La référence plotinienne du dernier enseignement de Lacan – Mathieu Siriot (Paris)
Dans son cours L’orientation Lacanienne, Jacques-Alain Miller fait référence à deux reprises à Plotin (205-270 après J.-C.), philosophe gréco-romain et initiateur de la pensée néoplatonicienne, lorsqu’il aborde spécifiquement le dernier enseignement de Lacan. La première fois, c’est dans son cours de 1986-1987, « Ce qui fait insigne », dans lequel il dit avoir réussi à faire entrevoir, peut-être pour la première fois, ce qui fut l’enjeu du dernier enseignement de Lacan. La deuxième fois, c’est dans son célèbre et dernier cours achevé, « L’Un-tout-seul », de 2011, consacré à ses dernières avancées sur le dernier Lacan. Vingt-cinq ans donc séparent ces deux cours, ces deux temps dans le frayage du dernier enseignement de Lacan, et à chaque fois, J.-A. Miller y fait entendre l’importance de la référence plotinienne, néoplatonicienne. Parcourons ces deux cours afin d’en déceler la portée.
« CE QUI FAIT INSIGNE »
Dans ce cours, datant de 1986-1987, J.-A. Miller affirme qu’il s’agit « de tirer du S1un certain nombre d’effets non répertoriés »[1], ou dit autrement de « saisir l’identification là où elle n’est pas une représentation, là où le sujet se prend pour l’Un-tout-seul »[2]. Il y pose à plusieurs reprises la question du statut du Un lacanien dans la psychanalyse. À partir du terme de « constellations des insignes »[3], qu’il prélève chez Lacan, J.-A. Miller insiste sur la distinction entre la constellation signifiante et la chaîne signifiante, définissant ainsi deux statuts du signifiant. Je le cite : « [Le signifiant de l’insigne] c’est un signifiant dépareillé. C’est un signifiant paradoxal parce qu’il n’a pas de paire. Comme tel, il n’est pas à proprement parler articulé à une chaîne (…) La question de l’insigne devient alors celle du signifiant Un qui contredit la définition du signifiant. C’est un signifiant qui n’est pas comme les autres (…) puisqu’il exige qu’on le saisisse comme Un-tout-seul. Il dément donc la formule qui voudrait qu’il représente le sujet pour un autre signifiant »[4]. Deux S1se distinguent donc : un S1 tout seul, hors chaîne, hors système, et un autre S1, articulé à un S2, représentant le sujet et ramassant la structure signifiante, du grand Autre et de ses effets de sens. Ce signifiant Un, tout seul, c’est-à-dire sans S2, et donc sans effets de sens, a ses affinités avec l’objet a, avec ce reste de jouissance lui aussi hors sens. Cet arrachement du S1à l’articulation S1-S2fait entrevoir les effets de jouissance du signifiant (S1-a), et que son usage premier est à des fins de jouissance et non de communication. En deçà de la structure langagière et de la représentation du sujet, et préalables à celles-ci, il y a une jouissance du signifiant Un, de la parole disjointe de l’Autre, que Lacan nommelalangue. Cette nouvelle perspective, J.-A. Miller la transpose au niveau de la théorie du symptôme. En effet, au-delà des effets de vérité, la répétition du symptôme fait entrevoir qu’il est avant tout un mode de jouissance du S1. Le Un ne se situant que du côté de l’identité à soi-même et non comme le signifiant articulé du côté de la différence, le symptôme en devient l’identification fondamentale, soit ce qui fait insigne. La nouvelle perspective du dernier enseignement de Lacan, dit J.-A. Miller, c’est que « le symbolique est disjoint de l’Autre et il est référé à lalangue. C’est là la valeur de cette citation de Lacan, à savoir que « lalangue supporte le symbolique ». Ca veut dire qu’il s’agit de penser le symbolique à partir de l’Un et non plus à partir de l’Autre »[5]. Le passage chez Lacan, de la problématique de l’Autre à la problématique de l’Un, il le situe au niveau du Séminaire Encore[6]. L’axiome Y’a d’ l’Unqui s’en dégage, a comme conséquences : que le grand Autre n’est plus considéré comme préalable, une mise à mal de la structure du langage, et que la jouissance et lalangue sont des positions d’existences en deçà de l’Autre[7].
