Conforme à la nouvelle stratégie éditoriale de l’hebdo, le titre est in your face : « Votre enfant est-il hyperactif ? » Le pourquoi de l’article est dans l’encart : « La Haute Autorité de santé reconnaît l’hyperactivité. »
La mise en page a tout du publireportage : des portraits d’enfants voisinent avec des noms de spécialités. Paradigme : « Sous Ritaline, Hector est allé rapidement mieux. » Cependant, le texte, lui, est de bonne venue. Il relève en particulier que le TDA/H – trouble du déficit de l’attention, avec ou sans hyperactivité – « reste en France l’objet d’une guerre des psys très vive ». Exact : la majorité des praticiens en CMP n’y voient pas un trouble à traiter par la molécule ad hoc, mais un symptôme lié à un conflit intime, à dénouer par la parole.
François Gonon, neurobiologiste du CNRS à Bordeaux, a beau avoir montré que le déficit de dopamine incriminé dans le trouble de l’attention n’existe pas, l’Education nationale n’en persiste pas moins à parler de l’hyperactivité comme d’une maladie neurologique. Et la rédactrice de l’Obs, Anne Crignon, de citer Jordan Smoller, professeur à la Harvard School of Public Health, auteur d’un célèbre pastiche décrivant l’enfance comme « une maladie dont les signes principaux sont le nanisme, l’immaturité et l’instabilité émotionnelle », et Jörg Blech, du Spiegel, pour son livre sur Les inventeurs de maladies.
Sur Big Pharma, tout est dit avec justesse : « Aux États-Unis, où est autorisée à la télévision la publicité pour les médicaments, des centaines de millions sont dépensés pour promouvoir le diagnostic de l’hyperactivité (…) Le concept d’hyperactivité se répand sur la planète, tout comme celui de “trouble bipolaire” (…) “Recruter des malades” : c’est bien comme ça que l’on parle dans les couloirs des firmes. »
Un diagramme, page 66, informe le lecteur de la prescription de Ritaline en nombre de doses pour 1000 habitants. Islande, Canada et États-Unis tiennent le haut du pavé. La France et le Royaume-Uni sont à la traîne. C’est là que portera l’effort marketing. Comment se fait-il que le lecteur ne puisse se déprendre du sentiment que l’Obs, avec ses sept pages, ses photos, ses gros titres, participe volens nolens de cet effort ?
En revanche, les deux pages qu’Éric Favereau consacre au même sujet dans le Libé d’hier n’induisent pas de malaise : c’est net et sans bavures. Deux entretiens qui se répondent complètent l’analyse. Le premier est avec l’excellent Bruno Falissard, polytechnicien devenu pédopsychiatre, que j’ai charrié jadis pour son espoir de Mesurer la subjectivité en santé (Masson, 2001 ; 2e éd. 2008). L’autre fait parler Patrick Landman, psychiatre et psychanalyste, président du groupe Stop-DSM, où l’École de la Cause freudienne est représentée ; il vient de publier chez Albin Michel Tous hyperactifs. L’incroyable épidémie de troubles de l’attention ; il voit dans le TDA/H une « construction sociale. »
Régis Debray
Comment distinguer un enfant hyperactif d’un enfant turbulent ou surdoué, ou encore hors normes ? Quand je connus Régis à l’École normale, il avait déjà 22 ans, mais il était encore tenu pour surdoué, et non pas seulement parce qu’il avait intégré cacique (premier) deux ans plus tôt, en 1960. Il était membre de l’UEC (l’Union des Etudiants communistes) comme la plupart des althussériens, mais, par rapport à ce groupe, il était à part, un pied dedans, un pied dehors, et, en coin, un demi-sourire de non-dupe qui n’était pas sans les irriter, les dupes. Nous étions cuistres aussi, et quand j’intégrais à mon tour, en 1962, je fus bientôt informé que Régis, bien sûr, c’était Régis, qu’il était promis à un grand avenir, mais que c’était un styliste, un littéraire, et qu’en philo, il n’en savait pas lourd.
