Psychanalyse, en tant qu’organisation à statut consultatif auprès de l’ONU, a
été invitée à participer à la promotion du troisième Objectif de l’ONU pour les
femmes. Lacan
Quotidien n° 492 a publié sous l’intitulé « L’Objectif « insaisissable »
du Millénaire pour les femmes » la présentation d’un événement dit « parallèle
» organisé à cette occasion par l’AMP le 19 mars 2015 à New York, ainsi qu’un
texte de Patricio Alvarez diffusé au titre de déclaration par l’ONU-femmes («
Autonomisation des femmes et psychanalyse »). Nous publions ici l’exposé de
Marie-Hélène Brousse (Paris) présenté lors de cet événement parallèle auquel
ont participé Maria- Cristina Aguirre (New-York) et Gil Caroz (Bruxelles) dont
les travaux paraîtront prochainement dans Lacan Quotidien.
Si je prends la parole aujourd’hui au nom de l’Association Mondiale de Psychanalyse
grâce à la confiance que me fait son président Miquel Bassols, c’est pour transmettre quelles
lumières la psychanalyse peut jeter sur les discriminations que subissent les femmes et par là
contribuer à faire progresser les savoirs et les mœurs dans ce domaine. C’est donc en tant
que j’exerce la pratique de la psychanalyse depuis de nombreuses années que je considère
avoir quelque chose de précis à apporter.
La psychanalyse, discipline orientée par les savoirs scientifiques, est avant tout une
expérience subjective, menée de façon ordonnée. Elle propose un lieu, un dispositif où
chaque sujet peut venir parler de sa souffrance et des conflits qui le divisent. La contribution
de la psychanalyse à la cause des femmes consiste donc à leur donner la parole, à les écouter
témoigner, une par une, dans leur diversité, de leurs difficultés avec ce qu’elles pensent être
le féminin. Elle ne prétend en aucun cas formuler des énoncés de type normatif sur les désirs
qui les animent ou les conflits qui les divisent. Mais elle peut modéliser les fonctionnements
psychiques nécessaires à trouver des solutions susceptibles de satisfaire les sujets. Je parlerai
aujourd’hui de l’un d’entre eux : l’identification.
Depuis sa naissance, avec Freud au tout début du XXe siècle, la psychanalyse a
beaucoup évolué car elle est toujours en prise directe avec l’époque où elle se déroule.
Jacques Lacan en a formalisé les assises. La plus fondamentale est le lien organique entre
l’inconscient freudien et le langage : l’inconscient est structuré comme un langage. À ce propos,
s’adressant en 1970 aux participants d’un colloque sur le structuralisme tenu à l’université
Johns Hopkins à Baltimore, il pouvait dire : « it is not a special sort of language, for example
mathematical language, semiotical language or cinematographical language. There is only one sort of
language: concrete language English or French for instance, the language that people talk… The
unconscious is a thinking with words, with thoughts that escape your vigilance, your state of
watchfulness »1. L’inconscient sexuel n’est pas l’instinct ; il se dit dans la langue ordinaire que
nous parlons. Les pensées dont il est fait épousent les évolutions du discours dans lequel
nous vivons au quotidien. Les processus d’identification, qui permettent à chaque sujet de se
représenter sexué, sont des processus de langage. Nous nous définissons par des catégories
de langage et de pensée qui sont la réalité à laquelle nous croyons.
Les langues parlées sont ordonnées par un binaire fondamental : homme/femme. Par
conséquent, l’expérience d’une analyse constitue un observatoire remarquable de ce que veut
dire aujourd’hui pour chacun « être un homme » ou « être une femme », énoncé dans des
termes souvent différents de ceux en usage au temps de Freud. Toutefois le mécanisme
subjectif en jeu est le même.
C’est pourquoi la psychanalyse traite de la question du gender par la voie des
identifications. Le gender est, dans l’expérience d’une analyse, véhiculé par des identifications
sexuelles relevant de deux registres.
Le gender relève du registre symbolique
sont aussi des prescriptions de rôles et de places. Pour un sujet humain, les hommes et les
femmes sont des êtres de discours et seulement cela. Le discours est ce qui constitue le lien
social qu’est le lien sexué. Il constitue un véritable mode d’emploi, dans une société donnée,
à une époque donnée, des modes de satisfaction permis ou interdits. Il est fait des dépôts archéologiques des énoncés d’une langue, s’élaborant au fil des temps à partir de ces strates.