Cette formule, Y’a d’l’Un, Lacan l’a établie à partir du Parménidede Platon, et plus particulièrement de la seconde hypothèse, qui stipule : « Si l’Un est ». Contrairement à la première hypothèse qui mettait l’Un comme prédicat, « Si l’Un est Un », la deuxième le supprime et prend pour acquis que l’Un peut être le sujet d’un jugement d’existence. En disant qu’il y a de l’Un, selon J.-A. Miller, « Lacan ne faisait que marteler la seconde hypothèse du Parménide. Il y a de l’Un est une excellente formule pour traduire l’Un est, car dire, non pas qu’il y a l’Un, mais qu’il y a de l’Un, ça ne préjuge de rien. Ça ne préjuge justement pas qu’il soit Un. C’est là la valeur propre qu’accentue Lacan quand il dit qu’il y a de l’Un. Il ne préjuge pas que cet Un soit Un, il est au niveau de la seconde hypothèse, au niveau du pur jugement d’existence »[8], « c’est-à-dire d’un énoncé qui dit si c’est le cas ou non. Quand ce n’est pas le cas, on dit qu’il n’y a pas. Exemple : » il n’y a pas de rapport sexuel ». Autre exemple : « il n’y a pas La femme ». Ce sont là des jugements d’existence négatifs. Le jugement d’existence se distingue du jugement d’attribution qui, lui, est un énoncé qui dit ce que c’est, qui confère ou nie un prédicat ou une fonction »[9]. Cette seconde hypothèse pose seulement la pure existence de l’Un, sans préjuger de ce qu’il est. L’Un est, et c’est tout. Rien n’est dit de ce qu’il est ou sera, et donc il devient capable d’être associé à tous les prédicats possibles. Cette hypothèse marque une distinction très nette entre la dimension de l’Un et la dimension de l’Être, et pose la constitution même de la matrice entre l’Un et l’Être.
Pour affiner le statut de l’Un lacanien, J.-A. Miller dit s’être plongé dans les ouvrages des penseurs de l’Un, les néoplatoniciens. Ils sont nommés ainsi car c’est dans Platon, dans la première hypothèse du Parménide qu’ils ont trouvé leur inspiration, leur point de départ. Sept siècles séparent ces penseurs de leur maître, Platon, et le premier a avoir initié cette nouvelle école de pensée, c’est Plotin. Avec les néoplatoniciens, dit J.-A. Miller, « nous avons l’idée d’un Un qui ne serait pas de sérialité. C’est pourquoi à cet Un, il faut mettre l’article défini : l’Un »[10]. Ces adorateurs de l’Un (Plotin, Proclus, Damascius) vont accentuer l’importance donnée à l’Un, au détriment de l’Être, l’envisageant comme un absolu, qui se situe au-delà de l’Être, et dont s’origine toute chose.
Dans ce cours de 1986-1987, les références platoniciennes et néoplatoniciennes viennent rendre compte de la formalisation lacanienne de l’Un-tout-seul, et asseoir que ce S1se situe hors de la structure, et de ses effets de sens et de représentations. C’est un Un disjoint du grand Autre, du registre de l’Être.