Il m’est arrivé depuis lors de le croiser quelques fois, mais c’est de loin, et en lisant ses livres, que j’ai suivi sa carrière. En somme, il n’a jamais « appartenu » pendant très longtemps. Il aura gardé toute sa vie son côté chat de Kipling qui s’en va tout seul, déjà bien dessiné jadis. Pour les animaux de cette sorte, la société a prévu, quand ils ont un grand talent, des espaces réservés : ce sont les académies. On voisine, on ne s’embrigade pas les uns les autres, on ne s’identifie qu’à sa propre différence. Pour beaucoup de raisons, il est à sa place chez les Goncourt. Il y voisine, justement, avec Bernard Pivot, qu’il assassina jadis, nouveau Lorenzaccio, pour la « dictature » que celui-ci exerçait sur « le marché du livre. » Les voilà tous deux, non pas despotes, mais oligarques. Au demeurant, les meilleurs fils du monde.
Si j’évoque Régis, c’est que La Croix hier et Marianne aujourd’hui lui consacrent qui une page, qui deux, pour la sortie de son nouveau livre, Un Candide à sa fenêtre. Pour dire qu’il écrit vite et bien, et qu’il publie beaucoup, M. Raspiengeas, du quotidien catholique, l’appelle « ce graphomane », M. Conan, de l’hebdo sui generis, « ce polygraphe de génie. » Pour M. Conan, il est « désengagé », « il a mis les pouces », « il ne veut plus se battre. » M. Raspiengeas pense le contraire : il affecte de « paraître détaché alors que sa plume crache du feu. » En fait les deux nous le montrent ferraillant contre : « la littérature sans écriture » ; « le roman sans fiction » ; l’art contemporain, « folklore pour élites transnationales » ; « la classe dirigeante » inculte ; etc. Ces deux articles me feraient acheter le livre si je ne l’avais déjà fait. Il me reste à le lire. Je voudrais en parler à mon tour avant que le prochain ne paraisse.
Au verso de la page Debray, La Croix signale deux parutions récentes sur la défaite de 1870, « matrice de notre XXe siècle. » Vu la référence que j’ai prise mercredi, dans mon accès de francophobie, à cet épisode douloureux de notre histoire, c’est bien le moins que je les lise. Et déjà je désire acquérir le Dictionnaire biographique des Protestants français de 1789 à nos jours, dont le premier tome vient de sortir. « Les protestants sont Français de plein exercice depuis 1787 », souligne Patrick Cabanel. Pour les Juifs, ce sera le 13 novembre 1791.
Roland Dumas
Luc Le Vaillant fait en dernière page du Libération d’hier un portrait de l’avocat ex- ministre. A 92 ans, on est difficilement hyperactif, mais on reste hors normes quand on l’a toujours été. Est-il bon ? Est-il méchant ? On ne s’en soucie plus : c’est un monument. Je ne ferai pas son portrait, il était trop proche de la famille Lacan, et spécialement de Sylvia, qu’il avait charmée, comme il faisait avec toutes les dames, même Mme Thatcher, paraît-il, en tout bien tout honneur. Sylvia lui avait donné un petit nom affectueux et moqueur que, je crois, il ne connaît pas. Je le lui dirai quand nous nous croiserons.
Sylvia l’avait connu lors du procès du « réseau Jeanson » (les « porteurs de valises » du FLN). Sa fille aînée, Laurence Bataille, en était ; il fut son défenseur ; elle écopa de trois mois de prison. Plus compromis, son neveu Diego, fils de sa sœur Rose et d’André Masson, fit trois ans. Sylvia présenta Roland à ses proches, les Masson, les Giacometti (elle était très amie avec Annette), les Leiris, et par Zette et Kahnweiler, son père, il accéda à Picasso, qui l’aima, lui aussi.
