La « mouche » ou l’urgence de la lettre
Maria Noemi de Araujo – CIEN-CNIPP, Brésil
Le feuilleton est lu au Brésil avec une attention qui l’honore et il a grand plaisir à publier la participation de notre collègue Maria Noemi de Araujo que nous remercions chaleureusement.
Dans « Urgence de la poésie » (Le feuilleton n°15), Ph. Lacadée invite institutions et psychanalystes à explorer ce qui « peut surgir d’un acte de parole ». L’inconscient « structuré en tant que langage » ou, dans les mots du chanteur brésilien Raul Seixas1 :
Je suis la peur du faible
La force de l’imagination
Le bluff du joueur
Je suis, je fus, j’irai (Raul Seixas)
La parole étant un objet culturel, un certain travail est nécessaire pour la produire ou la faire surgir. Quel est le prix de sa production dans l’urgence ?
L’urgence : l’inclusion dans les listes d’adoption nationale et internationale d’une fratrie d’âge avancé. Ana, huit ans, « refusait d’être adoptée » et encore moins « séparément de ses frères » de dix et quatre ans, bloquant ainsi l’aboutissement de la démarche. Ana risquait entre autre d’avoir des règles prématurées, « auquel cas personne ne voudra l’adopter », concluait la psychologue stagiaire de l’institution religieuse responsable de la garde des enfants. Elle demandait qu’une psychanalyste puisse préparer l’enfant à entendre la décision du juge : « Ana et ses frères ne verraient plus jamais leur mère, deux ans après avoir été séparés d’elle par la police et présentés au Juge des mineurs. ». Accusée de négligence dans l’éducation de ses enfants, en les exposant au danger et en facilitant d’éventuels abus sexuels, Maria, porteur de déficience mentale et sans domicile fixe, avait perdu la garde de ses enfants. Le père d’Ana se trouvait en prison.
La proposition. Les enfants en situation de risque, issus des quartier défavorisés, que l’on nous achemine, ne peuvent généralement venir en rendez-vous par manque de moyens financiers. L’institution responsable de la garde des enfant ayant consenti à payer le transport de l’enfant, j’ai accepté de recevoir Ana, mais pas seule. Ma proposition : voir les trois enfants ensemble, puis séparément.
La rencontre. La première rencontre coïncidait avec la rentrée scolaire. Ana, Marcos et Fernanda sont arrivés dans le cabinet de la clinique2 en demandant de l’eau, bougeant à droite et à gauche, agités, touchant à tout et renversant les objets par terre, impatients de parler. Ils parlaient en même temps et sans arrêt, mêlant, sans la moindre maîtrise, poncifs moralistes et religieux et faits vécus à l’école ou dans le métro, qu’ils voyaient pour la première fois. Ils ne parvenaient pas à nommer quoi que ce soit… Ils appelaient tout le monde « tata » ou « tonton »3. Ayant, avec beaucoup de difficulté, admis qu’ils pouvaient m’appeler par mon nom, ils ne parvenaient pas à le prononcer correctement. Taisant leur vécu dans l’institution et instruits à ne rien raconter de leur vie avec leur mère dans la favela, ils se réprimaient et se contrôlaient les uns les autres du geste et du regard.
Les risques. La psychologue insistait sur les risques que représentait un tel déplacement : deux heures de transport, entre le bus et les correspondances de métro, avec des enfants sous garde judiciaire. Le risque de fugue était réel. Il n’y avait pas de lieu pour recevoir un psychanalyste au sein de l’institution, de par sa nature même d’« institution fermée ».
L’urgence d’un calcul. Face à cela, j’estimai que ce serait peut-être notre seule rencontre. Je fis le pari de la constitution immédiate d’un lien social qui puisse apporter un peu d’apaisement à ces enfants et provoquer une rupture dans cette insistance à ne pas pouvoir nommer. Dans leur discours, une urgence à dire ce que l’institution interdisait : le nom de la mère. J’inventai alors un jeu rapide, inspiré de la Pédagogie des opprimés de Paulo Freire, dans lequel « l’opprimé » en voie d’alphabétisation est invité à extraire de son contexte socioculturel un mot significatif, générateur de conversation. Pour faire surgir le mot interdit, je suggérai que les enfants disent leur nom et, prenant la place du scribe, je me mis à écrire tandis qu’ils dictaient.
De la lettre au mot non dit. J’écrivis leurs noms sur une feuille et, lorsque je demandai : « Et le nom de votre mère ? » Silence ! Ils se regardèrent tous les trois et serrèrent les lèvres. J’insistai, affirmant qu’ici, tous les mots pouvaient être dits… Ils répondirent en même temps.
