sur sa passe, lire en page 3
N° 60
En réponse à Yasmine Grasser
par Fouzia Liget
Le texte de Yasmine Grasser, paru dans le « Journal des Journées », mérite d’ouvrir un débat concernant un sujet aussi polémique et passionnant qu’est le voile dans la religion musulmane. Cette question m’anime, m’intéresse, de par mes origines arabo-musulmanes, fille née en France de parents d’origine marocaine, immigrés, venus en France dans les années 70, mon père étant ouvrier.
La religion, la culture, la tradition – tout cela ne dit rien de ce que c’est que d’être une femme. Elles répondent : être une femme, c’est être une épouse, fidèle à son mari, et une mère, dévouée à ses enfants – soit ce que Freud avait lui-même mis en avant, tout en ajoutant que cette réponse restait insatisfaisante. Impasse donc.
Si les traditions étouffent la féminité, l’écrasent sous la loi phallique, la femme ne se laisse pas si aisément ranger sous un signifiant, auquel cas elle souffre, elle étouffe… Le prix a payer est de céder sur son propre désir, son désir de femme. C’est par le biais du symptôme et de la souffrance qu’il y a chance pour la femme de se libérer du carcan traditionnel souvent écrasant.
C’est pourquoi, pour les pays arabo-musulmans, je fais le pari du symptôme et de la psychanalyse.
La femme est pas-toute dans la loi phallique. Le recours à l’analyse permet de lever la chape de plomb qui pèse sur elle, afin que puisse émerger pour elle un « devenir-femme » au-delà du regard de l’Autre. Pour reprendre l’énoncé de Jean-Louis Gault lors de la Journée de samedi, après les exposés de Laure Naveau et Laura Petrosino, « On ne naît pas femme, on le devient ! »
Comment devient-on femme au 21ème siècle ? Ma réponse : par la voie de l’analyse, et dans un combat solitaire pour rejoindre la vérité de son désir de femme – solitaire, mais pas sans son analyste.
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Pour toute musulmane pratiquante, le voile islamique est avant tout une obligation religieuse Libre à chacune de le porter ou non. Dans un pays comme le nôtre, où la laïcité prime dans les lieux public, le porter, c’est assumer le risque de se trouver exclue du monde du travail. C’est l’une des grandes polémiques concernant le voile. Celles qui le porte attendent de la France une reconnaissance de leur singularité, de leur pratique religieuse.
Allah, dans le Coran, après avoir ordonné aux hommes de garder le regard baissé, demande au Prophète Mohammed de s’adresser aux croyantes en ces termes :
« Et dis aux croyantes de baisser leurs regards, de garder leur chasteté, et de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît et qu’elles rabattent leur voile sur leurs poitrines ; et qu’elles ne montrent leurs atours qu’à leurs maris, ou à leurs pères, ou aux pères de leurs maris, ou à leurs fils, ou aux fils de leurs maris, ou à leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs, ou aux femmes musulmanes, ou aux esclaves qu’elles possèdent, ou aux domestiques mâles impuissants, ou aux garçons impubères qui ignorent tout des parties cachées des femmes…. »
Le second verset qui évoque l’obligation de porter le voile est le 59ème de la Sourate 33, dans lequel Allah dit :
« Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants, de ramener sur elles leurs grands voiles : elles en seront plus vite reconnues et éviteront d’être offensées. Allah est Pardonneur et Miséricordieux. »
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Pourquoi, en Islam, cherche-t-on à voiler les femmes ? afin de préserver leur pudeur et leur chasteté. Le voile a pour fonction première d’assurer aux femmes musulmanes pudeur et discrétion.
Que penser alors du voile en France ? En France, les femmes voilées sont minoritaires, elles se font remarquer, intention inconsciente ou non, on les distinguent entre toutes les autres , et pire pour celles qui portent la bourka, et le nighab. On est loin de la discrétion.
Qu’en est-il de la pudeur ? Le voile a pour fonction de dissimuler, cacher, dérober le corps féminin au regard masculin. En parallèle, l’Islam donne une place importante à la sexualité. Entre les époux, la sexualité est reconnue, et même encouragé. L’Islam reconnaît qu’il est normal qu’un homme et une femme recherchent le contact sexuel. C’est pourquoi il codifie les rapports entre les sexes. Le voile permet aux femmes musulmanes pratiquantes de s’avancer dans la sphère publique, dans le monde du travail. Le voile permet donc la mixité.
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Lorsqu’on pense Islam, le préjugé qui émerge d’emblée, c’est : soumission de la femme à l’homme.
Dans la culture arabo-musulmane, la femme fascine, dérange. Elle y est décrite comme une diablesse, « chitana », une tentatrice, une séductrice. Les poètes arabes ont de tout temps chantés le charme et la beauté des femmes orientales. La femme est perçu comme une chasseresse, et l’homme comme la victime. La faute est imputée aux femmes et la faiblesse à l’homme. Pour préserver l’homme d’être détourné de Dieu et du droit chemin, on recommande aux femmes de se voiler. Le voile indexe donc le pouvoir du corps féminin sur l’homme – la supériorité de la femme sur l’homme. Elle a le pouvoir de détourner n’importe quel homme de sa foi envers Dieu : la passion est déraison, l’amour rend fou… Point trop de passion, de désir et d’amour !
Il y a donc un envers : le voile révèle ce qui se cache, connotant sa transgression possible. L’interdit pointe la jouissance. Le voile indique que toute relation à l’autre sexe implique nécessairement la question sexuelle. Le corps féminin en est d’autant plus sacralisé.
Cela montre bien combien les traditions, les religions, sont obsédés par la crainte de la sexualité féminine et du corps féminin. Quand vous êtes une fille de tradition arabo-musulmane, on vous apprend très tôt la pudeur, dès la puberté. Ce sont les mères qui transmettent cela aux filles. On vous apprend comment vous habiller. On vous dicte comment vous comporter. Ce n’est pas pour rien que les filles ont une place importante dans les familles : elles portent l’honneur du père. La virginité en est le garant. Et si les sorties sont autorisées pour les filles, les mères leurs transmettent l’obligation de chasteté : « Embrasse, mais attention à ta “boîte en or” ».