Roland avait été résistant très jeune. Il fut après-guerre l’avocat victorieux de Georges Guingouin, communiste, une haute figure de la Résistance, et s’acquit la reconnaissance du Parti. Il fut membre du collectif des avocats du FLN avec Vergès. Il fut plus d’une décennie durant l’avocat du Canard enchaîné. C’était donc un homme de gauche avec pedigree, un impeccable franc-maçon, et sa dévotion personnelle à François Mitterrand était entière.
Il avait toujours su conserver en même temps des accointances avec des personnages situés à droite et à l’extrême-droite. « Sa gerbe n’était point avare ni haineuse. » Rien de ce qui était humain ne lui était étranger. Il avait une collection de très longues cuillères pour dîner à son gré avec diables et diablotins. Il exerça neuf ans en « cabinet groupé » avec un ancien premier secrétaire de la Conférence du Stage, Jean-Marc Varaut, catholique de droite formé par les Oratoriens, monarchiste d’Action française, l’un des animateurs en 1966 de la campagne présidentielle de Tixier-Vignancour, ancien ministre de Vichy (directeur de campagne : Jean-Marie Le Pen), qui appellera au second tour à voter Mitterrand, à la surprise générale (ou peut- être pas si générale que ça, n’est-ce pas ?). « J’ai partagé avec maître Varaut plus de mètres carrés que d’idées politiques », dira Roland, malicieux et désarmant. Jean- Marc Varaut, quant à lui, fut élu à l’Académie des sciences morales et politiques.
Ainsi Roland avait-il ses entrées dans des recès ignorés des caves. Il eut toujours, par exemple, un accès merveilleux aux puissants du monde musulman, notamment le colonel Kadhafi, à qui il amena Mitterrand président pour un rendez- vous secret en Crète, et le général Tlas, ministre syrien de la Défense, et homme fort du régime de Hafez al-Assad, père de Bachar.
L’âge venant, il se lâcha davantage, et un Dumas bis émergea de dessous le premier. Un Dumas qui ne se gênait pas pour embrasser Marine Le Pen sur les deux joues, qui donnait son appui au compagnon de celle-ci afin qu’il accède au statut d’avocat, qui s’en allait rire sans penser à mal aux spectacles de Dieudonné, qui déclarait sans ambages le scepticisme que lui inspirait la version officielle des attentats du 11 septembre : « Je n’y crois pas. »
À ce propos, il me revient, Roland, que dans l’un de vos derniers livres de mémoires, vous rapportez avec surprise qu’on vous a dit que j’ai dit que Lacan était antisémite. Et vous apportez votre témoignage à décharge : rien dans mes échanges avec Lacan, dîtes-vous, ne m’a jamais laissé penser cela (je cite de mémoire).
Ce que j’ai dit à mon cours, Roland, c’est ceci. À 23 ans, nous le savons de façon certaine par une lettre à Maurras de la fameuse Pampille, Mme Léon Daudet, Lacan était maurassien, donc, selon toute vraisemblance, antisémite ou teinté d’antisémitisme ou le laissant accroire. Et c’est le même homme qui, dix ans plus tard, tombe amoureux d’une actrice juive mariée à un autre, perd son épouse légitime plutôt que de rompre, sauve sa maîtresse du pire en récupérant au culot son dossier et celui de sa mère au commissariat de Cagnes-sur-Mer, et donne à leur fille adultérine, née en 1941, le prénom de Judith. Puis il épouse Sylvia, et réussit à donner son patronyme à Judith. Merci, Roland, mais croyez-vous vraiment qu’il vous fallait prendre la peine de laver la mémoire de Lacan d’une accusation infamante que j’aurais portée contre lui ?
Pour alléger l’atmosphère, je vous conterai une anecdote. J’étais encore à l’École normale, je demande à Lacan : « Et parmi tous ceux que vous avez cotoyés, qui avez-vous le plus admiré ? » Il me répond par quatre noms : « Koyré, Kojève, Lévi-Strauss, Roman Jakobson. » Et il ajoute : « Tous savaient faire la cuisine ». C’était une allusion à ce que je lui avais dit d’Althusser, qu’il était un excellent cuisinier. Ces quatre avaient un autre trait en commun.
