occidental. Le symptôme est le signe de ce qui ne va pas dans le réel.
Plus exactement, il fait signe de l’irruption dans l’ordre symbolique
d’un réel «sans loi». C’est ainsi que peuvent s’interpréter les tueries
qui ont été perpétrées encore tout récemment à Paris et à Copenhague ou à
Tunis. Elles ont été, pour les premières, le fait de jeunes européens
qui entendaient agir au nom de Al Qaeda et de l’État Islamique. Que
signifie le djihadisme de nos jeunes ? Que manifeste-t-il de « ce qui ne
va pas dans le réel » ? De quoi est-il le nom ?
Pour le sociologue Farhad Khosrokhavar les tueries du jeune djihadiste européen sont l’aboutissement d’une trajectoire personnelle. Or, il apparaît que cette trajectoire est caractéristique. Le sociologue la décrit ainsi : « On pourrait pratiquement dresser le portrait- robot du djihadiste maison [français] : ils sont presque tous des jeunes au passé délinquant, ayant commis des actes de vol ou de trafic ; ils ont presque tous connu une période d’emprisonnement, quasiment tous étaient désislamisés et sont devenus musulmans « born again » ou convertis djihadistes sous l’influence d’un gourou, des copains ou à partir de leurs lectures sur Internet ; enfin, ils ont tous fait le voyage initiatique dans un pays du Moyen- Orient ou des zones de guerre (Irak, Syrie, Afghanistan, Pakistan…). Le quadrilatère délinquance, prison, voyage guerrier et islamisation radicale les caractérise quasiment tous. »(1)
Retenons la caractéristique majeure de ce profil : le jeune djihadiste français est un « désaffilié ». Entendons qu’il n’est pas intégré dans l’ordre social, voire qu’il en est exclu. Le fait qu’il soit jeune est déjà significatif en soi, la jeunesse étant au premier chef la catégorie de la population qui n’a pas encore fait sa place dans la vie(2). Le jeune djihadiste appartient aussi aux classes populaires déstabilisées par la crise économique dont elles souffrent particulièrement. Il fait partie de la deuxième génération d’immigrés en provenance du Maghreb, celle qui est née en France et qui n’a pas de rapports étroits avec le pays d’origine de ses parents dont souvent il ne parle pas la langue, ni ne pratique la religion. Il partage en revanche cette sous-culture propre aux jeunes des banlieues des mégapoles, qui se définit en opposition avec les codes de la culture dominante, voire de la légalité. C’est dire que ces jeunes ont un vif sentiment de leur ségrégation. À ce titre, ils sont les produits d’une caractéristique majeure de nos sociétés occidentales : elles sont fondées sur l’exclusion d’une part importante de leurs populations.
Il convient ici de noter la nouveauté. Le capitalisme contemporain ne fait pas qu’exploiter ou opprimer. Il produit un homme nouveau : « l’homme jetable ». Ce ne sont plus seulement des objets qui sont consommés, ce sont les hommes eux-mêmes. Ils entrent dans la vie économique comme un de ses éléments, et en sont rejetés dès lors qu’ils ne servent à rien, comme des déchets. Nos civilisations sont en effet des civilisations du déchet. « Les exclus ne sont pas des “exploités”, mais des déchets, des “restes” »(3). Nos jeunes aspirants au djihad en ont le sentiment très vif. Ils sont à la fois les produits et les témoins de la nouvelle donne civilisationnelle du capitalisme tardif. C’est leur ségrégation qu’ils agissent lorsqu’ils se mettent au ban de la société et vivent de l’illégalisme. Leurs pratiques délinquantes se manifestent comme autant d’actes d’insoumission au sort qui leur est fait et qu’ils rejettent.