« L’UN-TOUT-SEUL »
Dans ce cours de 2011, J.-A. Miller aborde le dernier enseignement de Lacan à partir de ce qu’il avait introduit, approché vingt-cinq ans plus tôt. La dichotomie entre l’Un et l’Être, entre deux doctrines, l’hénologie et l’ontologie, devient le fer de lance de ce cours. La référence plotinienne et néoplatonicienne abonde dans l’effort toujours présent de J.-A. Miller de situer le statut du Un lacanien du dernier enseignement. Je le cite : « En criant Y’a d’l’Un(…) il [Lacan] s’inscrivait dans la tradition de l’hénologie, de la doctrine de l’Un, celle que les néoplatoniciens ont fait fleurir et qui s’efforçait précisément de penser l’Un (…) au-delà de l’être et de l’essence, de penser le Un comme supérieur, antérieur, indépendant par rapport à l’être ».[11]Alors que l’ontologie, c’est la doctrine de l’être, qui s’étend aussi loin que s’étend le langage, c’est l’être équivoque qui n’est qu’ombres et reflets, qui n’est que semblant. Le dernier Lacan, dit J.-A. Miller, « il me semble que ça commence avec sa profération : Y’a d’l’Un, avec la suprématie de l’Un du signifiant comme existant. Si donc aujourd’hui j’avais à résumer l’itinéraire de Lacan, je pourrais dire qu’il va de l’ontologie à l’hénologie, de l’Être à l’Un »[12].
Dans cette perspective continuiste de 1986, le grand Autre en devient le lieu ontologique par excellence, le lieu où s’inscrivent le discours en tant que semblant et l’abondance des effets de sens. Par contre, le Un-tout-seul en tant qu’il existe, en tant qu’il est un réel hors structure, préside et conditionne toutes les équivoques, tous les semblants d’être dans le discours. L’Autre qui n’existe pas veut dire justement que le Un existe[13]. Cet Un, qui n’a pas d’Autre, c’est la marque originaire, la marque traumatique, qui affecte le corps d’un évènement de jouissance. Cet Un qui s’imprime sur le corps, introduit un trouble de jouissance inoubliable. Cet Un-tout-seul, antérieur et indépendant des embrouilles de l’Être, se révèle être le signifiant originel, premier, qui marque le corps d’une jouissance hors-savoir. Hors-savoir ne veut pas dire hors signifiant, et les termes d’évènement, de marque, font plutôt référence à une écriture, à un bout de langue, hors sens, hors loi subjective (S1-S2). C’est ce que d’ailleurs J.-A. Miller semble expliquer quand il fait la distinction entre la réitération de jouissance du Un du symptôme, et la chaîne signifiante qui se situe au niveau de la loi du langage. Le réel, dit-il, est sans loi mais pas sans cause[14]. La cause étant cette conjonction de l’Un et de la jouissance, d’une substance signifiante et d’une substance jouissante. Le terme de substance signifie ici l’absence de genèse, et surtout suppose que le Un, qui est premier, arrive au monde avec le langage, et produit une irruption de jouissance qui se réduit à l’évènement de corps, c’est-à-dire que c’est le corps qui se jouit de lui-même, indépendamment de toute construction mentale, subjective. C’est d’ailleurs, ce dont témoignent les restes symptomatiques à la fin de l’analyse. Au-delà du sens, des effets de vérité, la réitération de jouissance de l’Un du symptôme demeure, et fait montre qu’à la racine des symptômes, il y a un pur évènement de corps, singulier et unique, qui a valeur de traumatisme. Cette nouvelle perspective oriente la pratique analytique à se centrer non pas sur l’appel au sens du symptôme, mais plutôt sur la marque traumatique, sur la rencontre singulière avec la jouissance de chaque sujet, sachant que le sujet (S1-S2), est déjà la convocation d’un S2qui efface le Un originel. Même si ce S2se situe du côté du bien dire, bien dire le SUn, ce dernier s’éclipse par les effets de signifié. Comment concevoir alors la pratique sachant que l’expérience analytique incite au départ à mettre du sens, du S2, sur une jouissance hors sens (SUn) qui fait plainte ? J.-A. Miller donne quelques indices. Tout d’abord, il dit que « l’angle qu’on peut prendre sur la pratique analytique varie singulièrement selon qu’on l’ordonne à l’Être ou à l’Un »[15]. Puis, quelques leçons plus loin, il affirme que « Lacan, qui avait célébré la fonction de la parole, introduit l’instance de l’écriture comme essentielle à la pratique analytique. La différence est que la parole porte le sens tandis que l’écriture rejoint le non-sens. Et c’est pourquoi il faut radicalement distinguer le signifiant et la lettre. Le signifiant effectue le signifié tandis que la lettre est matière »[16]. Régler l’interprétation sur la partie matérielle du langage, sur sa résonnance, « déontologise » la pratique, c’est-à-dire permet d’assoiffer le sens de l’être, et d’atteindre à la pure percussion du corps par le signifiant Un.