Ce qui est sûr, c’est que Lacan n’était pas de ces humanistes en peau de lapin pour qui le Juif n’existe pas, pour qui le Juif est une illusion « essentialiste », comme disent nos Diafoirus d’aujourd’hui.
J’ai encore un mot à dire de sept articles que j’ai sélectionnés dans la presse d’hier et d’aujourd’hui. Je me promets d’être bref, car je n’ai pas que ça à faire.
L’insécurité culturelle
1. – Le concept d’insécurité culturelle est si pertinent qu’on le croit né de l’air du temps. Il n’en est rien. Il a été introduit par le professeur Laurent Bouvet, qui lui a consacré un livre, sorti le 7 janvier chez Fayard. Je le lirai sans faute. Ce concept désigne « un climat » déterminé par « la mise en tension des repères, qu’ils soient économiques, sociaux ou culturels, de populations en première ligne de la mondialisation et de ses effets, européens notamment. »
M. Bouvet pense par ailleurs que des populations qui ont en fait les mêmes intérêts de classe (non, il dit « intérêts communs, je n’ose dire de classe ») opposés aux élites, sont abusivement clivées par des différences culturelles qui sont en réalité secondaires, mais que ces élites précisément ont intérêt à entretenir et à majorer (Libération, 12 février).
Le mutisme du musulman modéré
2. – Asne Seierstadt, écrivaine norvégienne, articule sur deux pages de Libé le massacre d’Utoya, du 22 juillet 2011, 77 morts, et le récent massacre de Paris. « Le but déclaré d’Anders Behring Breivik était de purifier l’Europe des musulmans. (…) Les terroristes français représentent exactement ce contre quoi Breivik se battait. » La Norvégienne n’est pas optimiste : « Partout dans le monde musulman, les voix libérales se taisent, soit parce que les imams modérés sont tués par les jihadistes, ou bien parce que les militants laïques sont emprisonnés et torturés par les régimes autoritaires. »
Oh ! les régimes musulmans autoritaires ne font pas forcément le détail, ils torturent et tuent aussi bien les jihadistes et les Frères musulmans. C’est le cas, en particulier, du régime de l’excellent Al-Sissi en Egypte, le sauveur de notre industrie aéronautique et de ses emplois. Cela me fait penser que j’ai vu annoncé chez Harper la sortie prochaine du nouveau livre d’Ayaan Hirsi Ali, Heretic (Libération, 13 février).
Mieux se comprendre
3. – Il n’est point de mal dont ne puisse sortir un bien. Le massacre à Paris a déjà eu cette conséquence positive que « les délégués diocésains pour les relations avec l’islam veulent profiter d’un regain d’attention pour proposer aux chrétiens et aux musulmans de mieux se comprendre. » C’est dans ces moments-là que l’Eglise est admirable. Les lys des champs ne filent pas, ni ne tissent, mais l’Eglise si, elle tisse indéfiniment du lien social, et ravaude sans se lasser l’étoffe déchirée de la pauvre France.
Musulmans et chrétiens, mieux se comprendre ? Je travaille ici dans le même sens, en y ajoutant les Juifs, ce qui n’est pas une mince affaire, car, côté décence, ils laissent beaucoup à désirer. Que voulez-vous ? Ce ne sont pas des universalistes. Je vous supplie, Roland, de ne pas dire dans votre prochain Cette fois, je dis tout, que l’antisémite, ce n’est pas Lacan, c’est moi.
Les Juifs ont quelque chose d’excessif dont ils se moquent eux-mêmes, et qu’ils appellent d’un mot yiddish qui est moins familier aux Français qu’aux Américains. Le plus simple est que je reproduise ici la notice fort bien faite de Wikipédia.