Toute l’énergie de la culture arabo-musulmane vise à faire taire et à cadenasser la sexualité féminine, à séparer les sexes. La pratique de la séparation des sexes dans les mariages, par un rideau, et la non-mixité, restent courantes dans beaucoup de familles maghrébines pratiquantes. La religion autorise les femmes voilées à retirer leur voile devant leur père et leurs frères, mais dans la réalité, beaucoup ne se l’autorisent pas, par honte, par pudeur.
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En France, le voile vous isole dans le monde du travail, voire vous en exclue. Et pourtant les femmes qui portent le voile attendent de la France une reconnaissance de leur singularité. Elles veulent travailler. Les femmes musulmanes voilées ne sont plus cantonnée à la sphère privée, elles étudient aussi bien que les hommes, vont à l’Université, se mélangent, ont le désir de réussir dans le monde du travail, dans le monde politique et social. Elles sont françaises, nées en France. Elles se vivent modernes et occidentalisées.
C’est d’ailleurs ce qui dérange, puisqu’on fait très vite l’équation : voile = soumission. Leur refus de retirer le voile a pour elles des conséquences tragiques : exclusion, souffrance, incompréhension. Le risque est d’aller vers un communautarisme musulman : faire bloc contre l’injustice, et le sentiment de rejet et d’oppression, alors que la mixité culturelle est une richesse qui permet de dépasser l’ignorance et les stéréotypes.
La religion n’est-elle pas avant tout une affaire personnelle et spirituelle ? Qu’a-t-elle affaire à s’afficher aux yeux de tous ? Certaines femmes musulmanes voilées trouvent des compromis, en s’autorisant à retirer le voile dans leur milieu professionnel.
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Je termine en mettant l’accent sur une division et un paradoxe dont les filles musulmanes émancipées ont l’expérience.
D’un côté, à force d’être dévoilé, dénudé, exposé, exhibé, comme objet érotique, le corps féminin perd en fait de sa valeur érotique, voit diminuer son agalma, est banalisé.
De l’autre, la pudeur, au nom de quoi le corps féminin est voilé, a pour résultat d’érotiser en fait ce corps, de le sacraliser.
Donc, une fille qui se dévoile pour se fondre dans la société française, et y faire son chemin, a en même temps le sentiment d’une perte : restera-t-elle aussi désirable pour l’homme que ses sœurs voilées ?
On voit ainsi se dessiner deux positions extrêmes concernant le regard porté sur le corps féminin.
DÉBAT SUR LA PASSE
Francesca Biagi-Chai : Le voile soulevé
Le débat sur la passe a été ouvert par Sophie Gayard, à partir de la constatation qu’avait faite à l’Assemblée générale Gil Caroz, sur l’absence de toute nomination récente d’AE.
Nous sommes dans un moment incisif, fécond et fondamental pour la passe après « le silence » qui l’a entourée depuis plusieurs années, qu’a souligné Hélène Bonneau. Ce silence est, je crois, beaucoup plus ancien, il a des facettes diverses, et il nous revient de ne pas le laisser s’installer.
C’est dans le contexte actuel de l’histoire de la passe, en prenant la mesure de sa signification, que je vais soulever un voile concernant ma passe.
J’ai fait la passe il y a un peu plus de 10 ans. Le cartel qui ne m’a pas nommée m’a fait la réponse suivante : « Le cartel a beaucoup apprécié le témoignage de votre passe, mais il ne peut conclure à la nomination ». Cette réponse ne m’a pas convenu, elle m’avait été donnée très tardivement mais surtout il y avait à travers ses termes comme un aveu d’impuissance dont je ne saisissais pas le point pivot de la décision. Je demandai alors à rencontrer le plus – un du cartel (Alexandre Stevens). Il me dit très simplement que le cartel avait opté pour une modalité de décision. Il fallait, certes après discussion, pour nommer quelqu’un, avoir l’unanimité. Une personne avait, à mon égard, opposé un veto : Gennie Lemoine.
Gennie Lemoine était une personnalité de l’École, appréciée entre autres pour sa détermination, sa pugnacité, et son parler franc. J’ai demandé à la voir. Elle accepta, je me rendis chez elle. C’était la première fois que j’y allais. En quittant la salle d’attente on traversait un grand salon carré, son bureau était de l’autre côté. Elle vint à ma rencontre, et levant un doigt interdicteur, me dit : « Moi, vivante, vous n’enseignerez jamais en Italie ». Je n’avais pas pensé à cela, mais il me vint à l’esprit que les groupes de psychodrames qu’elle avait formés dans ce pays avec son époux Paul Lemoine avaient dû être ébranlés par les conférences que Jacques – Alain Miller et quelques autres collègues y avaient donnés, centrées sur un retour à la clinique.
J’entrai dans son bureau, et elle s’intéressa à deux interprétations dans ma cure. A l’âge de 5 ans, un jeune homme qui était pour moi comme un père, mourut le mien venant d’émigrer en France,. Après l’enterrement, je m’accrochai à la statue d’un ange dans le cimetière, et refusai de partir. Pendant longtemps, dans une analyse précédente dont j’ai parlé au cours des Journées, cela avait été interprété comme la peur de la mort. Une scansion de Jacques- Alain Miller a inversé l’interprétation et fait apparaître le désir d’y rester ou plutôt sa jouissance, la pulsion de mort. Jenny Lemoine voulait que je réévoque ce moment de l’enfance pour ajouter quelque chose à l’interprétation. Je ne pouvais pas lui en parler spécifiquement.
En 1990 l’École connut une crise, il y eut de la part de Jacques- Alain Miller une mise à ciel ouvert (Acier l’Ouvert, Lettre mensuelle n°85, janvier 1990) et la tenue de débats pendant deux jours, la Tétrade, à l’hôtel Lutétia. A cette occasion, j’avais écrit un texte. Je l’avais remis à mon analyste, au moment de ma séance. Le samedi de la Tétrade, j’entendis celui-ci évoquer certains points qui rappelaient fortement mon texte. « Tiens, il y en a d’autres qui pensent comme moi ». Cela me réjouissait. Je l’entendis alors demander si j’étais dans la salle, et si je pouvais venir à la tribune lire ma contribution. Je ne l’avais pas avec moi, et c’est lui qui me la donna. Après ce moment, s’ensuivit à son égard un état amoureux qui allait être analysé. Une coupure s’était produite qui avait séparé, sans retour, le père et l’homme, et ouvrait sur le désir et la pulsion. J’avais détaillé ce moment comme un acte de sa part : m’appeler sans me prévenir. Une interprétation donc. Une interprétation en acte, une chirurgie.
