Freud, Lacan : comment écrire leurs biographies*
Nathalie Jaudel a eu la gentillesse de m’envoyer son livre que j’ai lu avec passion, mais aussi avec soulagement, pour avoir rendu justice à Lacan.
cœur, non seulement parce qu’elle ne rendait pas justice à Lacan, mais aussi par le
traitement qu’Élisabeth Roudinesco avait fait du témoignage qu’elle m’avait
demandé. Je profite aujourd’hui de l’occasion de rapporter la façon dont mon
témoignage a été reçu par Roudinesco.
Elle m’avait demandé de lui parler de Lacan et je m’attendais à ce qu’elle
m’écoute sur ce que j’avais à dire de lui. J’ai donc été surprise qu’elle ait des
questions très précises et très ciblées à me poser. Ses questions portaient sur la
période de l’Occupation. Une question, par exemple, sur laquelle elle pensait que je
pouvais avoir des informations : comment Lacan s’était-il procuré des laisser-passer
pour aller en zone libre retrouver Sylvia Bataille ? Lacan m’avait raconté que pour se
les procurer, il allait, c’est tout simple, là où on pouvait les lui donner : il traversait la
Seine, allait à l’hôtel Meurice, s’installait dans le hall de l’hôtel. Là, les officiers
allemands qui circulaient voyaient un Français – ce n’était pas si souvent qu’ils
avaient l’occasion de parler à un Français –, donc ils venaient lui parler s’intéressant
à lui, entraient en conversation et, au bout d’un certain temps, il leur disait qu’il avait
besoin d’un laisser-passer pour aller retrouver une femme en zone Sud, et
immédiatement on le lui donnait.
Roudinesco m’avait également demandé si Lacan
avait participé à la Résistance : Lacan m’avait dit qu’il avait rencontré des résistants
du style germanopratin, et il avait été suffisamment inquiété sur leur manière de
faire pour qu’il ne s’implique pas avec ces personnes qu’il connaissait.
Voilà ce que j’ai raconté à Roudinesco, et voici ce que j’ai trouvé en lisant sa
biographie de Lacan : « C’est ainsi que Catherine Millot se souvient qu’en évoquant
cette période, Lacan traitait volontiers les résistants d’irresponsables, et affirmait
“qu’il n’avait pas hésité à fréquenter l’hôtel Meurice et à sympathiser avec des
officiers allemands pour obtenir un laisser-passer lui permettant d’aller voir Sylvia
en zone libre”». Ça, ça m’est resté vraiment en travers: dans le terme
« sympathiser », je ne reconnaissais pas mes propos, pas plus que dans le terme
« fréquenter », mot qui n’est pas anodin. Dans le Larousse, par exemple, c’est « aller
souvent, régulièrement dans un lieu, avoir des relations suivies avec quelqu’un, avec
un milieu ». On trouve aussi comme définition « avoir un commerce habituel ».
J’ai retrouvé, au moment de la sortie du livre de Nathalie Jaudel, vingt ans
après la lecture de cette biographie en 1993, les documents que j’avais de ce moment,
suite à mes conversations téléphoniques avec Roudinesco sur ce sujet et sur
l’ensemble de sa biographie, qui vous montrent que ça m’était resté non seulement
sur le cœur, mais aussi en tête. J’ai retrouvé le brouillon de ma lettre, mais aussi un
courrier et un fax qu’Élisabeth Roudinesco m’avait adressés, et également un fax où
je lui demandais de corriger ce passage.
Voici ce que j’écrivais dans ce brouillon : « Encore une fois merci pour l’envoi de votre livre que, comme je vous l’ai dit,
j’ai lu d’une traite, ce qui est tout dire de son extrême lisibilité. L’intérêt se soutient
tout au long de ces 550 pages. J’ai surtout apprécié tout ce qui concerne la formation
intellectuelle de Lacan, et particulièrement les chapitres regroupés sous le titre
“Éléments d’un système de pensée”, bien que le terme de “système” soit contestable.
La façon, en particulier, dont vous montrez comment Lacan a utilisé, pour rendre
compte de l’expérience psychanalytique, la refonte constante conceptuelle effectuée
dans le champ anthropologique par Lévi-Strauss est tout à fait passionnante.