Ces catégories ségrégatives, hommes/femmes, n’en sont pas moins contraignantes, car elles
s’imposent au sujet comme cadres a priori de sa réalité sexuée. La seule possibilité de
séparation d’avec la logique d’un discours s’obtient par l’apparition de nouvelles
coordonnées via l’émergence d’un autre discours, d’abord minoritaire.
C’est donc l’ordre symbolique qui définit un « être une femme », et un « être un
homme », catégories de discours qui prescrivent des places, des rôles sociaux, ainsi que des
modes de jouir différenciés. Ces catégories étaient jusqu’à il y a peu déterminées par le
système symbolique de base, la structure familiale. Lacan s’est beaucoup intéressé à la
famille et l’ouvrage de Claude Levi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, a été pour
lui une référence. Ce système repose d’ailleurs sur la dualité homme/femme. Lesdites femmes
sont définies au sein du système familial par un certain nombre de fonctions qui s’imposent
aux sujets : fille, sœur, épouse ou concubine et surtout mère. L’inconscient définit la féminité
à partir de ces places, véritables autoroutes des identifications. Une fois posées, elles
contribuent à définir d’autres places et fonctions, cette fois hors du système de parenté :
vieille fille, putain, sorcière, folle, etc. Une jeune femme en analyse disait récemment :
« L’espace public, on a le droit d’y passer, mais pas de l’investir ». Récemment l’AMP a eu à
défendre trois collègues psychanalystes qui avaient été, l’une emprisonnée, l’autre menacée,
la dernière internée, parce que leur pratique professionnelle les amenait précisément dans
l’espace public.
Prenons deux exemples du type d’énoncés par lesquels fonctionne le système
d’identification sexuée. Exemple historique : les ouvrages des médecins hygiénistes du XIXe siècle – qui
constituaient les archives d’un travail mené lors de mes études sur les nourrices au XIXe
siècle – affirmaient tous la même chose : « Les femmes sont nées pour être mère », phrase qui
transforme la maternité en destin naturel. Pourtant, ils constataient précisément que tel
n’était pas le cas dans la réalité : ils condamnaient ces cas et voulaient modifier cette réalité.
Exemple récent : le 24 novembre 2014, le premier ministre turc M. Erdogan affirmait
que les femmes ne peuvent être considérées comme les égales des hommes et que « leur rôle
dans la société est de faire des enfants ».
Dans ces deux cas on peut constater qu’il s’agit de signifiants-maîtres, du mode
impératif et de jugements à modalité universelle (« toutes les femmes sont… »). Face à ces
identifications imposées dont relèvent des processus ségrégatifs, l’expérience analytique, en permettant le déploiement d’un autre discours, fait voler en éclat cette universalité. Se
produit alors la chute ou le maintien, choisi cette fois, d’une identification.
Depuis quelques décennies, dans les sociétés occidentales surtout, les systèmes de
parenté connaissent une mutation de grande ampleur sous la poussée de l’économie, de la
science et des mœurs alors que sa structure avait peu changé depuis le néolithique. Il en
résulte une fragilisation des identifications traditionnelles. En particulier, il apparaît possible
que Père ne coïncide pas nécessairement avec Homme et Mère avec Femme. Les récentes
manifestations qui ont eu lieu en France contre le mariage pour tous, c’est-à-dire contre le
mariage entre personnes du même sexe, sont le signe de la violence des conflits qui affectent
les sujets aujourd’hui dans la mise en place de leurs identifications.
Les analystes peuvent écouter sur le divan les divisions internes qui découlent
d’identifications contradictoires et les choix nouveaux qu’a à effectuer chaque sujet.
Elles participent du discours, mais relèvent de la dimension de l’Imaginaire, telle que Lacan
la définit à partir de la relation spécifique qu’entretient le petit être humain avec son image
dans le miroir. Au niveau de l’imaginaire, on peut affirmer qu’il y a des mâles et des
femelles, comme dans la plupart du règne animal. Ces catégories renvoient à l’image du
corps car c’est en fonction de la perception de l’image qu’on peut généralement différencier
le sexe dans la plupart des espèces : couleurs, formes, taille, etc. Dans l’espèce humaine, ces
différences d’images liées à la reproduction sexuée sont redoublées ou corrigées par les
marquages sociaux et donc symboliques. La puissance d’empreinte produite par la
perception immédiate des images, celle du corps global comme celles de ses composants,
vient pallier à l’absence de consistance matérielle du want to be symbolique. Elle pousse donc
à passer du mâle à l’homme et de la femelle à la femme. La référence à une « naturalité » du
genre, essentielle dans la tradition en particulier religieuse, tient à ce recouvrement du
signifiant et des places symboliques par l’image et sa supposée naturalité.