La trajectoire de Khaled Kelkal (1971-1995) est à cet égard paradigmatique. Enfant de famille nombreuse, d’origine algérienne, vivant à Vaulx-en-Velin, banlieue pauvre de Lyon, il est le seul, avec sa sœur, à faire des études secondaires. Tout va pour le mieux jusqu’au collège. Il se retrouve avec des camarades d’ascendance maghrébine comme lui. L’ambiance est bonne, «on travaillait et on rigolait», «on avait tous la même mentalité», «Les professeurs (…) nous connaissent »(4). Les choses basculent au lycée où il se retrouve le seul « Arabe » de la classe fréquentée en majorité par des Français bien lotis. Le cœur n’y est plus. Il est envahi par le sentiment de n’être plus à sa place. Plus exactement, comprend-on, il ressent de plus en plus durement que sa place est ailleurs. Il n’appartient pas à ce monde, il en est le paria. C’est alors qu’il décroche. Il désinvestit les études et se met à « traîner avec les gars de la zone », à se conduire comme eux et à voler. Autant dire qu’il rejoint une autre communauté, celle des exclus auxquels il sait appartenir, celle des illégaux qui s’assument comme tels face à la bonne société qui les stigmatise et les rejette.
Homo sacer
La prison va être le lieu de la rupture avec ladite société. La rupture ne sera pas seulement totale, elle sera violente et définitive. Elle sera consommée dans le passage du petit délinquant de quartier au « combattant djihadiste » porteur d’une nouvelle identité autrement respectable. C’est, en effet, en prison qu’à l’instar de tous les jeunes djihadistes européens, il rencontre le discours djihadiste et y adhère. La rencontre est avant tout celle d’un mentor, imam peu ou prou autoproclamé, supposé dépositaire d’un savoir. Le savoir est celui supposé inscrit dans le Livre Sacré, un savoir sacré donc, un savoir qui légitime l’engagement djihadiste qu’il commande et qu’il sacralise. C’est de cette opération de sacralisation de la condition de paria que la prison va être le foyer. Cette sacralisation va transformer le paria en rédempteur de l’oumma, la communauté musulmane. Il sera intronisé comme le combattant qui affronte l’ennemi par excellence de l’islam, défini comme « hérétique » ou comme « impie ». Dès lors l’homo sacer (Agamben), incarnation de l’abjection inexpiable, et impropre, à ce titre, au sacrifice offert aux dieux, se transforme en l’objet parfait du sacrifice qui agrée aux dieux. Le déchet de la société se trouve transformé en objet glorieux du sacrifice rédempteur de la communauté des proscrits.
Mais la modalité de la rédemption ici n’est pas de facture positive. Elle se définit comme négative, c’est-à-dire visant à l’élimination radicale de l’Autre, de l’impie, de celui qui n’observe pas strictement les commandements de la charia, interprétée comme code de conduite d’un sujet purement religieux, d’un code de conduite de pureté absolue. Élimination radicale veut dire ici élimination physique, commandement de tuer. Ainsi donc c’est l’acte de tuer, voire la tuerie comme telle, qui se trouve sacralisée dans la conversion au djihad. C’est là l’efficace de la référence djihadiste à l’islam, c’est-à-dire au salafisme. Le salafisme, dans son interprétation djihadiste, ne ressortit plus tant à une pratique religieuse qu’à une « revendication d’une identité politico-religieuse totalitaire »(5). Soit on est musulman comme les djihadistes l’entendent, soit on mérite de mourir. Par voie de conséquence, le devoir du combattant djihadiste est de tuer : tuer l’impie, tuer l’Occident qui est le foyer de la persécution planétaire dont pâtit l’oumma.
La version djihadiste du salafisme est tout le contraire de son interprétation quiétiste. C’est dire que le fondamentalisme musulman n’a pas forcément partie liée avec le djihadisme. On peut être salafiste sans que cela implique d’endosser les positions djihadistes. Ceci est confirmé par l’observation. F. Khosrokhavar le note : « Souvent la radicalisation précède l’islamisation. C’est en prison que l’on approfondit la version de l’islam radical en prenant langue avec les détenus qui sont des imams autoproclamés et qui affirment que l’islam, c’est le djihad dans le sens de la guerre ouverte contre les “hérétiques”. »(6) La guerre ici n’est que la figure discursive de la volonté de tuer et d’être tué, et l’islamisme radical, le salafisme, la rhétorique d’une jouissance apocalyptique. Volonté de néant donc, nihilisme subjectif, le jeune djihadiste atteint à son accomplissement dans la mort. Mort donnée, et mort qu’il se donne. N’était-ce pas le mot de la fin vociféré par Mohamed Merah aux gendarmes qui l’encerclaient, armes aux poings, qu’il préfère la mort à tout ?