Vigoureusement, Gennie Lemoine refusait d’y voir une interprétation. Je ne discutai pas plus avant, mais elle me dit encore qu’elle aussi avait fait la passe, qu’elle n’avait pas été nommée, et que Jacques Lacan lui avait dit que « les meilleurs AE sont ceux qui ne sont pas nommés ». J’y voyais pour ma part une interprétation faite par Lacan qui la concernait. Par ailleurs, au cours d’après-midi de la passe, elle exposa le fait que la décision de nommer ou pas était de l’ordre de l’intime conviction, d’un point de certitude qui se façonnait en chacun et qu’il n’y avait pas de raison de discuter ou de démontrer ou de théoriser sur ce point.
J’apporte aujourd’hui ce témoignage pour participer à la mise en circulation d’éléments de savoir, de bribes de savoir pour parler du silence plus ou moins visible ou insidieux, et serrer de plus près les points nodaux de la passe. De la passe autour de l’AE qui reste, elle ou lui, son horizon, sa réalité.
Dominique Chauvin : Dans la série
Le texte de Sophie Gayard, bientôt suivi par celui d’Anne-Marie Le Mercier ont éveillé en moi un vif écho, et j’ai éprouvé le désir de m’inscrire dans cette série. J’ai donc rédigé ceci la nuit dernière mais ce matin, déjà huit autres interventions étaient venues s’y ajouter. Je précise donc que je ne me réfère ici qu’aux deux premières et que c’est d’un côté avec Sophie, de l’autre avec Anne Marie Le Mercier que je me suis lancée dans une sorte de dialogue.
Beaucoup de leurs interrogations rejoignent en effet celles qui furent les miennes dans l’après-coup de ma passe, laquelle remonte maintenant à une dizaine d’années, puisqu’elle eut lieu en pleine « crise » de l’Ecole. Lors de la première assemblée générale d l’ECF à laquelle j’assistai, j’eus même l’audace de déjà poser cette question : celle de l’absence d’aucune place, à part celle de la procédure elle-même, pour le témoignage des passants qui ne sont pas nommés AE. Mais l’heure n’était pas encore venue et il me fut répondu, assez sèchement mais à juste titre, que ce qui était à l’ordre du jour était la reconstruction d’une Ecole et non les états d’âme des nouveaux entrants. C’était en effet l’absolue priorité.
Je ne peux répéter ce qui a déjà été dit, et vais donc y aller de mon expérience personnelle pour amener une ou deux autres remarques susceptibles, peut-être, d’atteindre un certain degré de généralité.
Dans les embarras où j’étais avec mon désir de passe, ce qui balaya finalement mes doutes et mes rationalisations fut l’idée qu’après tout, puisque l’Ecole semblait concernée par la constitution d’une clinique de la passe, pourquoi ne pas tenter d’y contribuer ? A partir de ce moment, je fus emportée dans quelque chose de très pulsionnel et ne me posai plus de questions sur l’opportunité de me prêter à l’expérience : j’étais dedans. Comme le dit si bien Sophie, la passe est une chance pour nous, et le bénéfice subjectif que j’en retirai fut très grand. Je travaillai plus en un mois qu’au cours des douze années précédentes. Mais quant au recueil de ce savoir, que je m’étais imaginé être au cœur du dispositif, je déchantai très vite. Si l’expérience était sans doute pleine d’enseignements pour les passeurs et accessoirement pour les cartels, elle me parut avoir de faibles retombées sur l’ensemble de l’Ecole, dans la mesure où l’élucidation en incombait uniquement aux AE – une brillante mais infime partie de ceux qui avaient répondu à l’appel – et dont le témoignage laissait par définition de côté les points d’achoppement des passes inabouties.
Au fil des années, il me sembla aussi qu’autant le premier témoignage d’un AE après sa nomination était toujours un moment très fort, qui tranchait par le style de l’énonciation avec tout ce que la personne en question avait coutume de dire, autant cet effet retombait vite. Ceux qui avaient l’habitude d’enseigner continuaient à le faire plus ou moins sur le même mode qu’auparavant, tandis que les autres se risquaient, avec plus ou moins de bonheur ou d’angoisse, à ce nouvel exercice. Les soirées des AE me semblaient surtout une chance pour ces derniers (en même temps qu’une épreuve bien sûr, voire pour certains un fardeau), un cadre à eux offert pour faire leurs premières armes – plutôt qu’elles n’étaient destinées à enseigner l’auditoire (ce qu’elles faisaient aussi). Mais j’avoue que je n’ai jamais eu l’opportunité ou la persévérance de suivre intégralement, pendant trois ans, l’enseignement d’un AE.
Cependant la question qui vient aujourd’hui sur le devant de la scène s’était sans doute posée auparavant. Il y avait eu des tentatives pour donner la parole, si peu que ce fût, aux passants qui n’avaient pas été nommés. Et, précisément, l’année de ma passe, nous fûmes quelques-uns à être invités à témoigner, au cours d’une soirée rue Huysmans, de notre « entrée à l’Ecole par la passe ». Cette initiative resta sans lendemain.
Je vous fais part de ce qui m’arriva car cela me paraît maintenant assez comique. La réponse du cartel, telle qu’elle me fut communiquée par le secrétariat de la passe, était beaucoup plus concise que celle faite à Anne Marie Le Mercier : on me dit simplement qu’une « recommandation » était adressée au Conseil de m’admettre comme membre de l’Ecole. Quand quelqu’un me téléphona pour m’inviter à cette soirée, je fus tellement interloquée que je restai coite – mon silence dura si longtemps qu’il finit par susciter un doute chez mon interlocutrice. « Vous avez bien fait la passe ? », me demanda-t-elle. Certes, j’avais fait la passe mais, de mon point de vue, je n’étais pas entrée à l’Ecole pour autant ! – puisque ladite recommandation n’avait pas encore été entérinée par le Conseil, qui traitait alors cette question lors d’une réunion unique, juste avant les vacances d’été. Or je connaissais la réponse du cartel depuis le mois d’octobre de l’année précédente.
