art, enfin cet art-là, si tant est que la psychanalyse en soit un. Il se met à la grande
affaire de sa vie, l’écriture. « Dès mon plus jeune âge, à peine émergée de la
toute petite enfance, vers trois ans, peut-être même un peu avant, ma conscience
savait sans douter et sans faillir que les livres seraient la grande affaire de ma
vie. Que c’était autour des livres, des livres à lire et plus encore à écrire, que tout
se jouerait. »1
Un essai d’abord fait connaître Patrick Declerck, Les
Naufragés, dans lequel il interroge sa rencontre avec « les
clochards de Paris » qu’il a côtoyés pendant une quinzaine
d’années – notamment dans le cadre d’une consultation
psychanalytique à Nanterre, mais aussi par le biais d’une
étude anthropologique par laquelle, dirons-nous, il a éprouvé
sa pente diogénique. Claude Lévi-Strauss lui enverra
d’ailleurs ses félicitations écrites ! Un roman vient ensuite,
Socrate dans la nuit. Aujourd’hui, son second roman, produit
de ses ratiocinations, paru en 2012, auquel il donne le titre
d’une toile d’Ensor Démons me turlupinant, est adapté au
théâtre2.
Nous le rencontrons à la Maison de la Culture de Tournai, près de Lille mais
en Belgique, deux heures avant la représentation de la pièce tirée de son roman,
« pièce monstrueusement géniale où la scénographie tient du coup de maître »,
selon la presse nationale belge. La critique ne s’y est pas trompée et a attribué
au roman de Patrick Declerck, Démons me turlupinant, le prix Rossel – un peu
l’équivalent belge du Goncourt. L’auteur, le metteur en scène, les acteurs sont
tous là, au rendez-vous de la fiction théâtrale pour dire – mais pas qu’en mots –
« la vraie vie » car « le divan n’est, lorsque tout est dit, pas encore tout à fait la
vraie vie »3. L’analyste qui parle est membre de l’IPA et a conclu son analyse
après six années. « À la trentaine j’ai fini chez Monsieur R. parce que c’était lui
ou c’était passer à côté de moi-même. Ce moi-même éphémère et dérisoire qui
est pourtant toute ma patrie et mon horizon, et, comme tout un chacun, ma seule
possession. […] Oui, Monsieur R. parce que c’était lui ou ce n’était rien. »4 Ce
n’est pas l’analyse comme style de vie, mais la recherche, ailleurs, de la « vraie vie ». La voilà donc échue dans un roman, toute de papier et d’encre vêtue, transformée ensuite en pièce de théâtre pour lui donner, à la vraie vie, une seconde vie. Chacun a donné beaucoup de lui-même pour parvenir à ce résultat saisissant – car le texte ne se prête pas a priori au théâtre. La mise en scène prévoit que les deux comédiens rangent 5000 livres dans un ordre précis qui révèlera le tableau d’Ensor. Mais avant tout pourquoi l’écriture, pourquoi «cette lutte-là au plus profond de l’intime, n’était plus tout à fait du ressort de l’analyse »5 ? C’est une des questions que Philippe Hellebois et moi lui avons posées.
La vraie vie, pour Patrick Declerck, ce n’est pas l’analyse, c’est l’écriture –
une écriture qui saigne, qui sue, qui sourdre, et offre un texte de près de 300 pages qui se lit comme un roman, bien qu’il n’en soit pas tout à fait un. « Un
roman ? Un roman oui, si l’on veut… Mais un roman dont seule la psychanalyse
serait alors l’héroïne et la profonde trame », écrit-il sur sa quatrième de
couverture. Étrange donc qu’au sortir de la pratique analytique, l’auteur fasse de
la psychanalyse son héroïne. Est-ce la poursuite par d’autres moyens de la
même quête ? « Non », nous répond-il. Il dessine une ligne de partage claire
entre les deux. Une analyse se fait avec un analyste, l’écriture suppose une
solitude particulière et puis là « c’est moi qui décide », déclare-t-il avec une pointe
de défiance. Le voilà Humpty Dumpty dans Alice pour qui la question est de
savoir qui est le maître, le vrai maître des mots. Mais si le lapin de Lewis Carol
décide du sens des mots, Patrick Declerck, lui, interroge son père post-mortem
et, comme Œdipe, craint l’oracle. « Est-ce que, au-delà de ses angoisses
relatives à ma supposée fragilité, à mon trépas peut-être imminent […], mon
père, malgré lui et inconsciemment – tout à fait inconsciemment –, m’aurait
souhaité mort ? »6 Chez Declerck, Œdipe et contre Œdipe, comme il dit, se
cognent l’un à l’autre sans autre issue que celle du geste littéraire. « Il se vautrait
un peu dans mon humiliation, Papa. Ça l’arrangeait aussi, sur les bords, de me
voir tellement raté, si irrémédiablement crétin. Vieille affaire : plus le fiston est
nul, plus le paternel, à peu de frais, peut se trouver brillant… » L’au-delà de
l’Œdipe affleure pourtant du texte par l’écriture précisément – ce qui lui donne sa
grandeur littéraire.