Héros sanguinaires
Mais par-delà le désir de mort et la jouissance nihiliste, il est un autre aspect de la tuerie djihadiste qui lui donne sa véritable portée subjective. Celui qui tue revêt la guise de l’objet terrifiant. Les mises en scène des exécutions djihadistes diffusées sur les médias du monde entier, soigneusement mises au point de sorte qu’elles attestent du monstrueux absolu, visent un seul objectif : celui de tétaniser le spectateur que nous sommes, de le transir d’effroi, bref de provoquer en lui cette angoisse qui pourrait être aussi le signe de son émoi, voire de son excitation inconsciente. Le tueur jouit par avance de la terreur qu’il inspire à l’Autre. Il jouit de cet effet de la violence crue, celle qui déshumanise la victime, la ravale au rang de l’animal que l’on égorge. Le sang versé dit l’objet qui fait la jouissance du tueur : il est avide de sang. C’est ce que témoigne « la fascination pour la violence crue » que constate le sociologue chez nombre de candidats au djihad.
Mais en tant qu’exécuteur de la sentence divine, il se fait un nom, un nom de héros. La médiatisation à outrance des actions terroristes par leurs auteurs eux-mêmes dit bien la dimension de la renommée qu’ils revendiquent. M. Merah portait une caméra au cou, apprend-on, afin de se filmer en train d’exécuter ses victimes. De même, les frères Kouachi et Amedy Coulibaly ont tenté de se faire filmer. Autrement dit, se faire reconnaître comme un héros, voire comme le héros qui s’égale à l’horreur sainte qu’il incarne, telle est la signature de l’acte qui est commis, et sa portée sinon sa visée. De petit minable anonyme de banlieue qu’il était, le jeune délinquant, mal dans sa peau et mis au rebut de la société, fait ainsi son entrée grandiose et sans retour dans l’Histoire sous les espèces du héros négatif à l’aura indélébile. Il a gagné l’éternité. Mais c’est dans la guise de l’objet a ou du « fétiche noir »(7) (Lacan) qu’il est devenu à jamais.
Plus-de-jouir d’un surmoi hyper-répressif
Produit d’une société ségrégative, d’un capitalisme consumériste qui le place en position d’objet jetable à tout moment, c’est encore comme symptôme d’une civilisation dénuée désormais de transcendance qu’émerge le jeune djihadiste. Car il convient de distinguer, nous avertissent les observateurs, un deuxième groupe d’aspirants au djihadisme.
Il n’assemble plus les laissés pour compte de la société. Ceux qui le composent ne sont pas passés par la prison. Ils ne sont pas forcément d’ascendance immigrée. Ils appartiennent aux classes moyennes parfaitement intégrées dans la société et ne participent pas de l’habitus délinquant. Comment dès lors comprendre leur adhésion au djihadisme? Ici l’aspect de décision personnelle est sans doute nettement plus manifeste. Elle n’est pas moindre, toutefois, dans le cas des « désaffiliés ». On notera en effet que l’option djihadiste ne concerne qu’une infime minorité de jeunes Français. On estime leur nombre à quelques 1 000 ou 1 500 individus, pour 50 000 salafistes. De même on compterait quelques 3 000 Européens en Syrie, alors que la CIA estime à quelques 16 000 les étrangers parmi les 30 000 combattants que compterait l’État Islamique en Irak et en Syrie(8). La modicité de ces chiffres eu égard aux dizaines de millions de musulmans de par le monde montreraient à eux seuls, s’il en était besoin, combien l’adhésion au djihad n’est pas l’effet de la croyance religieuse musulmane, qu’elle relève de la décision personnelle d’adhérer à ce discours de nature totalitaire qui s’en autorise.