Toutefois, comme je vous l’ai dit, il me semble que vous ne rendez pas justice
à l’homme Lacan, et qu’à mettre trop l’accent sur son “narcissisme”, sa
“mesquinerie”, vous faussez la perspective. Lacan
pouvait à l’occasion se montrer soucieux de sa
notoriété, mais ce n’est pas la passion de la gloire, ni
celle de l’argent, qui le tenait à son travail plus de
douze heures par jour ou à son séminaire presque
toutes les semaines pendant vingt-cinq ans, mais la
passion qu’il mettait à déchiffrer l’énigme que
constituait pour lui l’existence de l’inconscient,
découvert par Freud. Lacan a pu de même laisser
payer une fois une note de restaurant, mais il n’était
jamais économe de sa personne, jamais avare de sa
peine et toujours disponible quand il fallait s’occuper
de quelqu’un qui souffrait. Il lui arrivait de se
déranger en pleine nuit, comme un médecin de
quartier, pour s’occuper d’un malade qu’il fallait hospitaliser d’urgence. C’est en
quoi il témoignait de son adhésion à l’éthique médicale. Il n’y a pas, d’un côté, le
génie et, de l’autre, l’homme et ses petitesses. C’est tout à fait invraisemblable
psychologiquement, car il n’y a pas de génie sans que l’homme soit aussi au-dessus
du commun, humainement parlant, c’est-à-dire précisément au-dessus des petitesses
ordinaires. Ainsi, je n’ai jamais connu quelqu’un de plus souple, de moins buté, c’est-
à-dire de moins fixé à des positions moïques, et moins animé par l’esprit de rétorsion
si caractéristique d’une position narcissique que Lacan. Au point qu’il pouvait
paraître parfois être dénué de psychologie, tellement il s’adressait si peu à l’ego de
l’autre. C’est d’ailleurs ce qui faisait sa qualité exceptionnelle comme analyste. Ce
n’eût pas été donner dans l’hagiographie que de reconnaître qu’il existe des êtres dont la supériorité est incontestable.
J’en arrive maintenant à ma contribution à votre travail, c’est-à-dire à mon témoignage. La façon dont vous avez rapporté ce dont je me souvenais à propos de
Lacan sur son analyse avec Loewenstein m’a paru fidèle, de même que la visite à
Heidegger. En revanche, comme je vous l’ai dit, il y a deux propos dans le même
passage qui me sont attribués et qui sont inexacts. Je n’ai certainement pas dit que
Lacan “sympathisait” avec les Allemands à l’hôtel Meurice, mais seulement qu’il
entrait en conversation avec eux, ce qui n’est pas la même chose. L’usage de ce verbe
“sympathiser” introduit un ton “collabo”, alors que cette anecdote, selon moi,
témoignait de la liberté d’allure de Lacan pour qui un contact avec un Allemand, qui
n’impliquait aucune compromission avec l’ennemi, n’était pas tabou et était
largement justifié par son objectif, aller rendre visite à Sylvia Bataille en zone libre. »
Au téléphone, Élisabeth Roudinesco m’a dit qu’elle était en train de préparer
la seconde édition et que, si j’avais des corrections à lui proposer, il me fallait les lui
faire connaître immédiatement. Je lui ai donc envoyé un fax. À dire vrai, je ne suis
pas sûre que le brouillon que je viens de vous lire a donné lieu à une lettre que je lui aurais effectivement adressée, puisque ça a été en quelque sorte court-circuité par
l’urgence qu’elle me disait être, de lui envoyer ce que je voulais voir changé dans la
transmission de mon témoignage.
Mon fax reprend son contenu : « Concernant le premier point, peut-être me suis-je mal exprimée. En tout cas,
Lacan ne m’avait pas dit que les résistants en général étaient irresponsables, mais que
certains intellectuels parisiens participaient à la Résistance de manière irresponsable
et propre à faire courir à eux-mêmes et aux autres des risques inutiles, ce qui ne veut
pas dire que, pour Lacan, résister fut en soi un acte irresponsable, bien au contraire.
Concernant le second point, je n’ai certainement pas dit que Lacan sympathisait avec
les Allemands de l’hôtel Meurice. Le terme “sympathiser” introduit une note
équivoque et pas juste, alors que cette anecdote témoignait selon moi de la liberté
d’allure de Lacan pour qui un contact avec un Allemand, qui n’impliquait aucune
compromission avec l’ennemi, n’était pas tabou et était largement justifié par son
objectif, aller rendre visite en zone libre à Sylvia Bataille. »
J’avais envoyé ce fax à la suite d’un courrier d’Élisabeth Roudinesco : « Chère
Catherine, vous m’aviez dit que vous aviez relevé quelques petites erreurs à
modifier. Voulez-vous me les envoyer car je fais la deuxième réimpression du livre et
j’ai déjà corrigé pas mal de choses pour la première ».