L’auteur ne badine pas avec la jouissance, mais sans savoir où la foutre,
sinon précisément dans son écriture, une écriture âpre, incisive, qui lui fait mal
au poignet – avec en sus une pointe de méchanceté, une once de négativisme
et puis le mépris comme armure. « Je sais à présent qu’il est un ailleurs. Une
autre hauteur. Un autre monde. Plus beau, tellement plus beau, et habitable
celui-là. Et contre la fange du commun et le rire vicieux des vieilles édentées, j’ai
maintenant une nouvelle et invincible armure. Elle s’appelle Mépris. Elle ne me
quittera plus. Il est des soirs où elle seule me tient chaud. »7 Et pourtant le rêve
de transfert décrit dans le roman témoigne du plus profond de sa relation au père,
à l’Autre, à la mère, où l’on peut lire que l’être méprisé par-dessus tout c’est lui-
même. Il eut deux chiens successifs et leur mort fut chaque fois un déchirement
coupable. Ce qui réveille dans ce rêve de transfert dans lequel renaît « quelques
instants la paiderastia grecque»8, c’est le surgissement d’un chien «fou
d’amitié » dans lequel il reconnaît Lachaim, le berger allemand qu’il a élevé
comme une mère, nourri au biberon pendant six semaines. « Je connaissais tout
de lui, il connaissait tout de moi », mais « Lachaim est mort sans comprendre ce
qu’il a fait pour que je l’abandonne ainsi. Jusqu’au bout, dans les sursauts de ses
pauvres forces, il a dû m’attendre et m’espérer. Et je ne suis jamais venu ». Il
plaide coupable là où il ne voit pas que le chien est une figure de lui-même qui
se languit de son père qui ne sera jamais au rendez-vous, sinon toujours de façon tordue, perverse, père qui lui paraîtra tantôt sous les ors de la grandeur, tantôt
dans l’impuissance de sa lâcheté.
« Ainsi est l’inconscient en son essence : un gouffre en notre sein même,
une injure à nos idéaux, à l’ordre rêvé du tout à sa place et chaque chose en son
temps. Une irrépressible et méchante raillerie… ». Si l’inconscient le raille,
Patrick, c’est que l’Autre est toujours là bien en place, incarné par le paternel, et
qu’il ne lui reste que l’honneur ou la mort pour tenir le coup. « Je savais de toute
évidence, de toute clarté, et avec la dureté du diamant, que ce monde que je
vomissais n’était rien, et que ma vie non plus. Et que rien, vraiment rien, n’avait
d’importance fors l’honneur, fors la hauteur, fors une mort qui vaille le coup »9.
Et si d’aventure l’inconscient n’était pas un Autre railleur, mais un sans-
Autre, plutôt une trace indélébile et contingente qui a marqué mon corps à jamais
et dont l’analyse menée à son terme permet de faire le constat que c’est là que
j’existe et nulle part ailleurs, et que le paquet d’affects et de significations que
cela emportait, c’était cela qui n’a plus aucune espèce d’importance ? Alors la
mer, Patrick, n’est peut-être pas si indifférente aux hommes que tu ne l’écris, « la
mer qui est si jolie »10.
Notes:
2 D’après le roman de P. Declerck, avec Brice Mariaule et Hervé Piron. Conception, adaptation et mise en scène :
Antoine Laubin. Adaptation et dramaturgie : Thomas Depryck. Une création de De Facto en coproduction avec
le Rideau de Bruxelles.