Elisabeth Leclerc-Razavet, psychanalyste, membre ECF
En nous proposant de considérer que le choc des civilisations, c’est le choc des modes de jouir, Jacques-Alain Miller nous introduit directement à la question de la jouissance. Certes, chaque époque a ses objets. Mais à notre époque, le phénomène s’accélère et la production d’objets de toutes sortes prend les commandes. L’impératif est prégnant : Jouissons moderne! Toujours plus vite, toujours plus branché!…
La question de la jouissance – dans la pratique avec les enfants – se présente de plus en plus comme un droit à la satisfaction tous azimuts et prend facilement le pas sur le signifiant. Mais alors, comment le psychanalyste s’y prend-il dans cette clinique de la satisfaction ? Et qu’en est-il du désir ? Aujourd’hui, qu’en est-il du manque d’objet ? Du rapport à l’Autre ? De la castration ?
Par les temps qui courent, quelque chose va trop vite! A nous de soutenir, en contrepoint, le » temps logique » de notre interrogation. A peine réalisé » l’instant de voir » que ces objets de la production ont envahi l’espace subjectif des enfants, prenons » le temps pour comprendre » : Quelle fonction ont ces objets de la civilisation? Quel usage en font les enfants ? Dans la névrose, dans la psychose. Donnent-ils lieu à de nouveaux symptômes ? A quelle angoisse viennent-ils suppléer ? Y a-t-il des « objets transitionnels » modernes ? Y a-t-il des phobies modernes ? Seule l’élaboration de ce temps pour comprendre peut faire évoluer notre pratique et ouvrir à du nouveau. Mais le nouveau ne se décrète pas…, il s’invente, au un par un.
Le virage de 1970, celui qui se prend avec L’envers de la psychanalyse, bouleverse le rapport pour un sujet, entre le signifiant et la jouissance et ouvre des pistes précieuses pour interroger aujourd’hui notre pratique avec les enfants. Avec ce Séminaire, Lacan introduit que ce qui se véhicule dans la chaîne signifiante, c’est la jouissance1. C’est une révolution! Cela revient à dire que « l’être préalable » à la mise en marche du système signifiant est un être de jouissance. Et s’il y a une perte de jouissance – que nous connaissons bien – prix de la castration, quelque chose y répond : un supplément de jouissance, que Lacan nomme alors plus-de-jouir. L’accent va être clairement mis sur le corps affecté de jouissance, articulant de nouveaux symptômes, en tant qu' »évènements de corps ». Dans notre monde moderne, l’infinitisation des objets de la production vient-elle consonner, chez les enfants que nous recevons, avec ce plus-de-jouir ? Cette question requiert d’être très attentifs à cette « jouisssance en + », afin de repérer où elle vient se loger, pour un sujet, et comment elle peut évacuer tout questionnement subjectif. J.-A.Miller, souligne que Lacan étend les objets plus-de-jouir aux objets de l’industrie, de la culture ou de la sublimation. Pour notre pratique, il importe de formuler ce qui justifie cette extension.
Lacan articule » l’insatiable exigence » du sujet à l’objet perdu de toujours et note que les voies qu’il prendra » pour sa récupération » offrent une variété infinie (à la différence des objets de la pulsion dont on fait la liste). Ainsi ce terme de « récupération » articule cette variété des objets modernes au plus-de-jouir qui prend corps de ce qui a été « de moi, coupé »2. Aujourd’hui, les variétés de récupération dépassent la fiction. Force est de constater que tout est fait pour boucher le manque. Mais qu’advient-il du sujet ?
Et nous, les psychanalystes, les praticiens orientés par l’enseignement de Lacan, comment opérons-nous ?
Nous savons que les enfants, courent encore beaucoup plus vite que nous. Pour entrer dans ce monde de l’enfant, va-t-il falloir « moderniser » nos outils ? Allons-nous arriver à être plus astucieux, plus inventifs, et à déjouer les fortifications que les enfants nous opposent ? N’oublions pas que si le sujet se constitue au lieu de l’Autre, le ver est dans le fruit dès la génération des parents : les « branchements », ça les connaît! Et ils ne souhaitent pas forcément être agent de la castration… même s’ils se plaignent de leurs enfants. Bref, arriverons-nous à produire une « renonciation à la jouissance » par le biais des objets du marché, et de ce fait, faire apparaître la fonction de ce plus-de-jouir ? Arriverons-nous à ce que le discours analytique fasse poids dans notre dialogue avec la civilisation : maintenir ouverte la place du sujet et du savoir singulier, faire de ce plus-de-jouir un agent qui ne soit pas bouchon d’angoisse ?
Notes
1 Miller J.-A., » Les six paradigmes de la jouissance « , La Cause freudienne n° 43, chapitre sur le cinquième paradigme.
2 Lacan J., Séminaire L’angoisse, p. 258.
3 Lacan J ., Séminaire D’un Autre à l’autre, p. 17