J.-A. Miller donne comme autre point de repère, que c’est l’étude de la sexualité féminine qui a permis à Lacan de mettre le doigt sur la jouissance en tant qu’évènement de corps. La jouissance féminine, c’est-à-dire cette jouissance qu’éprouvent certains femmes sans pouvoir en dire quoi que ce soit, il l’a généralisée au régime comme tel de la jouissance. Cette jouissance indicible, Lacan l’a aussi trouvée chez les hommes mystiques (Saint Jean de la Croix, Sainte Thérèse) qui pratiquent l’ascèse, chez des hommes qui choisissent de ne pas en passer par la jouissance phallique. Plotin était l’un de ceux qui pratiquait l’ascèse. J.-A. Miller en rend compte dans son cours : « Chez les grecs, on a vu se produire un appel à un au-delà de l’être. Arrêtez le tournis ! C’est à quoi répond, c’est là qu’est enseignante, cette extraordinaire poussée de l’hénologie pour sortir du vertige de l’ontologie. C’est comme ça qu’on peut expliquer que Plotin et à sa suite toute une école se soient engouffrés dans le discours de l’Un impliquant une véritable ascèse, puisque Plotin ne mangeait plus, n’en dormait plus ; c’est dans sa tête, parait-il, qu’il tenait tout son traité avant de l’écrire. On ne peut s’expliquer cette passion que par l’authenticité d’un appel à un au-delà de l’être qui est ce que nous appelons le réel »[17].
Dans ce cours de 2011, la référence à Plotin et aux néoplatoniciens semble capitale pour se frayer un chemin plus éclairé dans l’ardu dernier Lacan. L’apport philosophique sur la différence entre l’hénologie et l’ontologie permet de mieux saisir la distinction déterminante, tant pour la théorie que pour la pratique, que fait Lacan entre l’Un et l’Autre. J.-A. Miller dit bien dans ce cours qu’en criant Y’a d’l’Un, Lacan s’inscrivait dans la tradition de l’hénologie, de la doctrine de l’Un des néoplatoniciens. Ceci se vérifie dans le Séminaire même de Lacan. En effet, dans son Séminaire Encore, il fait mention des néoplatoniciens lorsqu’il interroge le statut de l’Un, qu’il situe au niveau de la langue, et lorsqu’il prononce pour la première fois qu’il y a de l’Un tout seul[18]. C’est d’ailleurs dans ce même chapitre, qu’il aborde la jouissance féminine, à savoir une jouissance du corps, supplémentaire, qui va au-delà du phallus[19], et qu’il fait référence aux mystiques[20].
À l’époque de l’élaboration de son dernier enseignement, Lacan était donc un lecteur des néoplatoniciens. Plongeons-nous, comme il le faisait, dans cette doctrine de l’Un, en nous centrant plus particulièrement sur Plotin. En filigrane, nous apprécierons les affinités théoriques et éthiques de ces deux penseurs de l’Un que sont Lacan et Plotin.