C’est bien ce que montre la composition du second groupe de jeunes djihadistes qui rêvent d’un «djihadisme soi-disant bienveillant». Au modèle classique des désaffiliés, explique F. Khosrokhavar, « s’en juxtapose un autre depuis la guerre civile en Syrie à partir de 2013. Ce sont des jeunes de classes moyennes, de plus en plus des adolescents attardés, des convertis de presque toutes les religions, chrétiens, juifs, bouddhistes…, mais aussi des jeunes filles souvent de bonne famille qui vont joindre la horde des prétendants au djihad exacerbé. Eux n’ont pas la haine de la société, ni n’ont intériorisé l’ostracisme dont la société a accablé les jeunes des banlieues, ils ne vivent pas non plus le drame d’une victimisation qui noircit la vie. Mais alors qu’est-ce qui les motive ? Chez eux sévit une dimension anti-Mai 68 : les jeunes d’alors cherchaient l’intensification des plaisirs dans l’infini du désir sexuel reconquis, désormais, on cherche à cadrer les désirs et à s’imposer, par le biais d’un islamisme rigoriste, des restrictions qui vous ennoblissent à vos propres yeux. On cherchait à se libérer des restrictions et des hiérarchies indues, désormais, on en réclame ardemment, on veut des normes, on y aspire et on les sacralise ». Et encore : « l’islamisme radical (…) réhabilite une version distordue de patriarcat sacralisé en référence à Dieu », et « le voyage initiatique [en Syrie] est une quête de pureté dans l’affrontement de la mort au nom du martyre ». Quant à elles, « les jeunes filles entendent chercher leur amoureux parmi ceux qui acceptent de mourir »(9), comme la compagne d’A. Coulibaly, le tueur de l’hypermarché kascher de la Porte de Vincennes à Paris, nous a donné tout récemment l’exemple.
Bref, on ne saurait être plus clair : il s’agit ici d’une demande de normativité hyper- répressive. Il n’est pas déplacé d’y percevoir en acte ce que Lacan a épinglé comme « la figure obscène et féroce du Surmoi »(10). Il est commandement de jouir, de jouir de l’excès comme tel, du plus-de-jouir que l’on récupère d’une soumission extravagante à la Loi réduite à un énoncé sans énonciation. Le dualisme du licite et de l’illicite, du hallal et du haram, auquel se soumet la vie du croyant djihadiste, réduit celle-ci à une pure culture de la pulsion de mort. C’est celle-là même que l’on voit aujourd’hui s’exercer dans la folie destructrice qui s’en prend à l’art, comme en attestent les massacres perpétrés à Paris, à Copenhague et à Tunis, mais aussi les saccages des monuments historiques de valeur inestimable qui ont eu lieu à Mossoul en Irak et à Tombouctou au Mali. La logique est imparable : l’œuvre d’art colonise le vide de das Ding (Lacan), le lieu vide de la jouissance absolue ; le pur religieux tente de le forcer. C’est en quoi il est puissance de mort, et sa politique, une politique fondée sur le plus-de-jouir mortifère. Le djihadisme n’est autre que le discours qui met cette guise de l’objet a en position de commandement. C’est sa réponse à la crise de la civilisation.
Notes:
1-. Khosrokhavar F., « Des jeunes radicalisés qui se rêvent en héros négatifs », Le Monde, 10 janvier 2015. Disponible sur internet.
3-. Selon les termes éloquents du pape François lui-même dans son « Exhortation Apostolique Evangelii Gaudium » donnée à Rome le 24 novembre 2013. Disponible sur internet : w2.vatican.va
4-. « Moi, Khaled Kelkal »entretien réalisé par le chercheur allemand en sciences politiques sociales Dietmar Loch le 3 octobre 1992, publié dans Le Monde, le 7 octobre 1995. Disponible sur internet : « Dossier Khaled Kelkal ».
5-. Conesa P., « Quelle politique de contre-radicalisation en France ? », Rapport remis à la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme, décembre 2014, cité par Soren Seelow, Le Monde, 20 janvier 2015, et disponible sur internet.
6-. Khosrokhavar F., « Ces jeunes qui se radicalisent », interview par Anne Brucy, CNRS-Le journal, 12 mars 2015, disponible sur internet.
7-. Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 773.
8-. Perrin J.-P., « Entre Al-Qaeda et l’EI, surenchère de la terreur », Libération, 15 janvier 2015. Cf. aussi Seelow S., « Les nouveaux chiffres de la radicalisation », Le Monde, 26 mars 2015. Disponibles sur internet.
9-. Khosrokhavar F., « Des jeunes radicalisés qui se rêvent en héros négatifs », op. cit.
10-. Lacan J., « La direction de la cure les principes de son pouvoir », Écrits, op.cit., p. 619.