Le 10 févier 2008
Président de la Fondation Gabriel Péri Mesdames, messieurs, chers amis,
Or, après une période faste d’extension des libertés individuelles, d’accroissement du niveau de vie général, de démocratisation de l’enseignement supérieur et de progrès de la protection sociale, cette émancipation est de plus en plus menacée, comme en témoignent notamment les attaques répétées contre l’enseignement de la psychanalyse au profit du cognitivisme.
Cette remise en cause est éminemment politique. Elle l’est au sens large, c’est-à-dire d’un choix de société. À ce propos, j’ouvre une courte parenthèse pour évoquer la violente campagne de dénigrement de la psychanalyse à laquelle s’est livrée le Parti communiste durant la Guerre froide, au nom, précisément, d’un choix de société. Le rapport des communistes à cette discipline était, à la fois, de fascination et de répulsion, et surtout de malentendus.
Le renouveau de la psychanalyse venait alors des États-Unis, où s’étaient exilés quelques-uns des grands théoriciens d’Europe, et son courant majoritaire proposait une interprétation particulière du plaisir, qui en faisait, selon lui, un facteur d’harmonie sociale. Les conflits de toutes sortes – entre époux, voisins, ouvriers et patrons – se voyaient ainsi réduits à une utilisation négative de l’agressivité, à un écart désagréable du moi, auxquels l’intervention du thérapeute allait mettre fin. Il n’en fallait pas plus pour stigmatiser la psychanalyse comme véhiculant des valeurs « paternalistes », « bourgeoises », et « individualistes » destinées à « anesthésier la lutte des classes ». L’intérêt de Louis Althusser pour la lecture lacanienne des théories de Freud mit heureusement fin à cette période, et le dialogue entre communistes et psychanalystes put reprendre.
Jacques-Alain Miller a récemment déclaré, dans un entretien à Libération, que s’il lui fallait choisir entre l’évaluation et le marché, il préfèrerait encore le marché. Je serais tenté de dire qu’il aurait alors les deux. Le second ne va pas sans la première ; ils sont intimement, structurellement liés. La « culture du résultat » constitue désormais le quotidien des salariés – et même maintenant des ministres – : leur activité est jaugée en permanence, et de manière le plus souvent chiffrée. Les ressources humaines évaluent les compétences, les performances et le « potentiel » de chacun. Le marché capitaliste, en ce qu’il promeut et se soumet au primat du quantitatif, a besoin, entre autres, de cette évaluation pour maîtriser les hommes.
La dernière phase de mutation du capitalisme, débutée dans les années soixante-dix, est désormais bien connue. La dénonciation de sa déconnexion de l’économie réelle, qui engendre quotidiennement tragédies sociales et souffrances multiples, est parfaitement fondée.
Mais cette description demeure partielle. La financiarisation du capitalisme, au-delà du fonctionnement purement économique, a encore renforcé le poids de son « discours », au sens lacanien. Permettez que je cite à ce propos la tribune du psychanalyste Pierre Bruno dans L’Humanité du 14 avril 2001 : « Le discours capitaliste, au sens de Lacan, n’est pas une somme d’énoncés, mais un lien social – un rapport social, disons, pour le lecteur plus familier de Marx. Ce qui caractérise ce discours, et le singularise à l’égard de tout autre, est, dit Lacan en 1972, je cite, “d’exclure la castration”. Il fait ainsi accroire au prolétaire, dépouillé de tout, qu’il peut, grâce au fonctionnement du système, s’enrichir jusqu’à pouvoir jouir de tout. Un tel discours relève d’un impératif quasi sadien, affiché ou masqué : “Tu peux jouir de tout en écrasant ton semblable, sachant que ton semblable peut jouir de tout en t’écrasant…” ». Fin de citation.
La logique quantificatrice est bien la logique même du capitalisme tel qu’il a évolué après la Seconde Guerre mondiale. Elle fonde tout à la fois une nouvelle conception de la production et de son pendant consommatoire.