PLOTIN ET LE NÉOPLATONISME
La vie de Plotin et l’influence de son époque
Plotin est né à Lycopolis, en Égypte, en 205 après J.-C. Entre 232 et 243, il se forme à Alexandrie à la pensée de Platon et de Pythagore. En 246, il se rend à Rome pour fonder sa propre école, c’est-à-dire qu’au sein d’une maison d’une riche protectrice, un groupe de disciples se réunissaient autour de lui et l’écoutaient commenter les textes fondateurs. Dans cet enseignement oral, Plotin proposait une interprétation nouvelle du platonisme, bien que « lui-même estim[ait] ne faire que ramener à sa pureté première la pensée de Platon, dévoyée par la postérité, mais, en réalité, il inaugur[ait] une façon théologique de lire son œuvre qui caractérise ce que nous appelons le néoplatonisme »[21]. Plotin, et les autres néoplatoniciens, ont fait du Parménidede Platon le maître ouvrage de la philosophie platonicienne, alors qu’auparavant il était entendu comme un exercice de logique ne recelant aucun enseignement doctrinal particulier[22]. Sa relecture de l’œuvre de Platon, et sa doctrine de l’Un qui s’en est dégagée, ne faisaient pas l’unanimité au sein des platoniciens de l’époque mais provoquait au contraire de vives oppositions. L’ensemble de son enseignement oral a été transcrit par l’un de ses plus fidèles disciples, Porphyre de Tyr (234-310 après J-C), qui fut aussi son biographe, et qui a rassemblé et organisé l’ensemble de son œuvre, soit cinquante-quatre traités, en six Ennéades.
Selon Émile Bréhier, qui a contribué à diffuser en France avec Pierre Hadot la pensée de Plotin, « Le thème plotinien par excellence, c’est celui qui sera repris par les mystiques contemplatifs de tous les âges, c’est celui de la solitude du sage, « seul à seul » avec le principe suprême auquel il est parvenu parce qu’il a abandonné successivement toutes les réalités limitées et définies »[23]. Le contemplatif plotinien est un solitaire qui veut échapper à l’habitude de la réalité et à toute relation particulière qui le fixait à un objet, en décelant la force intérieure, la profondeur intelligible des choses. Pour É. Bréhier, agrégé de philosophie, qui a enseigné Plotin à la Sorbonne durant l’hiver 1921-1922, la pensée de Plotin est moins une doctrine qu’un genre de vie, et se dessine sur un arrière fond d’idées religieuses. Le langage de Plotin, affirme-t-il, c’est le langage des religions dites des mystères[24], fleurissantes au IIIesiècle. À cette époque, l’expérience croissante des voyageurs et des naturalistes apportaient de nouveaux faits et des techniques superstitieuses, bouleversant la philosophie qui depuis huit siècles pensait avoir tout épuisé de ce qu’il y avait sur la terre et le ciel, dans ce monde limité. Le sentiment religieux se développait alors en occident tant du côté de l’imagination que de l’intelligence, avec comme principe que l’âme était impure, et que la fonction de la religion était de la sauver, de la faire renaitre en la dégageant de ses éléments d’impureté. Toute une topologie religieuse voyait le jour, de montée et de descente des âmes, de préparation au voyage à la divinité. L’émergence de cette conception religieuse de l’univers n’était pas sans produire de conflits avec la pensée rationaliste-helléniste en vigueur, qui concevait le monde comme éternel, c’est-à-dire établi selon un ordre régulier, où chaque chose dépend hiérarchiquement d’une autre, et se reproduit indéfiniment. Par exemple, la régularité et la périodicité du mouvement des sphères en faisaient un objet de connaissance rationnelle. Plotin a essayé de dépasser ce conflit en affirmant la valeur religieuse du rationalisme. Il est à ce titre, l’un des maîtres les plus importants de l’histoire de la philosophie.