Le jeu : chacun devait identifier la lettre commune à son nom, celui de la mère et de ses frères : Maria – Marcos, Ana et Fernanda. Suivit un long silence. Puis ils constatèrent que la lettre « a » reliait leurs noms à celui de leur mère. Ils fêtèrent la découverte et parlèrent ensuite beaucoup de la dernière fois où ils l’avaient vue et de combien elle leur manquait. Les rendez-vous suivants, lors de séances individuelles, chacun a utilisé à sa façon cette découverte dans des associations libres. Ils n’ont cessé de demander le nom des choses, et se sont souvenus de leur maison, de la rue et du ruisseau qui traversait la favela…
La lettre « a » est dans mon nom
Des rêves je suis l’amour
Je suis le tout et le rien
Je suis l’amertume de la langue
Je suis le début
La fin et le milieu (Gita, Raul Seixas)
a Objet de la culture. Comme Albert (Le Feuilleton n°11) qui, par le biais d’un jeu, a pu se réapproprier son histoire, le travail consistant à faire ressurgir le mot a rendu aux enfants quelque chose que l’institution leur avait volé – le nom de leur mère et l’ « histoire de la famille a ». Fils de pères différents, le nom commun de la fratrie n’était pas celui du père mais celui de la mère (Silva). Aucun des parents ne s’est présenté au Juge pour réclamer ou assumer la responsabilité des enfants. Un cas parmi tant d’autres : « Maria da Silva ». Ce texte dialogue avec l’urgence de la lettre a – objet culturel si cher à la psychanalyse d’orientation lacanienne –, lettre que Lacan extrayait de son contexte culturel pour qu’elle devienne génératrice de notre conversation. Une conversation qui n’a toutefois pas atteint les urgences de la Loi ou de la Justice.
Ana a cultivé l’espoir de flâner à nouveau librement dans les rues avec sa mère. Dans l’institution, elle répondait agressivement et de façon provocante à l’investissement dans son infantilisation et à toute production d’un désir d’adoption et de vie de « petite fille bourgeoise » telle que représentée dans les télénovelas : elle rejetait sa poupée, criait, désobéissait, ne respectait pas les règles du groupe, proférait des gros mots. Dans le même temps, elle ne dormait plus, restant éveillée par peur de voir ses frères maltraités ou enlevés. En consultation, comme ses frères, Ana arrivait toujours en chantant et en dansant, me serrait dans ses bras et me demandait de raconter toujours la même histoire : Alice au pays des merveilles. Elle a une véritable fascination pour l’écrit. Ana a soif de savoir.
Rupture. Comme l’a chanté Seixas :
Je suis la mouche qui s’est posée sur ton potage
Je suis la mouche qui est là pour t’agacer
Et rien ne sert
De me désinsectiser
Car même le D.D.T.
Ne peut m’exterminer
Si tu en tues une
Une autre vient prendre sa place
Tel une mouche, l’inconscient de ces enfants s’est posé sur le potage de l’institution pour l’agacer. Comme l’affirme Ph. Lacadée, l’institution a encore beaucoup à travailler pour être à la hauteur des jeunes et des enfants auxquels elle s’adresse. Indépendamment du travail de chacun, les « adoptables » ont été soumis à une rupture brutale de plus, lorsqu’ils furent brusquement retirés de leurs analyses individuelles. Ceci était justifié par le manque d’infrastructure, qui rendait impossible leur déplacement au cabinet, et de surcroît par l’urgence de l’adoption. Les frères furent acheminés vers une psychothérapie comportementale. Ana fut remise à la psychiatrie. Considérant comme un passage à l’acte le geste d’Ana de monter sur le muret du terrain de sport en hurlant des gros mots et des « Je veux ma mère », l’institution fabriquait à son tour son propre passage à l’acte en acheminant Ana vers la psychiatrie. Une seconde rupture qui a fait taire Ana. Comme Max (Le Feuilleton n°13), elle fut victime d’un diagnostic psychiatrique à son insu. Dopée par des antidépresseurs, serait-elle plus à même de répondre à l’urgence de l’adoption internationale ? Chacune ayant vieilli à sa manière, en quittant l’analyste en répétant « Je veux ma mère », Ana sortait comme Zazie entrait en scène, en répétant : « Je veux voir le métro. » « Chacun sa route, chacun son chemin », chantait Tonton David…
Traduction : Carim Azeddine
1. Raul Seixas : pour écouter Gita et Mosca da Sopa : www.youtube ; http://letras.terra.com.br/raul-seixas/48312/
2. Clínica Lacaniana de Atendimento e Pesquisa em Psicanálise – São Paulo, Brésil.
3. « tia » et « tio » sont les termes communément utilisés par les enfants pour s’adresser aux instituteurs. Les enfants de rue les emploient pour s’adresser aux adultes en général (ndt).
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