On eut beau me représenter que cette situation atypique (mais non pas unique) faisait justement tout le sel de mon cas et qu’une intervention de ma part n’en serait que plus intéressante, elle me parut à moi tellement incongrue qu’il me fut impossible d’accepter. Quel était d’ailleurs le statut d’une « recommandation » ? Ayant fait, entre autres, des études de droit, je ne manquai pas de m’interroger sur la valeur de ce terme, mais cela venait aussi un peu trop tôt. Je gardai d’ailleurs ces réflexions pour moi. La question fut abordée lors d’une assemblée générale, un ou deux ans plus tard. Il était entendu à l’époque que le Conseil entérinait toujours. Je m’étais cependant souciée des modalités du vote. L’unanimité était requise, m’avait-on dit. Et si quelqu’un objectait, que se passerait-il ? En serait-il à nouveau débattu l’année suivante, ou bien mon entrée à l’Ecole serait-elle définitivement rejetée ? Mystère.
Je n’étais d’ailleurs pas inquiète outre mesure. Même de la réponse du cartel, je ne m’étais pas tellement souciée. Je l’avais attendue sans impatience : je considérais que j’avais fait ma part du travail et que le reste ne me regardait plus. En revanche, je passai cette année universitaire comme dans un entre-deux, une sorte de no man’s land. Je ne pouvais plus dire que je ne faisais pas partie de l’Ecole et je ne pouvais pas dire non plus que j’en faisais partie. Ma solution fut de m’en absenter, ce qui m’arrangeait dans une certaine mesure car j’avais à l’époque bien d’autres chats à fouetter. Une solution désastreuse cependant pour la poursuite de mon travail et pour mon intégration dans l’Ecole. Je m’étais dit pendant mon « travail de passe » que n’importe quelle réponse, y compris un refus pur et simple, présenterait certains avantages. Le tout était de cesser d’attendre à la porte comme le personnage de Kafka, et la réponse serait ce que j’en ferais. Eh bien, je n’en fis pas grand-chose ! — A suivre
Esthela Solano Suarez : La voix des passeurs
Le débat récemment ouvert autour de la passe dans le JJ, s’inscrit dans la suite des conséquences des dernières Journées de l’Ecole. On en vérifie dès lors, que le courant du désir qui en émane a troué nos échanges habituels à propos de la psychanalyse en intention, permettant ainsi à d’autres voix de se faire entendre, autres que celles des A.E. ou des membres des cartels.
Parmi certaines d’entre elles, celles de deux passeurs s’élèvent, deux femmes, qui s’avancent et disent haut et fort dans le JJ N° 58 comment la passe, depuis leur position, leur apparaît comme étant « lourde et opaque », enveloppée d’un habit « intimidant et secret », selon l’expression de Dominique Heiselbec. À son tour, Jeanne Joucla fait valoir par ses propos la solitude et le silence qui entourent le travail des passeurs, signalant à juste titre que les textes abordant la question relative aux passeurs « datent du tout début de la passe » à l’Ecole.
Nous devrions prendre très au sérieux les questions soulevées par nos collègues. Il fut un temps, il est vrai, où à l’Ecole on parlait des passeurs, de leur fonction, de leur responsabilité en tant que plaque sensible et pièce fondamentale du dispositif. Je me demande si, avec le temps, nous n’avons pas laissé les passeurs exclus d’une conversation qui devrait avoir lieu, afin qu’ils ne portent pas seuls une charge dont personne ne soulève désormais l’importance et les enjeux.
Le passeur incarne par rapport à la passe « son essence même », de plus « il est cette passe », selon la première version de la Proposition donnée par Lacan.
Il serait temps pour nous de débattre sur la question des passeurs, sur leur introduction dans le dispositif, faire valoir le précieux de leur fonction, mais aussi dégager les facettes de leur fonctionnement. Le moment est venu pour nous d’exprimer ce que nous attendons d’eux. Quels sont les passeurs que l’Ecole veut offrir aux passants pour la réception et la transmission du témoignage ?
Si le passeur est celui qui « est cette passe », alors le passeur est supposé être habité par la passion de l’ignorance, laquelle le pousserait à vouloir en savoir un peu plus. Un passeur curieux qui pose des questions justes et pertinentes, un passeur qui cherche le détail, le « divin détail », un passeur qui fait preuve d’un esprit de « finesse », et qui en aucun cas, limite sa fonction à la prise de notes. La fonction du passeur ne peut se confondre avec celle de la chambre d’enregistrement.
Au fil du temps, les passeurs se sont vraisemblablement trouvés dans leur solitude, frappés d’inhibition. C’est par mon récente expérience des cartels de la passe que m’est venue cette réflexion. Écrasés par des tonnes de notes prises pendant le témoignage, ils sont habités par l’anxiété de devoir faire passer en peu de temps une quantité considérable de rêves, de dates, de cycles, de périodes, de données du roman familial, parfois très complexes, et des parcours qui comprennent parfois plusieurs séquences d’analyse accomplies avec plusieurs analystes. Le souci de l’exactitude, peut les amener à ne pas pouvoir décoller de leurs notes.
Ils reçoivent très souvent à leur tour un témoignage écrit par le passant qui leur en fait la lecture.
Devant le cartel, le passeur lira à son tour les notes qu’il a prises à partir du texte du passant.
De ce fait, le texte arrive au cartel usé, fermé, plat et sans souffle. Le cartel tente de faire sortir les passeurs de cette routine, mais consent, la plupart du temps, à recevoir et à retranscrire à son tour le témoignage qui suit mot à mot le texte écrit.
Il se pourrait alors que cette prévalence prise par l’écrit dans la procédure de la passe soit un élément qui contribue à sa mortification, faisant obstacle à la transmission du plus vif et du plus authentique de ce qui se transmet, étouffant l’énonciation du passant. Ce qui s’y perd alors au fil du témoignage, c’est son énonciation. Si la position d’énonciation n’y apparaît pas, le cartel peine à la restituer et à trouver les arêtes de ce qu’il a entendu.