La métaphysique de Plotin : L’Un, cause de tout
Sa métaphysique est à la fois « une solide construction rationnelle où les diverses formes de la réalité sont liées les unes aux autres selon des lois nécessaires »[25], et « une expérience rare, discontinue, incommunicable, l’expérience mystique de communion avec l’Un »[26]. Elle repose sur un système à trois hypostases, qu’il nomme l’Un, l’Intelligence et l’Âme, et qui reprend cette association de rationalisme et de religion, de révolution astronomique et de topologie religieuse. Au sommet, il y a donc l’Un, d’où découle l’Intelligence ; de l’Intelligence, à son tour découle l’Âme. Chacun de ces étages de la réalité contient toutes choses mais à des degrés différents de complexité. Chaque étage inférieur tire du terme supérieur toute la puissance qu’il possède et dont il transmet à son tour quelque chose. Cette puissance est une imitation amoindrie de l’étage supérieur ; la puissance va en se divisant et en se diluant. Selon É. Bréhier, « L’Un est avant tout la puissance de toutes choses, mais il n’est aucune de ces choses. Dans l’Intelligence se réalise la multiplicité des choses intelligibles, êtres véritables dont l’Un est la puissance »[27]. « Dans l’Âme, les choses tendent à se distinguer les unes des autres, jusqu’à ce qu’elles arrivent, à la limite, à se dissiper et à s’éparpiller dans le monde sensible »[28]. Le monde sensible, ajoute-t-il, « ne contient plus que des reflets des êtres, disséminés dans l’espace et localement séparés les uns des autres »[29]. L’Intelligence, qui est un monde et par conséquent un ordre, n’est rien d’autre que la science même du monde sensible, l’être universel comprenant la totalité des essences. La réalité plotinienne est donc une vie spirituelle qui part de l’Un pour arriver au monde intelligible et enfin au monde sensible. Sa particularité réside dans le fait que l’Un fait exception aux mondes, aux ordres établis, et c’est à ce titre qu’il est puissance de toutes choses tout en étant aucune d’entre elles. Dans son traité IX, consacré à l’Un, Plotin explique cela avec une grande clarté. Tout d’abord, « c’est en vertu de l’unité que tous les êtres sont des êtres (…) Dépourvues de l’unité (…) les choses que voici ne sont pas : assurément, il n’y a pas d’armée, si elle n’est pas une, pas de chœur ou de troupeau, s’ils ne sont pas uns »[30]. Si les choses fuient leur unité, elles se fragmentent alors dans une multiplicité, perdant la réalité qui était la leur. L’unité, c’est par conséquent ce qui est premier, tandis que l’Intellect ne l’est pas car il est multiforme. L’unité d’un ordre est ainsi une réalité supérieure et antérieure à cet ordre lui-même. De plus, « L’unité ne sera donc pas toutes choses, car, en ce cas, elle ne serait plus une, ni elle ne sera l’Intellect, car, dans ce cas aussi ; ni elle ne sera l’être non plus, car l’être est toutes choses »[31]. Dans ce même traité, Plotin énumère le statut de cet Un, séparé de l’ordre intelligible, disjoint donc du registre de l’Être : il est privé de figure de ce qui est[32]; il précède toute forme, le mouvement, et le repos[33] ; il est une cause[34] ; il est supérieur à la science, qui est un discours, et le discours est multiple[35] ; aucun nom ne lui convient[36]; il est connu uniquement à partir de ce qu’il engendre, à savoir la réalité[37] ; il n’est pas en rapport à autre chose, il est autarcique[38]; il n’occupe aucun lieu car ce sont les choses qui s’établissent dans un lieu[39] ; et il n’a en lui aucune altérité[40].
Dans son ouvrage Hénologie, Ontologie et Ereignis (Plotin –Proclus- Heidegger), Jean-Marc Narbonne commente et agrémente ce traité IX. Pour ce spécialiste de philosophie ancienne, le nombre et l’unité jouent un rôle structurant absolument fondamental dans la représentation plotinienne de l’Être. En effet, « L’Un comme mesurant absolu (…) arrache l’ »être infini » à son infinitude négative intrinsèque et le soumettant à sa mesure, le fait passer de l’existence infinie à l’être proprement dit »[41]. Sans l’Un, l’Être, pensé sur fond d’infini, serait éparpillement, fuite, multiplicité incontrôlable[42], et donc destruction. L’Un est ainsi la condition absolue d’un système ordonné de l’Être, multiple et limité à la fois. Il est cause de tout, soutenant tout, ordonnant tout, une sorte de tout absolu avant le tout. Contrairement à tous les êtres qui forment ensemble « un réseau, un tissu, un entrelacement »[43], la cause ne peut être mise en communauté avec rien, se dispensant de toute association. Son absence entrainerait, selon J.-M. Narbonne, l’impossibilité pure et simple de la pensée. L’Un est ainsi le levier de la parole et de la pensée comme de l’être, et il leur présubsiste[44]. De cet Un, levier de la parole et de la pensée, qui ne peut être atteint par voie discursive, on ne parle jamais de lui, mais toujours et seulement à propos de lui. Il est présent sans être présent. Il n’a aucun lieu, et en même temps, il est à la fois toutes choses sans être aucune d’elles. Sa présence est plutôt de l’ordre de la résonnance et du retentissement, que de la simple et banale manifestation ontique[45], et sa nature est une étrangeté qui fait signe vers nous[46].