À la suite de ce que je viens de vous lire, elle me renvoie un fax : « Ma chère
Catherine, j’ai bien compris la signification des corrections, et je vais faire toutes les
reformulations nécessaires. Faites attention à votre encre, les caractères de votre lettre
sont un peu pâles ». Je vous lis ce qu’elle a corrigé par la suite, que l’on trouve dans
l’édition de poche : « C’est ainsi que Catherine Millot se souvient qu’en évoquant
cette période, Lacan traitait volontiers certains intellectuels résistants
d’irresponsables ». Elle a modulé en disant « certains » et pas « les résistants ». Mais
elle a conservé intégralement ce qu’elle a mis entre guillemets : « et affirmait qu’il
n’avait pas hésité à fréquenter l’hôtel Meurice et à sympathiser avec des officiers
allemands, pour obtenir un laisser-passer lui permettant d’aller voir Sylvia Bataille
en zone libre ».
Ce que je lui avais demandé et qu’elle avait dit qu’elle ferait comme
corrections, elle ne l’a pas fait. Au fond je suis doublement soulagée, d’abord par
l’existence du livre de Nathalie Jaudel, qui remet les pendules à l’heure et fait une
critique fouillée, détaillée de la manière dont Élisabeth Roudinesco a procédé, et
aussi de pouvoir rendre public cet échange avec Roudinesco et ce qu’il était advenu
de mon témoignage.
Je voudrais maintenant parler du livre de Nathalie Jaudel que j’ai beaucoup
apprécié. La biographie de Roudinesco me paraissait tourner autour du souci de faire
chuter de son piédestal « le grand homme », s’inscrivant en cela dans la tradition,
dont j’ai appris le nom grâce à Nathalie Jaudel, du debunking : démystifier, dévoiler,
discréditer. Courant biographique où l’on trouve d’ailleurs quelqu’un d’illustre
comme Lytton Strachey, qui a fait une magnifique et très spirituelle biographie de la
reine Victoria, qui avait beaucoup amusé Lacan. La biographie de Roudinesco est quelque chose d’extrêmement moralisant, psychologisant, mais pas seulement. Il me
semble que ce dont je témoigne l’illustre : il y a une malveillance, une façon de
tourner les choses de façon défavorable. Tout tourne autour d’un aplatissement de la
figure de Lacan, dont elle réduit la psychologie aux choses les plus triviales, c’est-à-
dire le goût de l’argent, du pouvoir, l’appétit de gloire. Nathalie Jaudel explique
comment Roudinesco s’y prend pour tout ramener à des motifs vulgaires.
Mais le plus important, et c’est ce que Nathalie Jaudel a bien noté, est le ratage
de l’affaire : Roudinesco est passée à côté du personnage de Lacan. Dans cette
optique de moralisation, de psychologisation, elle ne pouvait que rater Lacan qui, lui,
n’était jamais moralisant ni psychologisant, au point qu’il pouvait, comme je l’ai dit
tout à l’heure, paraître manquer de psychologie.
C’est pour faire connaître ce livre de Nathalie Jaudel
que nous sommes ici, et rappeler aussi le travail de René
Major. J’ai beaucoup aimé le portrait de Lacan en aristocrate
de la féodalité donné par Nathalie Jaudel. Ce qu’elle voit
chez Lacan, c’est «la bravade et le défi, le goût de
l’outrance et des sublimations rares, le refus de la contrainte
sur les désirs, le devoir d’être digne de lui-même,
l’exaltation orgueilleuse, la dépense somptuaire, l’audace et
l’arrogance », le fait « qu’il ait tourné le dos à la médiocrité,
aux ambitions réduites et vulgaires, à la timidité, au fait de
rentrer dans le troupeau commun de désirer peu et petitement ». Elle évoque aussi le rapport de Lacan avec les « versions de l’ex- : l’ex-
il, l’ex-traordinaire, l’ex-ception, l’ex-cès, l’ex-centrique, l’ex-traterritorial ». Elle parle
aussi d’un terme anglais, oddity, du côté de l’étrangeté, du bizarre, terme d’Edgar Poe
repris d’ailleurs par Lacan.