« Chutzpah est une forme d’audace, en bien ou en mal. Le mot provient de l’hébreu huspâ (ה ְפ ֻצחָּ ), qui signifie « insolence », « audace » et « impertinence. » Dans l’usage moderne, il a pris un éventail plus large de significations. En hébreu, le mot chutzpah marque une indignation envers quelqu’un qui a dépassé outrageusement et sans vergogne les bornes du comportement acceptable. En yiddish et en anglais, le mot a des connotations ambivalentes, voire positives. Chutzpah peut être utilisé pour exprimer l’admiration envers un culot non-conformiste. Cependant, dans Les Joies du Yiddish, l’expression est illustrée par l’histoire du parricide implorant l’indulgence du tribunal en s’exclamant « Ayez pitié d’un pauvre orphelin »… Le mot est aussi passé du yiddish au polonais (hucpa), à l’allemand (Chuzpe), à l’hollandais (gotspe) et à l’anglais (américain) ; il désigne l’arrogance, l’audace, le culot et l’absence de honte.»
Pour en revenir à nos moutons islamo-chrétiens, La Croix m’apprend donc que la Conférence des évêques de France a créé le Service des relations avec l’islam (SRI). Serait-il opportun que l’Association mondiale de psychanalyse fasse de même ? Je poserai la question à son président, mon ami Miquel Bassols. Il est Catalan. Les Catalans ont la réputation d’être les Juifs de l’Espagne, mais ce sont des Juifs sans chutzpah : elle leur a été rabotée par les Castillans. À la place, ils ont le couple seny et rauxa, le bon sens pimenté par la folie des grandeurs. Voir Raymond Lulle, saint en Catalogne, surnommé en son temps (1232-1315) « Arabicus Christianus » ; Gaudi ; et Dali (La Croix, 13 février).
Les pouvoirs de la parole
4. – C’est encore La Croix qui m’apprend que l’Histoire de France, dont je parlais l’autre jour, est en train d’être réécrite de fond en comble par Jean-François Kahn, dans le style hyperactif et survitaminé qu’il a rendu fameux à Marianne: interpellations, exclamations, emphases, amplifications, hyperboles. Il en est déjà au tome II, sur la période 100-430, et le tome I est en poche. Il va me falloir rattraper tout ça.
Frédéric Mounier, qui l’interroge, titre l’entretien d’une phrase de Kahn : « La Trinité est une remise en cause de la part la plus terrifiante du monothéisme. » C’est très malin, ça, très juste, ça fait penser. Mais je me dis que JFK ne doit pas avoir une excessive bienveillance pour l’islam, où le Un est exclusif de toute « shade of grey. » D’ailleurs, il confie qu’il est pour accepter tous les mythes fondateurs de « notre identité nationale », dont la bataille de Poitiers et Jeanne d’Arc.
Pour ce faire, il se recommande de la thèse de Raymond Aron, 1938, qui ne se lit plus beaucoup. Il en a retenu que, dit-il, « l’historien fait véritablement l’Histoire en la racontant. » En somme, dirait Mallarmé, la France est faite pour aboutir à un beau livre de Jean-François Kahn. N’y a-t-il pas là, chez un Juif pourtant on ne peut plus assimilé, comme un doigt de chutzpah ?
J’aimerais que JFK reçoive ma flèche du Parthe. Je lui ferai tenir ce texte par son cousin germain, mon ami Gilles. (La Croix, 13 février).
Problèmes de la laïcité
5.- Pressons le pas. Dans Marianne, deux tribunes sur la laïcité. M. Claude Obadia, professeur agrégé de philosophie, dit sa surprise que l’inspection générale de philosophie, comme le SRI, ait profité du massacre de janvier pour offrir aux professeurs de philo des académies franciliennes de se former aux « Ressources philosophiques et spirituelles de l’islam. »
Je me demande bien qui oriente aujourd’hui l’inspection générale de philo. Jadis, c’était mon vieux maître Canguilhem. Il était connu pour faire pleurer les jeunes femmes philosophes qu’il inspectait, mais c’était un républicain irréprochable et un laïc convaincu. Aujourd’hui, on se croirait dans un épisode de Soumission, la farce de Houellebecq. Et on rit jaune. Nulle offense ici aux Asiatiques, le jaune en question étant celui du teint des malades du foie. Nulle offense non plus aux malades du foie. Avec le politiquement correct, on ne sait plus où donner de la tête.
