Pourquoi Paris
Pas que Paris sûrement, et déjà Bamako… Paris ville lumière en tout cas, Paris ville des Lumières. Et puis : « Paris capitale des abominations et de la perversion », dixit l’EI.
Dans sa Leçon inaugurale de 1977 au Collège de France (1), Roland Barthes, déployant l’articulation entre le pouvoir et la langue, plaide avec tendresse pour les perversions dans la veine freudienne de la perversion polymorphe : « autant de langages qu’il y a de désirs (…) Qu’une langue (…) n’en réprime pas une autre ; que le sujet à venir connaisse sans remords, sans refoulement, la jouissance d’avoir à sa disposition deux instances de langage, qu’il parle ceci ou cela, selon les perversions, non selon la Loi ». Ce texte somptueux résonnait des échos de la percée lacanienne de l’année 1959 où, comme l’énonçait Jacques-Alain Miller lors de la publication du Séminaire VI en 2013, il s’agissait d’un «éloge de la perversion» comme « protestation qui, au regard de la conformisation, s’élève dans la dimension du désir, en tant que le désir est rapport du sujet à son être » (2) : Paris, ville désirante.
Le ressentiment généralisé
« Humiliation », le mot revient sans cesse dans les explications et justifcations, qu’elles soient sociales ou historiques : il y a l’être musulman humilié. Mais ce statut semble partagé, surtout à l’ère contemporaine : humain humilié, humus, équivoque même Lacan. Si le capitalisme forclôt les choses de l’amour (3), il court-circuite aussi le désir et ravale l’être parlant à l’objet qu’il consomme : junk, déchets, « produits d’une caractéristique majeure de nos sociétés occidentales (…) fondées sur l’exclusion d’une part importante de leurs populations » (4). N’est-ce pas parce que, comme l’exprime Fethi Benslama, « les Lumières arrivent en terre d’Islam avec des canonnières » (5), que cette déchettisation, inhérente au discours capitaliste et à l’utilitarisme qui lui est corrélatif, touche plus particulièrement le monde arabo-musulman ? Une canonnière est un navire de guerre léger, armé d’une ou de plusieurs pièces d’artillerie
La solution djihadiste
S’agit-il, dans le terrorisme salafste, d’éviter ce destin en s’unissant avec le prophète et avec Dieu ? Or ce Un-là emprunte la voie de la mort, soit celle de la dissolution du corps et de ses exigences, de ce corps morcelé par ses pulsions qui objecte à l’unité intérieure du croyant : le djihad extérieur (par le glaive) rejoint le djihad intérieur (du cœur). Résultat : une promotion de « l’entre-deux morts », forme suprême de l’être débarrassé des contingences de l’existence, ni consommateur ni déchet, ou alors déchet sublimé par l’élévation au rang de martyr. Les martyrs interprètent ainsi ironiquement la civilisation en promouvant l’Inutile et la primauté de l’Être-pour-la-mort, comme en réaction à l’utilitarisme et aux fantasmes éternalistes réactualisés par la science. L’attrait du Un sublime de l’idéal intégriste trouve peut-être là sa raison d’être essentielle.
Un idéal en toc
Pourtant, on est frappé par la ressemblance entre cet idéal minimal, simpliste et massifé des djihadistes (beaucoup sont incultes), leur identifcation « sans médiation » (6), et l’identifcation à l’objet comme rebut. Ce que nous savons des terroristes est une indication précieuse : drop- outs de la société, leur conversion fonctionne comme transmutation du ratage en réussite par sublimation du déchet. Leur parole est réduite à des slogans ânonnés et leur vision totalitariste récuse tout non-sens de l’existence : ne s’agit-il pas, dans ce rejet forcené de toute pensée articulée, d’une identifcation à l’objet et, comme telle, promise à son destin logique ? Nietzsche n’avait à ce propos aucune indulgence – « aucun martyr n’eut jamais le moindre rapport avec la vérité » (7). Lacan, quant à lui, caractérisait l’ère contemporaine par la production accélérée des gadgets, qu’il appelait les « plus-de-jouir en toc » (8). À ce mouvement répond, dans l’islamisme radical, la production d’un idéal-en-toc qui n’est, in fne, qu’une des guises contemporaines de l’objet : le déchet lui-même, ultime témoignage, reste inéliminable et synonyme même de l’humain.
