Usage de la coupure
Luc Garcia – Paris
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Un garçon, accueilli au CTR de Nonette, est assis sur une table, voisine d’une armoire de laquelle sort le son d’une radio brouillée : le curseur est placé entre deux stations, précisément là, ce qu’il a choisi exactement. Il alterne des cris bas et des instants d’égarements pour lesquels on lui dit qu’il existe des endroits dans l’institution à l’occasion de ces activités intimes. Ce brouillage de la radio est absolument choisi à ces moments là où le sujet s’adonne à une satisfaction finalement assez discrète, mais publique.
Physiquement, la radio impose un rythme qu’il est difficile de suivre, puisque le brouillage, bruit de fond, n’est pas une onde ordonnée, mais un enchevêtrement de coupures répétées dont l’alternance est aléatoire. Choisir la radio brouillée, c’est écouter la modulation de fréquence la plus extrême. L’usage original de ce garçon de la modulation de fréquence est un usage strictement privé, qui nous en apprend cependant sur le traitement de l’urgence.
En ce sens, l’urgence n’est pas un fait de chronomètre mais une conséquence du rapport de chacun à l’usage de la langue. Pour les physiciens, par exemple, systématiser les modulations de fréquences aléatoires est un vrai casse tête, car elles ne procèdent pas d’un ordonnancement mathématique. Si l’on en reste à la conception physique, l’urgence s’appelle accélération, et le souci pratique une pure conception utilitaire, que nous connaissons sous le nom de dressage, de réflexe. Or, pour ce garçon, si l’urgence est une règle d’usage physique, c’est de son usage à lui. Et si son usage de l’urgence du brouillage est corrélé à une jouissance, il nous faut trouver une autre propriété des fréquences brouillées, pour que d’une urgence se dégage un élément utilisable dans le champ clinique.
Un déplacement serait de remarquer qu’un brouillage, c’est une multiplicité de coupures. L’urgence est un fait de désarticulation. On peut entendre les cas d’urgence comme ces cas qui nous obligent à nous mettre à l’heure de la coupure. L’urgence de ce garçon n’est pas la nôtre, et, à vouloir l’ignorer, nous risquons de rentrer dans un malentendu ravageant.
La rencontre avec certains sujets m’a souvent conduit à une extrême lenteur dont ils sont plutôt reconnaissants, puisque c’est un terrain qui leur convient assez bien, compte tenu de l’originalité de leur usage de la coupure. Cette multiplicité des coupures, c’est finalement quelque chose qui conduit à la lenteur. Nous serons toujours moins lents qu’eux. Néanmoins, nous pouvons introduire des coupures dans notre usage de la langue. D’ailleurs, lorsque le hors-sens pointe dans la pratique, le résultat est assez net : il n’y a pas d’emballement, mais le consentement à la coupure, avec des changements stupéfiants : tel sujet s’habille d’une seconde à l’autre, tel autre s’assoit sur une chaise pour faire un dessin, tel autre encore dit bonjour alors que sa pratique sociale de la salutation était jusqu’alors modérée. En revanche, à suivre de trop prés le sujet, le coller au point de son urgence, alors le décollement, en retour, sera violent : logique, puisque nous n’avions rien coupé.