Vivifier la passe, lui donner un nouveau souffle, dégager la force et la puissance d’un dire articulé à un désir qui se fait volonté, demande de libérer la parole qui circule dans le dispositif, de la libérer de son carcan d’inhibition, et pour se faire il est urgent de l’arracher de l’emprise de l’écrit afin que les passeurs fassent entendre une voix.
LETTRES ET MESSAGES
Marina Frangiadaki : Traverser les frontières du langage
Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage…
Ces journées m’ont bouleversée tant par des exposés qui témoignaient du plus singulier de chacun que par leur ferveur politique. La décision de Jacques-Alain Miller de créer l’Université Populaire de Psychanalyse et le discours de Mme Mitra Kadivar, véritable leçon d’un désir décidé tel qu’une analyse peut en produire, ont été les moments qui m’ont marqués le plus.
Je m’apprête à traverser les frontières, dans un mouvement de retour chez moi, pour aller servir la psychanalyse et l’Ecole dans mon pays d’origine, la Grèce. C’est dans l’après-coup de ces Journées, emportée par l’enthousiasme et le désir que cet événement a dégagé, que j’ai pu cerner au divan que vouloir retraverser les frontières géographiques est pour moi la conséquence et l’effet d’une traversée précédente, celle du langage pour toucher à la jouissance de la lalangue.
J’ai pu cerner d’une façon plus claire que la décision était déjà prise sans que je me rendisse compte, depuis le moment où, dans mon analyse, j’ai pu entendre l’équivoque en grec de deux signifiants, S1 fondamentaux qui ont laissé des traces dans mon inconscient. Pendant des nombreuses années, j’avais donné dans mon analyse, faite en français, une traduction de ses signifiants qui n’était pas exacte. Cette fausse traduction leur donnait un sens qui permettait d’abriter la jouissance qu’ils chiffraient. Une fois cette équivoque dégagée, non sans perte de jouissance, la voie était alors libre pour que la langue maternelle devienne aussi la langue de la psychanalyse.
Le désir de la pratiquer, de la traduire, de la soutenir dans la langue grecque et par la suite de m’installer en Grèce était né.
Des collègues de la NLS travaillent en Grèce avec acharnement. Ils publient, traduisent les textes de Lacan et soutiennent des activités pour créer un transfert de travail dans un pays où la psychanalyse semble être en voie de développement. Un travail indéniable a été accomplit, mais il y a encore beaucoup à faire pour contribuer à faire exister la psychanalyse en Grèce.
J’ai appris pendant ces années de formation analytique que, dans l’Ecole de Lacan, il n’y a pas de place pour des groupes. La Cause est Une, mais chacun trouve sa place pour y contribuer avec son propre style et sa singularité, comme les Journées l’ont bien démontré. Être membre de l’Ecole ne comporte pas de s’installer à une place confortable, mais crée un nouveau lien avec le désir, dans un rapport décidé à la Cause freudienne qui nous impose de l’humilité.
Avant de repartir chez moi, il m’a été donnée la chance d’assister dans la joie à la création de « Amicale-Champ freudien » et de « Immigrec », tous deux conséquence de la juste interprétation de Jacques-Alain Miller, qui a compris la nécessité de créer de tels espaces à Paris. L’ « Immigrec » a comme ambition d’être un pôle d’accueil pour les jeunes Grecs qui viennent à Paris pour la psychanalyse et pour recevoir une formation émanant de l’Ecole– comme ce fut le cas pour moi il y a quinze ans. J’ai eu l’énorme plaisir de participer à sa naissance, aussi bien que le devoir d’assurer et de soutenir son fonctionnement pendant un laps de temps d’un an, pour ensuite, tout simplement, passer le relais.
Pierre Naveau : Une soirée à l’École – La performance d’un cartel
Lundi soir, à l’École. Un cartel prend la parole : Dalila Arpin, Daniela Fernandez (plus-un), Marina Frangiadaki, Sophie Gayard, Camilo Ramirez. Il y a du monde, beaucoup de monde. C’est un effet, je pense, des Journées et du Journal des Journées. Le site de l’École y est aussi, assurément, pour quelque chose.
Le thème est : « Fictions ». L’on pense, d’emblée, à Borges, à son recueil de nouvelles. L’enjeu est de tourner autour du fameux énoncé de Lacan : « La vérité a une structure de fiction » (Séminaire IV, p. 253).
Daniela Fernandez évoque, d’abord, la relation qu’il y a, selon Freud, entre l’invraisemblable et la fiction. Freud l’indique, en particulier, dans son Léonard de Vinci. Daniela Fernandez fait ainsi le tour des fictions freudiennes : fantasmes, théories sexuelles infantiles, souvenirs-écrans, délires, mythes, etc. Elle met, ensuite, l’accent sur le paradoxe lacanien que Jacques-Alain Miller a mis en lumière dans son Cours (3-XII-2008). Ce paradoxe oppose un réel qui ne trompe pas (l’angoisse, par exemple) à un réel qui, au contraire, ment au partenaire (quel qu’il soit) (« Télévision », Autres écrits, p. 516).
Sophie Gayard pose la question de savoir si le rêve est une fiction. Elle se réfère au rêve bien connu de la petite Anna Freud : Anna F.eud … F.aises … etc. La petite Anna se satisfait, au moyen du rêve, de ce qui lui est, pourtant, interdit. Elle trouve sa satisfaction grâce au signifiant qui donne de la saveur à la chose interdite. Sophie Gayard conclut que le rêve n’est pas une fiction stricto sensu.
Un axe s’ébauche ainsi : Quel rapport y a-t-il entre la fiction et le réel du traumatisme ?
Daniela Fernandez reprend la parole. Elle choisit, cette fois-ci, d’aborder ce rapport (entre le réel et la fiction) par le biais de la trilogie de l’écrivain hongrois Imre Kertész : Être sans destin, Le refus et Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas.