Ce que j’ai apprécié aussi, ce sont les citations qu’elle donne de certaines
lettres de Victoria Ocampo, maîtresse de Drieu La Rochelle – Lacan, lui, avait été
l’amant de la femme de Drieu La Rochelle, Olesia Sienkiewicz. Victoria Ocampo fait
un portrait de Lacan qui transmet quelque chose de Lacan jeune, que je n’ai pas
connu mais que je peux imaginer. Elle l’a rencontré en 1930, il avait vingt-neuf ans,
donc avant sa thèse, avant toute publication, et de sa première rencontre avec lui,
Victoria, sous le charme, retient les cheveux noirs, la grande bouche « la plus
sympathique que tu puisses imaginer », « enthousiasme, enthousiasme, et
enthousiasme », trois fois répété. Ils se revoient, elle complète le portrait : elle
souligne son intelligence, son goût pour les absurdités, son caractère intolérable. « Il
écrit, dit-elle, mais ne publie pas », et ajoute le citant : « je chante pour moi-même ». Il
est « empli de je ne sais quelle énergie déchaînée qui le dévore physiquement et
moralement, avec des rêves de pouvoir napoléonien. Quand dort-il, quand mange-t-il ? » Elle l’ignore. Dans une lettre postérieure, elle ajoute : « l’ambition de Jacques est
quelque chose dans le style de celle de Napoléon quand il était encore Bonaparte ».
Je voudrais ajouter à cette dimension aristocratique, un goût de l’amusement
chez Lacan : c’était quelqu’un qui s’amusait, qui aimait s’amuser ; il avait de la
fantaisie, et aussi de la générosité.
J’ai deux anecdotes à raconter. Une que je tiens de Dominique Desanti : quand
elle écrivait la biographie de Drieu La Rochelle, dans les années 1975, elle ne
parvenait pas à prendre contact avec Olesia Sienkiewicz. Elle en parle à Lacan qui lui
propose d’essayer de faire quelque chose. Il s’est procuré l’adresse d’Olesia qui
habitait au 5e étage sans ascenseur. Il y est allé par trois fois pour finalement la
trouver et l’emmener dîner. Il a obtenu un rendez-vous pour Dominique Desanti. Ce
dîner, probablement l’amusait beaucoup, après quarante ans sans revoir Olesia, mais
il semble que ce ne furent pas des retrouvailles très émues. Ils se sont ennuyés tous
les deux.
Lacan a dit cette phrase charmante à Dominique Desanti : « Elle a tourné la
page de l’homme », et en effet, Olesia vivait à cette époque avec une femme. Lacan
avait le goût de rendre service pour satisfaire la moindre lubie de quelqu’un, il
pouvait se décarcasser.
Sa générosité, quant à elle, était souvent alliée à un manque de psychologie
frappant, comme en témoigne l’anecdote suivante. Lacan dînait régulièrement avec
une de mes amies, qui avait passé dix ans de grandes vacances à Ibiza et tâchait de
reprendre pied à Paris en jouant la nuit au poker, espérant ainsi subvenir à ses
besoins. Lacan qui était au courant de ses parties de poker me demandait : « Est-ce
que la nuit dernière elle a gagné ? » Il était très attentif et soucieux d’elle. Comme elle
s’était dit qu’il vaudrait mieux qu’elle trouve un travail, Lacan l’avait tout de suite
envoyée auprès de la bibliothécaire de l’École freudienne – pour ceux qui l’ont
connue, elle était à elle seule une institution et régnait sur cette bibliothèque – pour
qu’elle y travaille. Elle dit à mon amie : « si c’est la volonté du Dr Lacan que vous
restiez là, bien sûr, mais moi, je n’ai pas de travail à vous donner ». Mon amie, qui
n’était pas du genre à s’accrocher, battit en retraite et me fit part de cette rencontre
dont je parlai à Lacan, qui me dit au sujet de mon amie : « Elle ne veut pas travailler »
— « Comment ça, elle ne veut pas travailler ? » — « Elle ne veut pas faire carrière »,
ajouta-t-il. Mon amie, à qui je le relatai, trouva cela formidable car c’était vrai qu’en
fait elle ne voulait pas faire carrière. Histoire charmante à propos de Lacan qui
montre à la fois son souci des proches, et même des proches des proches – passant
outre la psychologie de tout le monde, en l’occurrence surtout celle de la
bibliothécaire – et son état d’esprit : si on voulait quelque chose, il fallait y aller, ne
pas se laisser arrêter par les inhibitions, les obstacles.
La légende noire de Jacques Lacan. É. Roudinesco et sa méthode historique de Nathalie Jaudel (Navarin–Le Champ freudien, 2012)