Au niveau de la production, à la différence du taylorisme, et pour reprendre les formules du jargon contemporain du « management », la « mobilisation de l’intelligence » et celle du « savoir-être », qui inclut les compétences comportementales et relationnelles, sont considérées comme des facteurs-clés du développement de la productivité. En référence aux sciences cognitives, l’intelligence est tenue pour un simple mécanisme de traitement de l’information à optimiser selon les besoins de l’entreprise. Les sensations, les sentiments, les valeurs, sont pris en compte dans cette même logique qui résume l’homme au travail à une mécanique qu’on pourrait maîtriser et manipuler à loisir. L’une des facettes de la mutation du capitalisme s’exprime dans sa tendance à réduire les individus à des producteurs, et ces producteurs à des machines dont les paramètres de gestion peuvent être totalement connus et maîtrisés. L’entretien psychologique dans le cadre d’un bilan de compétence est un parfait exemple de l’instrumentation des savoirs psy par le marché, en l’occurrence celui du travail.
Mais la production croissante à l’infini s’étoufferait elle-même sans une consommation idoine. Le philosophe Bernard Stiegler a montré comment le capitalisme a progressivement pris en compte l’évaluation et la canalisation des affects pour soutenir, voire augmenter la consommation de biens. Il décrit ainsi concrètement le fonctionnement du discours du capitaliste tel que Lacan l’avait formalisé : « Aujourd’hui, dans les sociétés de modulation que sont les sociétés de contrôle, les armes esthétiques sont devenues essentielles : il s’agit de contrôler ces technologies de l’esthétique que sont par exemple l’audiovisuel ou le numérique, et, à travers ce contrôle des technologies, il s’agit de contrôler les temps de conscience et d’inconscience des corps et des âmes qui les habitent. ».
L’efficacité des techniques quantificatives pour gérer nos flux psychiques aboutit ainsi à une situation digne du Meilleur des Mondes : ceux dont l’exploitation fonde le système ne le pérennisent pas seulement en tant que producteurs, mais aussi en tant que consommateurs aux désirs suggérés qui en deviennent les promoteurs inconscients. Voilà la socialité qu’est en train de construire le dogme de l’évaluation : une sorte de nouvelle servitude volontaire, fièrement proclamée par le slogan de Nicolas Sarkozy, « travailler plus pour gagner plus » auquel on pourrait ajouter, dans un souci de véracité, « pour consommer plus ».
Si, en tant qu’idéologie dominante, « l’esprit du capitalisme a en principe la capacité de pénétrer l’ensemble des représentations mentales propres à une époque donnée, d’infiltrer les discours politiques et syndicaux, de fournir des représentations légitimes et des schémas de pensée aux journalistes et aux chercheurs, si bien que sa présence est à la fois diffuse et générale », comme l’écrivent avec raison les sociologues Luc Boltanski et Eve Chiapello, la résistance dans laquelle, vous, psychanalystes, êtes entrés voilà deux ans a toutes les chances, à mon avis, de durer.
Pour contrer cette hégémonie qui infiltre tout et ouvrir d’autres perspectives que la généralisation de cette « culture de l’évaluation », de ce « nouvel esprit du capitalisme », il faut que psychanalystes et politiques progressistes prennent conscience de la convergence de leurs combats. À ce titre, peut-être serait-il profitable de réfléchir sur la place de la psychanalyse dans le dispositif de santé publique, afin d’en élargir l’accès au plus grand nombre. Car la souffrance psychique concerne l’ensemble des couches sociales, et les plus fragiles sont aussi les plus touchées par les transformations du monde du travail et les nouvelles techniques de marketing que j’évoquais à l’instant.
Convergence de combat, disais-je, mais aussi de sujet, puisque comme l’écrit Jean-Claude Milner dans son Lacan et la science moderne, je cite : « Le sujet de la psychanalyse est le sujet forclos de la science », c’est-à-dire le sujet qui échappe par essence à l’action de la science, et en particulier à cette grimace de science qu’est la culture de l’évaluation. Ce sujet, c’est, en des mots simples, l’être de l’être humain, l’humanité de l’humain. C’est donc aussi le sujet d’une politique de progrès, et c’est pourquoi vous pouvez, dans votre lutte contre cette culture de l’évaluation, contre ce qu’elle sert, compter sur le progressiste que je suis.