Kertész insiste sur la différence entre le roman et l’autobiographie. Il avait 15 ans, quand l’horreur lui est tombée dessus et qu’il a disparu dans le trou du traumatisme – Auschwitz. Il lui a fallu dix ans pour essayer d’en sortir et trouver le chemin du récit. Mais son récit s’est heurté à un refus. Les éditeurs hongrois n’ont pas publié son livre. Le refus dont parle Kertész est, donc, le refus de ce refus. Il pense ne pouvoir trouver le salut que dans la fiction. Telle est la thèse que défend Kertész. Il écrit un roman sur ce qu’il est impossible de décrire et, par là même, d’écrire. Il s’éloigne ainsi d’un réel primordial et en invente un autre – un réel qui ne craint pas de mentir. Comme le reconnaît Kertész, « les phrases en savent plus que lui ». Le problème de la fiction, comme l’a fait remarquer Sophie Gayard, devient ainsi un problème éthique.
Marina Frangiadaki et Camilo Ramirez ont animé la discussion d’une façon fine et opportune. Cette soirée a été une heureuse surprise.
Philippe Cousty : Je ne veux pas céder ma place
Venant de lire le JJ 54, j’ai choisi de vous écrire à travers le Journal des Journées sachant que la décision de publier cela bien entendu vous appartient. C’est une façon de dire que vous n’êtes pas le seul, même si vous êtes souvent celui par qui les choses arrivent.
Je viens de lire le texte d’Alain Vaissermann dans le JJ, il m’a fait prendre la plume, et la parole, en disant les choses comme elles me viennent.
J’y réagis d’autant que sa référence à la LCR m’a rappelé le temps où je fus militant de cette organisation que j’avais choisie parce qu’elle était anti, anti capitaliste, et surtout antistalinienne, parce qu’elle autorisait en son sein la création de tendances, voire de fractions quand on était en désaccord avec sa ligne offrant dans son journal des tribunes où elles avaient le droit de s’exprimer. J’y étais entré en 73, elle était le lieu de débats, d’interrogations, dépassant le simple cadre de la politique pour engager des réflexions sur la société, y soufflait un air de jeunesse. J’y étais car j’étais contre le culte de la personnalité et la concentration du pouvoir par quelques uns, sans d’ailleurs me rendre compte que le pouvoir n’est pas à prendre, que ce n’est pas cela dont il s’agit mais de prendre place, de trouver sa place. Sans avoir saisi qu’être anti est un vouloir le pouvoir, c’est supposer un Autre qui aurait le savoir comment faire.
J’y étais entré pour faire ma voix, peut-être pour l’entendre, traiter cet objet, pour prendre la parole, me faire entendre, au moins faire entendre une plainte que le monde soit si mal foutu….Je l’ai quitté en 1988, le vent du désir ne soufflait plus pour moi, mon symptôme y avait trouvé à s’enkyster, je m’y étais étouffé, je cherchais un souffle en allant m’allonger trois fois par semaine chez un freudien, puis à la suite de son décès chez un membre de l’Ecole. J’avais choisi de faire une psychanalyse, parce que je ne pouvais plus vivre ainsi, par urgence depuis 1980, découvrant que j’avais une part dans le fait que ce monde je le trouve sens dessus dessous…et j’avais choisi un analyste de l’ECF pour continuer ma cure.
Lors de ma séance d’analyse ce matin ; j’évoquais une scène : je suis dans le train, je parle à une collègue, et une autre personne l’interpelle, elle cesse de me parler pour lui répondre et engager un échange avec elle.
Je suis parti me disant que j’étais mis à la porte.
L’analyste me dit « pourquoi cédez-vous votre place »?
Cela a résonné pour moi avec le vent qui souffle dans et autour de l’école, dans lequel j’ai été pris, puisque j’ai présenté un travail dans un cartel fulgurant qui préparait les journées et qu’il servit de base à un texte que j’ai envoyé.
Je suis sans nouvelle de ce qu’il reçut comme accueil et cela m’a divisé, d’emblé j’ai pensé qu’il n’avait pas été retenu, qu’il n’avait pas de valeur pour l’Ecole, qu’elle ne me voulait pas et ce d’autant qu’elle ne m’avait jamais répondu à ma demande d’entrée, me laissant à la porte.
J’en ai été meurtri de ne pas avoir de réponse et ai choisi faire le mort, (un mort coléreux un des noms de mon symptôme) dès qu’on abordait ce sujet. Je me suis bien gardé de demander les raisons, où de faire savoir jusqu’à aujourd’hui mon désappointement comme on dit en anglais (disapointed).
J’avais pour mon texte décidé de faire confiance aux engagements que vous, Jacques Alain Miller aviez pris de répondre à ceux qui avaient fait ce pas d’ écrire, de prendre place dans la valse des témoignages, de se risquer. Un reste pourtant était là, je pensais que pas de réponse c’était un rejet de ce travail, et que si on me disait que mon texte devait être totalement réécrit je laisserais tomber. N’étais-je pas en train de rejouer le même scénario fantasmatique »je suis le mal aimé, je suis le délaissé »?
Eh bien non, je ne veux pas céder ma place, celle que j’ai choisi en m’inscrivant.
Et je crois que j’ai compris cela ce matin avec cette intervention. Oui céder sa place c’est pour moi céder sur mon désir, et quand on approche de son désir l’on peut fuir car l’angoisse n’est pas loin.
A suivre
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« D’orage », parce que ces journées m’ont bouleversée. Dès la première intervention je fus saisie. La surprise d’un effet … Le témoignage d’Esthela Solano-Suárez me renvoyant à ma propre cure, à ce que la question des Journées convoquait, et, cette interprétation de Lacan qu’elle nous rapporta de sa cure avec lui : « Ma chère, c’est une mise à l’épreuve. »
« De fatigue », parce que les larmes et la solitude ont accompagné « mes » journées d’automne, et le lapsus que je fis en arrivant à Rennes… Le témoignage de Dominique Laurent qui dépliait ce film Million dollar baby et qui me faisait associer sur un autre Man on fire de Tony Scott, me fit entendre ce sur quoi je pleurais.
Il y aura bien un avant et un après de ces Journées. Un après qui ne sera pas moins singulier que ce qu’elles furent pour chacun. Singulier parce « la mise à l’épreuve » sera bien celle de mon désir pour la psychanalyse. Solitude parce qu’il n’en tient qu’à moi. Dominique Laurent disait aussi ce samedi « le ravage maternel pousse à un appel au père, d’une garantie ». L’ECF 3 me l’a donnée car il y a eu l’effet de la place accordée aux « jeunes », celles et ceux de mon âge, Caroline Pauthe-Leduc, Anaëlle Lebovits, etc.