Toujours est-il que M. Obadia demande modestement qu’on pense un peu aux « valeurs qui définissent la République », ainsi qu’aux pères fondateurs de notre laïcité, au nombre desquels il compte Renouvier, Victor Cousin, Durkheim, et Ferdinand Buisson.
En vis à vis, un texte signé du président et du secrétaire général de l’Observatoire de la laïcité. Il s’agit de cet organisme officiel installé en avril 2013 par M. Hollande, qui a si bien observé les choses que son président, M. Bianco, avait conclu en juin de la même année : « La France n’a pas de problème avec sa laïcité. »
Cette phrase est restée. Le haut fonctionnaire déplore qu’elle ait été « trop souvent déformée.» Il veut sans doute dire qu’elle n’a pas été comprise conformément à son intention de signification, car l’énoncé, lui, a circulé intouché. Cette phrase – « pure comme l’aube », aurait pu dire Althusser, parfois lyrique – atteint un tel sommet dans le déni des phénomènes empiriquement observables, qu’elle ne saurait s’expliquer que par de hautes considérations de philosophie morale et politique justifiant de piétiner tout fétichisme des faits. C’est bien le cas. M. Bianco soutient en effet que « l’unité de la République n’est pas l’uniformité. » Distinction cruciale. Ceux qui confondent unité avec uniformité, nous les appellerons les mono- culturalistes. Les autres, qui font la distinction qui, selon M. Bianco, s’impose, seront les multi-culturalistes.
Or donc, tout ce qui apparaît aux monos comme des atteintes inédites à la laïcité, à combattre pied à pied et sans merci, constitue au contraire, pour les multis, des avancées créatrices qui n’ont besoin pour prospérer que de la neutralité des pouvoirs publics, laquelle neutralité est, selon eux, l’essence même de la laïcité.
Cet exemple est bien fait pour illustrer ce que peut avoir de relatif le statut du fait, eu égard aux interprétations qu’il suscite. Cela n’empêche nullement M. Bianco de prôner à tout crin « le développement de l’enseignement laïc du fait religieux. » Si je ne me trompe, l’idée en fut promue jadis par Régis Debray, entre la publication de deux de ses ouvrages les plus travaillés et les plus retentissants : Dieu, un itinéraire, 2001 ; L’Enseignement du fait religieux dans l’école laïque, 2002, avec Jack Lang ; Le Feu sacré : Fonction du religieux, 2003.
À l’époque déjà, j’avais tiqué. Régis m’avait vu tiquer. Cela ne lui avait pas plu. Il me l’avait dit. Je me demande s’il est toujours sur la même longueur d’onde. Je le saurai peut-être en lisant son Candide. Toujours est-il que M. Bianco se réjouit d’avoir été d’ores et déjà rejoint par Mme Vallaud-Belkacem, laquelle a créé « des postes de chercheurs sur l’islamologie ». Les multis se réjouiront avec M. Bianco, tandis que les monos penseront que cela ne présage rien de bon (Marianne, 13 février).
Diplômés de laïcité
6. – Le dernier texte est un bijou. Il est paru ce soir dans M, le magazine du Monde, dont la couverture s’orne d’une belle photo noir et blanc de M. Marc Ladreit de Lacharrière. Le milliardaire parisien, self made man dont le nom remonte aux Croisades, a dans le regard la même étincelle que l’acteur Jean Le Poulain, aujourd’hui décédé. M lui consacre sept pages. Mais c’est le petit billet « sur invitation » de Guillemette Faure qui m’a retenu. Si je m’écoutais, je le passerai in extenso, et tout serait dit.
Savez-vous bien ? Un jour de l’année 2007, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, convoque le chef du bureau central des cultes, fonctionnaire de son ministère, pour lui intimer de mettre sur pied une formation universitaire à l’interculturalité (comme ça se prononce) et à la laïcité. Il lui donne un mois.
