Un cas d’urgence
Maryse Roy – Hôpital de Jour L’Île Verte, Toulenne
Le feuilleton préparatoire aux Journées des 23-24 janvier attend vos textes aux adresses
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Pour la plupart des enfants que nous accueillons à l’Île Verte, l’urgence se présente sous les modalités d’un corps errant, projeté comme un électron libre avec pour seule limite la présence des autres corps qui se télescopent, se heurtent ou s’ignorent. Nous pouvons évoquer l’étymologie du latin classique urgere : « pousser, presser ». C’est de cette urgence dont ces enfants témoignent lorsqu’ils sont soumis à quelque chose qui pousse, qui presse et qui ne trouve ni limite ni traduction ; pas d’objet hors corps, pas de lieu, pas d’habitat pour faire abri, avec pour conséquence une délocalisation radicale. Nous sommes alors requis de répondre à cette détresse de l’enfant, alors même qu’il refuse ce que nous lui offrons, c’est-à-dire la présence de quelques-uns : adultes et enfants dans le petit groupe d’accueil du matin ou l’atelier de l’après-midi.
Jules erre dans une déambulation incessante, il est parasité par une pulvérisation du langage qui défile métonymiquement sans point d’arrêt, les slogans publicitaires succèdent aux interjections, les mots animent le corps. Jules est perméable à l’entendu de ce qui se dit sans qu’aucune signification ne se fixe.
Jules vient d’entrer à l’Île Verte, auparavant il était chez lui avec sa maman et son papa qui ne travaillent pas. Un début de scolarité s’est rapidement soldé par un arrêt, et pourtant Jules sait lire, ce qui fait d’ailleurs la fierté de ses parents qui ne savent pas comment leur enfant a appris à lire, « certainement avec l’ordinateur ». Grâce à la machine, Jules sait lire sans passer par l’Autre de la demande et du désir, dès lors il est lecteur de ce qui est écrit, c’est-à-dire que cela se lit en tant que c’est écrit, mais cela se lit sans qu’il y ait un sujet pour le lire.
Jules est résolument seul, enfin pas tout à fait, car il n’est pas séparé de celui dont il réalise la présence, le père : un père « au boulot », un père qui fume sa clope, un père au téléphone… Nous étions prévenu, Jules ne s’était-il pas présenté ainsi : « Je suis Jules 5 ans, je travaille lundi mardi mercredi 4H 5H 8H, je me couche à minuit, je me réveille, il est 5H, non 5H30 », mais cela le laisse sans recours. La présence des enfants lui est insupportable. Dès qu’il en croise un, il l’insulte et parfois le coup fuse : « C. de ballon » ; « C’est comme ça qu’on parle et mon père, il parle comme ça, t’as compris, hé le petit il a compris. »
Jules n’a pas de représentation qui lui permettrait de répondre de sa présence d’être parlant, il n’a pas le recours de l’image qui lui permettrait de reconnaître dans l’autre son semblable. L’institution révèle l’étranger qu’il est à lui-même et provoque l’insulte. Nous prenons la mesure de la responsabilité qui est la nôtre, il y a urgence en effet à trouver avec Jules les voies d’une issue
Nous avons traité le père envahissant avec considération, mais nous avons dit que nous accueillons les enfants à l’Île Verte et les parents seulement lorsque nous leur donnons rendez-vous. Nous avons accueilli Jules dans sa langue, c’est-à-dire que nous n’avons pas cherché à y mettre de l’ordre ou à donner du sens.
Accueillir, mais ne pas en remettre, prêter une présence, savoir plutôt offrir l’égrenage du comptage des chiffres et faire silence sur tout autre signification sont les voies pour une issue. Jules sait qu’il peut compter sur nous. À la fin d’une journée particulièrement éprouvante pour lui, Jules me rejoint dans le bureau : « Tu as écrit les chiffres, avec les chiffres on ne va pas se perdre, j’avais 5 ans je suis venu à l’Île Verte. Quand tu auras 10 ans, j’aurai 25 ans et je vous raconterai de belles histoires à toi et à Carole. »
On peut lire la suite de ce texte dans le numéro 284 de La Lettre mensuelle de janvier 2010.
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