Retour vers le futur
On dit que le salafsme s’oppose au consumérisme et l’on spécule sur le vainqueur de la confrontation : le Prophète ou Steve Jobs ? Il s’agit, là aussi, d’une fausse opposition. On n’évoquera qu’en passant les parallèles nombreux entre le prophète Steve Jobs, ses tourments, sa solution (9), et nos modernes, non moins appareillés, djihadistes, qui sont en tout cas aussi de grands producteurs, dealers et utilisateurs – de drogues au moins. S’ils paraissent d’un autre âge, n’est-ce pas qu’ils sont revêtus de ces sommaires références médiévales qui peinent à les habiller et qu’ils tuent, à l’occasion, « à l’ancienne » ? Reste que leur « solution fnale » semble n’avoir rien à envier aux précédents du siècle dernier, ni dans leur idéologie, ni dans leur téléologie apocalyptique, ni enfn dans la modernité des modus operandi utilisés, aujourd’hui ou demain. Une machine de production de mort est lancée à plein régime, sans tête et aspirant l’humanité sans soif : « On a laissé grandir le monstre » (10), disait récemment Pierre Martinet, ancien agent de la DGSE. S’il s’agit de totalitarisme, c’en est un qui ne prône pas le vivre- ensemble mais plutôt le mourir-ensemble et il attire à lui une partie de notre monde par un « transfert de masse » (11).
Le courage de la vérité
Face à ce déchaînement, on ne peut que constater la pusillanimité inhérente aux démocraties, la française (Sarkozy rhéteur, Hollande manœuvrier) mais aussi l’américaine (Obama !). D’accord avec Houellebecq (12) sur le constat mais pas sur la solution : la « démocratie directe » – comme si elle ne l’était déjà pas assez sous le régime du quinquennat et des sondages… La place du maître ne saurait rester vacante bien longtemps car le lien social, qui est la nature des hommes, a aussi horreur du vide.
Soutenus tour à tour par l’Iran chiite ou par les monarchies pétrolifères et les nostalgiques du Califat ottoman, les franchises terroristes, comme les impérialismes (13), passent. Le terrorisme, lui, persiste. Voici l’Iran et l’Arabie Saoudite aux côtés des États-Unis et de la Russie. Israël au centre. Les alliances et lignes de force vacillent dans le même temps que les discours se raffermissent : chacun a bien compris le pouvoir d’attraction fatal du trou noir quand chacun pensait pouvoir l’instrumentaliser à ses fns. Car « il n’y a que les martyrs pour être sans pitié ni crainte (…), le jour du triomphe des martyrs, c’est l’incendie universel » (14), redoutait Lacan en 1961. Certes, regrettait J.-A. Miller en 2001, « la psychanalyse ne prend pas racine en terre d’Islam. Il le faudrait pourtant, pour assécher la jouissance mortifère du sacrifce » (15). Mais il est des certitudes si fortes qu’elles restent inaccessibles à tout dialogue. Le clinicien sait renoncer dans ces cas pour laisser place, le temps nécessaire, à des actions conservatrices vitales. Il sait aussi ne pas être accessible aux accusations qui pleuvent sur lui afn de le diviser (Qui sont, aujourd’hui, les fameux « Croisés » ?). S’il a fait une analyse, il a purgé sa mauvaise conscience et son bras ne tremble pas. Est-ce cynisme ? Dans le bon sens du terme : celui étudié par Foucault dans les derniers moments de son enseignement, celui sûrement du « solde cynique » (16) de l’analyse annoncé par Lacan, celui qui, à rebours des idéalismes embrouillés qui s’épanouissent en esprit de Münich au moment d’agir, sait prendre la mesure du réel en cause. « Gagner la paix » (17) ? Oui, mais pas sans combattre.
Notes:
1 : Barthes R., Leçon, Paris, Seuil, 1978 rééd. 2015.
2 : Lacan, Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 570.
3 : Cf. Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 96.
4 : Blanchet R., « Émergences djihadistes », Lacan Quotidien, n°496, 30 mars 2015.
5 : Benslama F., « Pour les désespérés, l’islamisme radical est un produit excitant », Le Monde, 12 novembre 2015.
6 : Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 172.
7 : Nietzsche, L’Antéchrist, Paris, Flammarion, 1993, § 53.
8 : Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 93.
9 : Isaacson W., Steve Jobs, la vie d’un génie, Paris, Le livre de poche, 2012.
10 : Pierre Martinet sur France info, 20 novembre 2015.
11 : Miller J.-A., « La tendresse des terroristes » (19 novembre 2001), Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002.
12 : Houellebecq M., entretien au Corriere de la Serra, 19 novembre 2015.
13 : Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 362-363.
14 : Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 311.
15 : Miller J.-A., « La tendresse des terroristes », op. cit.
16 : Lacan J., « L’acte psychanalytique », Autres écrits, op. cit., p. 380.
17 : Morin E., « Pour que cesse la lutte armée en France, il faut gagner la paix au Moyen-Orient », Le Monde, 16 novembre 2015.