Que ses Journées furent formidables est un euphémisme, elles furent bien plus, un acte, le vôtre cher Monsieur Jacques-Alain Miller. C’est après qu’est venue « la paix du soir ». Je vous en remercie. S’ensuit mon enthousiasme pour les Journées de Rennes, et mon désir d’y contribuer.
Si ces Journées resteront longtemps inscrites dans nos mémoires, elles ne cesseront et ne doivent cesser de faire événement, « événement de discours ». Il en va de la responsabilité de chacun, analystes, analysants, tous autant engagés dans la défense de ce qui pourtant, de prime abord, ne trouve figure, et qui pourtant ne cesse de se faire entendre à chaque clocherie du discours, au détour de chaque « formation de l’inconscient ».
Mais rester sidéré sous l’Acropole ne suffit pas.
Il fallait donc, pour que l’événement se fasse, qu’un objet y fût mis, qu’une part y fût misée, qu’un semblant y circulât ; s’autoriser à prendre la parole sur ce qui peut bien évoquer, pour chacun, un Comment on devient analyste au XXIe siècle remobilisa le désir de transmettre ses « intimités ordinaires » non pas dans quelque déballage vide-grenier d’éléments épars mais référé à ce qui, pour chacun, devait s’avérer le plus précieux, prélevé sur le bord le plus tranchant de sa propre cure : du versant le plus réel, faire témoignage.
S’engager dans une cure, faire le funambule avec sa destinée, jouer avec la langue au point d’en être réduit au silence, jouer avec l’inconscient au point de s’en faire le « déchet » tels sont les moments plus réels que vrais auxquels le sujet à affaire. Philippe Lacadée revient sur cette « subjectivité de déchet » qu’il s’agit d’assumer en tant qu’analyste dans le JJ 43 et rappelle cette formidable conclusion de Jacques-Alain Miller au Congrès de l’École Freudienne le 2 novembre 1974 : « la psychanalyse n’est certainement pas ce discours qui ne serait pas du semblant. Elle prend, elle aussi, son départ d’un semblant, l’objet a. Comme tout autre discours la psychanalyse est un artifice. Elle est un certain mode d’aborder lalangue. Son privilège, à la psychanalyse, telle que Lacan la définit, est d’être ce biais qui a vocation à faire défaillir les semblants. Cela suppose qu’elle n’en remette pas sur le sien, parce qu’après tout, son semblant à elle, il est abjection. » (Conclusion reprise dans un texte publié dans Ornicar ? sous le titre « Théorie de lalangue » en Janvier 1975)
La traversée subjective que permet la cure confronte le sujet à autant d’événements « réels » que l’École a la responsabilité de traduire en savoir : un savoir non pas sur le réel mais du réel. Mais cette élaboration de savoir ne suffit pas au risque d’entretenir l’intarissable signifiance en son sein ; il y faut un pas de plus. L’École doit avoir cette ambition redisait Jacques-Alain Miller dans son JJ 41, de faire de ce « savoir-pour-nous », un « savoir-pour-tous » sans pour autant tomber dans l’ornière de l’universalisation et de l’harmonisation. Tel est l’enjeu du XXIe siècle, « assumer notre subjectivité de déchet » en la traduisant en savoir, et ce savoir, le dire, le soutenir en le démontrant et l’inscrire en l’écrivant ; mais pas de n’importe quelle plume. Corréler la nécessité d’un Bien-dire, d’un Bien-écrire à la « subjectivité de notre époque », tel est le nouvel enjeu contemporain dont il s’agit de faire École.
Si à Paris a résonné, non sans émotion, le bruit de la rue et la musique de Buenos Aires d’où s’est faite entendre la voix, il y a à parier que les Journées de Rennes se feront écho d’un autre tempo mais où chacun, là encore, sera autorisé à jouer sa partition.
Le Journal des Journées, puis l’effervescence sur Twitter, avaient fait monter l’attente des semaines durant. Tout commença par une presse à l’entrée – chacun impatient d’y être, enfin. Puis par des battements. D’un côté, une régularité des séquences : deux exposants, un président, quelques questions. De l’autre, une discontinuité : l’avènement, au cœur de cette répétition, d’« événements de l’inconscient », d’effets de surprise, de démonstrations fulgurantes, au un par un, du réel en jeu dans la formation de l’analyste. « Si l’on pense l’inconscient lacanien comme un lieu prévu pour l’imprévisible, alors le champ du désir ouvre à des réalisations inédites », nous disait Francesca Biagi-Chai. Et, à peine avions-nous le temps de toucher du doigt cette nouveauté, hop ! nous étions mis dehors, en pause forcée, à la manière d’une fin de séance.
Le dimanche, ce vent nouveau se fit tourbillon. Tout s’enchaînait, sans pause, les séquences se chevauchaient : aussitôt un intervenant avait-il terminé qu’un autre lui succédait, avec cependant un point fixe, la bouche béante de Marianne, pouvant évoquer par ce trait la fameuse Tête de Méduse du Caravage, impuissante à figer les orateurs. La journée passa à une vitesse folle, sans temps mort, et se termina dans un mouvement d’ouverture et d’enthousiasme.
L’inconscient lacanien a une affinité essentielle avec le temps, nous dit Jacques-Alain Miller. Eh bien, la temporalité de ces Journées fût une réussite, mettant au premier plan les événements de sujet comme venant rompre l’intemporalité de l’inconscient de la répétition, et produisant « l’immixtion du temps de savoir ». Pour les Journées de Rennes, il s’agit de garder vive cette attention portée au tempo de l’analyse – ainsi qu’était intitulée une remarquable séquence du samedi – afin que l’inconscient fasse à nouveau événement.
Il est donc bien que nous allions nous déplacer à Rennes ce « printemps ». Ce sera pour recueillir un autre éclair, différent de celui de Paris. Peut-on prévoir un éclair ? Je ne sais. On peut le provoquer par contre. Par exemple essayer de mettre dans le chaudron les ingrédients qui risquent le mieux de créer une réaction ou une saveur inédite.
