqué qu’une intention accomplie.
Botho Strauss articule ce qui
est paradoxal en chacun, le hiatus entre la parole et l’acte, la volonté qui
s’accroche à un objet et le désir à un autre. C’est pour cela que c’est aussi tragique
que drôle.
La mise en scène d’Alain
Françon, simple, précise et élégante, au plus près du texte, nous fait entendre
la symphonie désaccordée de tous ces inconscients. Il est accompagné de sa
bande de comédiens, impliqués corps et langue dans ce texte. Nous goûtons avec
gourmandise comment ce parlêtre qu’est l’humain se démène pour tenter de nouer
ce qui lui est à la fois indispensable et si difficile : le lien social.
Notes:
1 : Le temps et la chambre, de
Botho Strauss, mise en scène d’Alain Françon, au Théâtre de la Colline, du 6
janvier au 3 février 2017.
http://www.colline.fr/fr/spectacle/le-temps-et-la-chambre
From: http://www.lacanquotidien.fr/blog/wp-content/uploads/2017/01/LQ-622.pdf