En analyse, les femmes témoignent cependant des embarras avec leur corps, des
difficultés à l’assumer, à l’accepter. Cela s’avère d’autant plus difficile que des modèles,
diffusés massivement par une civilisation brassant de plus en plus d’images, s’imposent de
façon planétaire. Elles témoignent aussi de la nécessité pour chacune de définir son corps, en
fonction de son histoire singulière, selon ses propres normes imaginaires. Certaines
expériences, les premières règles par exemple, font apparaître que, pour une femme ou une
fille, sa propre féminité corporelle est fréquemment une énigme.
Les gamètes ont-elles un gender ?
Enfin, le paysage se complique avec les avancées de la biologie qui montrent que la
reproduction n’est ni le fait des identifications symboliques ni le fait des identifications
imaginaires, mais repose en dernière instance dans le réel sur la différence entre
spermatozoïde et ovocyte. Cela permet de court-circuiter l’être femme/l’être homme, de
même que l’image masculine ou féminine, c’est-à-dire tous les repères par identifications.
Finalement, au niveau du réel le masculin et le féminin se réduisent à des cellules et
s’émancipent des repères exclusifs que constituaient auparavant l’image globale du corps et
le discours du maître.
Ces trois niveaux, aujourd’hui plus précisément différenciés, exigent de la part des
sujets des décisions plus individuelles et plus solitaires que par le passé. Ils requièrent aussi
un nouage et offrent à terme aux femmes, et aussi aux hommes, des possibilités plus
nombreuses en termes de diversité de choix de vie et de modes de jouissance. La supériorité
ancestrale attribuée au masculin en termes de valeurs ou même la complémentarité supposée
entre homme et femme ne font plus aujourd’hui l’unanimité. Elles ont perdu la portée de
vérité que la croyance leur donnait. Déjà Freud avait constaté qu’elles n’étaient qu’un mythe
ne résistant pas à la réalité de l’analyse des liens entre les hommes et les femmes. La même
constatation poussera Lacan à formuler une proposition qui, en son temps, fit scandale : il
affirma et démontra qu’il n’y a pas de rapport sexuel… qui puisse s’écrire entre les hommes et
les femmes – « rapport » à entendre au sens d’une loi naturelle. Ce qui implique qu’entre des
sujets qui parlent, il n’y a de liens que par le discours. Ces liens sont donc en constante
évolution. Aucun ne peut prétendre être une loi éternelle et valoir universellement.
Ce mouvement de diversification ne s’accomplit pas sans chaos ni sans violence.
Jacques-Alain Miller dans une intervention au VIIIe congrès de l’AMP développait en quoi
les sujets contemporains sont « déboussolés ». Ces changements de paradigmes du discours
s’accompagnent en effet de désirs nouveaux et de symptômes inédits. C’est à ce niveau
individuel qu’intervient le discours analytique. Il offre un espace de parole qui peut faire
tomber les identifications obsolètes liées à des énoncés et à des impératifs congelés. Il rend
alors possible des choix décidés en fonction du réel auquel chacun, chacune est confronté(e).
Pour conclure, je donnerai la parole, en forme de mot d’esprit, à une analysante en fin
d’analyse : « je veux devenir la femme de ma vie ». L’expérience analytique est, en ce qui
concerne le genre, organisée par le principe suivant, qui vaut d’ailleurs pour les supposés
hommes et les supposées femmes : chacun a à construire sa définition propre du genre.
Lacan pouvait dire en 1974 : « L’être sexué ne s’autorise que de lui-même… et de quelques
autres, c’est en ce sens qu’il a le choix »2.
Notes:
1 Jacques Lacan, « Of the structure as the inmixing of an Otherness », exposé fait à Baltimore lors du colloque
ayant eu lieu à Baltimore, Languages of Criticism and the Sciences of Man, the Structuralist Controversy, ed. R.
macksey and E. Donato, Johns Hopkins Presse, 1970 : « Il ne s’agit ici d’aucun langage spécial, tels par exemple
le langage mathématique, sémiotique ou cinématographique. Il n’y a qu’une sorte de langage : l’anglais ou le
français par exemple, le langage que les gens parlent…L’inconscient pense avec les mots, avec des pensées qui
échappe à votre vigilance. » (traduit par mes soins).
2 Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non dupes errent », leçon du 9 avril 1974, inédit.