Alors, il y aura bien évidemment des contributions nouvelles, Pierre-Gilles Gueguen par exemple a déjà annoncé la sienne. Il y a aussi ce qui a existé en novembre et qui n’a pas été retenu. Nous sommes dans une discipline dans laquelle Jacques-Alain Miller notait et souhaitait, en juillet dernier à Barcelone, « le salut par les déchets ». Il y a donc lieu de produire avec les déchets parisiens de l’automne les fleurs rennaises du printemps. Comment ? Qu’est-ce qui est le plus intéressant dans les contributions non retenues ? Ce n’est certes pas qu’elles aient été refusées, malgré les connotations plus ou moins douloureuses et très imaginaires que cela ait pu entraîner. Le plus intéressant, c’est précisément qu’il y avait là, au cœur de chaque travail, quelque chose qui clochait. Ce qui cloche est à interpréter par chacun comme la chose de finesse de l’inconscient qu’il n’avait pas vu et qui sera, à mon avis, le point exquis de la suite à donner à ce travail.
Novembre a réalisé l’espoir d’un « Demain la psychanalyse » (Michel Silvestre), les « Journées de printemps » auront à être autant de petites interprétations précieuses sur ce que le « On devient » contient de clocheries. Ceci sans tristesse ni mea culpa mais en logique et dans la bonne humeur d’une passe à trouver.
Ceci est un premier point, celui de l’inconscient et du désir, donc.
J-A Miller y ajoute, à cette révélation inaugurale, après Alain Prost, le travail et la volonté. (Dommage que ces Journées n’aient pas lieu à Angers, comme on sait ville de l’Apocalypse — mais aussi il est vrai celle, dit Du Bellay, de la douceur : une apocalypse douce, drôle de programme ! Ça ne ferait sûrement pas un bon titre.) Je cite le passage des Écrits qu’il signale au principe du programme rennais, Devenir psychanalyste, entre désir et volonté : « C’est comme objet a du désir, comme ce qu’il a été pour l’Autre dans son érection de vivant, comme le wanted ou l’unwanted de sa venue au monde que le sujet est appelé à renaître pour savoir s’il veut ce qu’il désire ». Il faut aussi vouloir ( cf Cause et consentement).
Quand le désir trébuche, il peut être aidé. Il est aidé par la structure même de ce désir d’être… désir de l’Autre. Ce pour quoi les Mentors pour Rennes sont aussi bienvenus que les anges pour Paris. Ils vont permettre l’accouchement si j’ose dire. Je propose donc pour l’affiche qu’on y fasse une place, outre celle pour la douce nudité de la Vénus de Botticelli, née de l’écume (ça, c’est le désir, les anges), à sa sœur Minerve, née toute armée du crâne de son père (ça c’est la volonté, l’effort). Ce n’est pas de trop de deux déesses pour guider Télémaque dans sa quête.
Minerve est, on le sait, la vraie nature de Mentor. J’ai aimé passionnément Télémaque, ce casse-cou dans le goût de Bibi Fricotin, protégé par Mentor. C’est bien sûr le règne du père que cela signale encore. Mais Minerve-Mentor est femme tout aussi bien, providence d’Athènes et demain de Rennes.
Marie-Christine Segalen : Des Journées : dans la trame et sur le fil…
Quelle en était la trame ? Je dirai, pour ma part, que la trame des Journées était celle de l’inconscient dans sa forme lacanienne la plus épurée : les témoins ont parlé des rets du signifiant, des fils du désir de l’Autre, des nœuds de leur jouissance et des interprétations des analystes qui, sous forme de scansions, ponctuations, coupures, équivoques, les dénouaient. Dépouillés des oripeaux de leurs identifications mortifères, les sujets redessinaient des canevas ayant nouvelle texture, le désir de l’analyste s’y ourdissait.
La trame d’une psychanalyse et son devenir se dégageaient particulièrement des témoignages des AE, après la passe, où, sous forme résiduelle, des fils d’angoisse pouvaient encore s’entrecroiser, mais vite démêlés par le repérage de la jouissance incluse. Un savoir nouveau s’élaborait à partir de cet insigne même. L’indice d’un désir nouveau s’en transmettait, produisant une recherche, des travaux.
Les rapports des analystes ayant eu eux-mêmes Lacan comme analyste, nous ont transmis au plus près ce qu’il en était du désir de l’analyste, au-delà des idéaux et de l’emprise du sens. Le témoignage d’Estella Solano avec son rêve d’une « femme qui venait (veut naît) à Paris » en a été une épure, tissé d’un fil d’or.
La nouveauté tenait aussi à ce que chacun avait pris part à la construction d’une chaîne, en une sorte de réseau de transmission (sur le mode de la toile), ce qui a pour effet immédiat de sortir la psychanalyse du XIXe siècle (la transmission ne se fait plus sur un mode doctrinal, du haut vers le bas). Elle devient, de ce fait, un outil de la modernité, incluse dans la modernité, avec des ramifications diverses et inédites.
Si nous ne savions pas ce qu’était un désir décidé, nous en avons eu une belle démonstration avec Mirta Kadivar. Nous l’avons admirée pour son courage et sa persévérance, malgré les obstacles et les épreuves imposées par un régime autoritaire. Freud contre les ayatollahs ! La liberté contre l’oppression ! La volonté de fer et de feu de Mirta Kadivar a eu raison de l’ensevelissement auquel était vouée la psychanalyse en Iran sans elle.
On pouvait se demander a priori ce qu’un champion automobile pouvait venir faire dans le circuit de ces Journées. Et pourtant ! Il nous a enseigné bien des choses cet Alain Prost qui, lui, a tramé sa vie autour du risque absolu et qui, dans un état de grande sérénité, nous a confié, comment il avait fait pour vivre avec la mort aux trousses en élaborant dans le détail ses conditions de sécurité, en imposant son rythme et sa mesure : 99 %, jamais au-delà, belle façon de tenter de tenir la jouissance à distance raisonnable, malgré tout.
Il va falloir aux Journées de Rennes emprunter de nouveaux circuits ! Mais le fil est tiré et il s’agit de le suivre pour que la gaîté et le sérieux qui habitaient les Journées de Paris se transmettent à Rennes en juillet 2010, avec la même force, le même élan, pour qu’encore apparaissent les effets d’une psychanalyse lacanienne sur les êtres parlants du XXIe siècle. Tramons donc cette nouvelle chaîne dès à présent…