M. Didier Leschi – c’est le nom du chef de bureau – démarche, à tout seigneur tout honneur, la Sorbonne. Refus. Demande réitérée. Nouveau refus. Pourquoi ? « Ça nous amènera des barbus, on n’y tient pas vraiment. » (réponse informelle).
La nouvelle ayant fuité, quel personnage Bien-Nécessaire se rend alors Place Beauvau proposer ses services ? Je vous le donne en mille : la Catho ! Oui, l’Institut Catholique de Paris, sis rue d’Assas, celui-là même dont Marine, petite-fille de ma belle-mère Jacqueline, me vantait jadis les cours de philo.
« J’ai trouvé ça culotté », confie M. Leschi. « Oui, me confirme mon ami Nathan, des goys ont parfois un culot d’enfer, même ça ils nous l’auront pris ! » Pas si vite. Mgr Lustiger est mort le 2 août 2007. Et s’il était derrière la chutzpah de la Catho ? Cela doit pouvoir se trouver.
« Topons-là », finit par dire M. Leschi. Et depuis lors, chaque année que Dieu fait, une nouvelle promotion se voit remettre ses diplômes de laïcité rue d’Assas. Nous en sommes à la septième promo.
« Et qu’est-ce que c’est, au juste, la laïcité ? », demande Guillemette, nouvelle Candide, au conseiller du ministre de l’Intérieur, qui est là en service commandé, représentant le ministère. Celui-ci – parce qu’il est paumé ? parce qu’il est prudent ? – ne sait offrir à la journaliste de M qu’une définition par la négative, la Negativabgrenzung des Allemands, disons, pour faire cuistre : « La laïcité, ce n’est pas l’ignorance du fait religieux. »
Le revoilà ! Le « fait » religieux ! La petite bête lâchée dans la nature, ou plutôt dans la culture, par l’ami Régis ! Elle en aura fait, du chemin, en treize ans. « C’est la petite bête qui monte… qui monte… qui monte… » Elle est déjà dans la bouche de M. le conseiller, sur sa langue. « Quo non ascendet ? » Alors, ce sera le grand guili-guili final ! La gueuse pétera peut-être un vaisseau, et on verra, à la Félix Faure, l’épectase de la République !
Le fait religieux ! Quelle trouvaille, tout de même ! Le truc est de se la jouer positiviste. Non pas croyant. Pas croyant du tout. Dire : les religions existent, voilà tout. Ce sont des données historiques. Elles sont comme telles indubitables, incontournables. Elles sont partout, dans l’histoire et dans la géographie, dans la philosophie et dans la littérature, dans les sciences humaines ou ce qu’il en reste, dans tes rêves et dans tes cauchemars, dans l’architecture, la sculpture, peinture, musique, poésie, le théâtre, rap, hip-hop et graffiti, la bouffe, les fringues, la façon de se moucher du coude ou de s’essuyer le derrière. Elles jouent un rôle majeur dans la formation de toutes les Weltanschauungen tant individuelles que collectives que l’humanité a connues depuis la nuit des temps. Et il faudrait les ignorer ? Les passer sous silence ? Être dans la censure, le refoulement, voire le déni ? Et pourquoi ? Pour complaire à quelques laïcards, hyperlaïcards, franchouillards, francs-maçons bouffeurs de curés et déchristianisateurs à la manque, qui ne se sont même pas encore donné la peine de faire le moindre petit aggiornamentodepuis l’affaire Dreyfus ?
Voilà. Vous y êtes ? Soyez culottés. Pas de quartier !
Guillemette Faure note avec bon sens : « Si la laïcité était si simple à définir, on n’aurait pas besoin de formations de 225 heures. » Elle ajoute que chacun, le jour de la promo, ne pouvait pas ne pas se demander comment on avait pu « en arriver à décerner des diplômes de laïcité dans une salle décorée d’un crucifix, sous le patronage du ministère de l’Intérieur. »
Elle a choisi son titre en conséquence, admirable de simplicité : « La laïcité sous le crucifix. »