Le 23 mai dernier, à Isla Vista en Californie, un
jeune homme de 22 ans, « privilégié de Hollywood », Elliot Rodger, a tué trois
personnes et blessé treize autres près du campus de l’université de Californie
Santa Barbara, après avoir assassiné trois étudiants dans son appartement. Pourchassé
par la police, il se suicidera dans sa BMW accidentée et immobilisée dans un
parking. Ce carnage a été inauguré par l’envoi sur Youtube et Facebook
d’une vidéo intitulée « Le jour du châtiment » dans laquelle il donne les
détails de son attaque imminente et les motifs du massacre. Il veut punir les
femmes de l’avoir rejeté, ainsi que les hommes sexuellement actifs dont la vie
est meilleure que la sienne. Après avoir téléchargé la vidéo, il envoie par
email un très long manuscrit autobiographique intitulé « My wrong world » à sa
famille, à son thérapeute et à une douzaine de personnes de son entourage.
Il y décrit son enfance, les confits familiaux, sa frustration envers les filles, sa haine des femmes, son mépris des minorités raciales et ses plans pour le massacre. « Son écriture est claire et précise. Il n’a rien de la qualité délirante que l’on observe dans l’écriture de personnes souffrant de psychose », dit le Dr. Michael Stone, psychiatre judiciaire new yorkais… (1). On apprend qu’il s’est entraîné au maniement des armes à feu en septembre 2012, qu’il acquiert dans la foulée un premier pistolet, puis deux autres en 2013. Onze mois avant le massacre, au cours d’une fête, il a tenté de pousser une jeune fille d’une corniche en proférant : « Je vais les tuer, je vais les tuer, je vais me tuer ». Il avait cessé d’aller en cours et passait sa vie en ligne.
Dans un article du New York Times daté du 21 juin, Benedict Carey note que ces fusillades ont braqué un projecteur sur le système de santé mentale et en particulier sur la façon dont il gère les jeunes hommes présentant des traits agressifs(2). J. Reid Meloy, psychologue judiciaire à San Diego et éditeur de l’International handbook of Threat Assessment, considère que « la plupart des gens qui passent par ce type d’états n’agit jamais de manière violente » ; même ceux qui profèrent des menaces ou font des préparatifs ne basculent pas dans la violence ; « On ne peut pas prédire qui le fera ou pas ». E. Jane Costello, épidémiologiste en psychiatrie à la faculté de médecine de l’université de Duke, considère qu’un adolescent sur 100 s’inscrit dans cette catégorie ; ces jeunes gens font l’objet de diagnostics multiples et se montrent résistants au traitement. Comme son collègue de San Diego, il observe que la plupart d’entre eux ne commettent jamais de crimes violents et encore moins d’atrocités.
Les encadrements budgétaires influent sur la durée des hospitalisations, sur le recrutement des personnels spécialisés, sur la fréquence des consultations. La vente illégale des armes via internet ou d’autres réseaux prolifère. L’usage des toxiques est très répandu à tous les niveaux de la société. Enfin, si la souffrance psychique affecte toutes les classes de la société française, elle se révèle très grande chez les migrants au parcours traumatique.
Au-delà de ces considérations sur l’Autre social ou économique, que dit la psychiatrie ? Le DSM-5 et sa fragmentation en items cliniques ont largement pénétré le système de santé français. Mais à mesure que la fragmentation clinique se répand, le passage à l’acte devient de plus en plus énigmatique. La prescription de Ritaline ou de psychotropes variés est entrée dans les mœurs médicales. La montée en puissance, au nom d’une fausse universalisation scientifique, de pratiques élevées à la dignité de psychothérapie et qui ne relèvent que de la rééducation et de l’apprentissage, se révèle illusoire pour le traitement du passage à l’acte. Les diagnostics et médications multiples que reçoivent ces sujets témoignent de l’impuissance de la clinique du DSM à nommer ces actes impossibles à réduire par la prévision.
Le prochain congrès de la NLS sera consacré aux « moments de crises ». Ce sera l’occasion d’explorer ce que Jacques-Alain Miller a donné comme définition psychanalytique du terme de crise, qu’illustre ici le passage à l’acte : « Il y a crise quand le discours, les mots, les chiffres, les rites, la routine, tout l’appareil symbolique, s’avèrent soudain impuissants à tempérer un réel qui n’en fait qu’à sa tête. » (3)
Notes
1-. A. Nagorney, M. Cieply, A. Feur, I. Lovette, « Before Brief, Deadly Spree, Trouble since age 8 », New York Times, 2 juin 2014.
2-. Carey B., « Seeing Sons’ Violent Potential, but Finding Little Help or Hope », New York Times, 21 juin 2014
3-. Cf. Miller J.-A., Interview sur la crise économique, Marianne, 2008, cité par Gil Caroz, présentation du congrès de la NLS (9-10 mai 2015 à Genève), « Moments de crise », sur http://www.amp-nls.org/page/fr/170/le-congrs