La primauté et la question du corps
Pour J.-M. Narbonne, « le schéma de pensée kathalou-prôtologime, c’est-à-dire d’une pensée, qui part de la généralité pour rejoindre une primauté, traverse tout le néoplatonisme (…) [et] est bien reconnaissable lorsque Plotin fait référence, à cette remontée qui se produit partout dans la direction de l’Un »[47]. Aristote a lui aussi essayé d’atteindre une primauté lorsqu’il cherchait à définir les causes et les principes de l’Étant. Contrairement aux néoplatoniciens, qui sont allés au-delà de l’Être, lui, il y était en plein dans le registre de l’Être. Les choses sont pour Aristote soient des substances, c’est-à-dire qu’elles ont un être autonome (Ex. : un arbre, un homme etc.), soient des accidents, c’est-à-dire qu’elles n’existent qu’en des substances ou à même des substances (Ex. : le rire est le propre de l’homme ; le blanc qui existe dans le corps). Il existe donc une multitude et une diversité d’accidents. Aristote regroupe et subdivise en dix catégories (Ex. : la qualité, la quantité, la vertu etc.) l’ensemble de ces prédications, de ces acceptions se rapportant à une substance première (ousia). C’est à ce titre qu’il peut dire dans sa Métaphysiqueque « L’être se dit en plusieurs sens »[48], c’est-à-dire que l’Être est avant tout le total de tout ce qui, sous l’espèce des catégories, prend diversement forme et figure. « Par son universalité même, l’Être se dérobe à toute saisie intellectuelle, et à toute méthode, il ne signifie rien, en dehors des schémas catégoriaux à travers lesquels il se profile »[49]. La substance n’en demeure pas moins ce qui est premier, « le fil conducteur grâce auquel un chemin peut être tracé dans l’ensemble incommensurable de ce qui se donne »[50]. Dans son ouvrage Aristote, les diverses acceptions de l’Être, Franz Brentano souligne qu’il y a autant de catégories qu’il y a de façons à se rapporter à la substance première, qui est le sujet ultime de tout être[51]. Aristote définissait la substance, au sens le plus fondamental, comme « ce qui à la fois ne se dit pas d’un certain sujet et n’est pas dans un certain sujet ; par exemple tel homme ou tel cheval »[52].
Lacan, dans son Séminaire « La logique du fantasme », fait référence à cette définition aristotélicienne de la substance (ousia) lorsqu’il définit logiquement la jouissance, pour affirmer qu’ « il n’y de jouissance que du corps »[53]. En 1967, la logique est davantage un corps qui jouit, qu’un corps qui se jouit, comme ce sera le cas dans le dernier enseignement. Pour Plotin et les néoplatoniciens, l’Un, la cause première, n’est pas sans rapport avec la question du corps. Jean Derrida, fils du célèbre philosophe Jacques Derrida, a écrit à cet effet un ouvrage sur la naissance du corps chez les néoplatoniciens, plus particulièrement chez Plotin, Proclus, et Damascius. Selon cet auteur, l’âme et le corps se déterminent mutuellement chez ces philosophes de l’Antiquité tardive. Pour Plotin, plus spécifiquement, il existe une communauté du corps et de l’âme, l’un allant vers l’autre, ouvrant ainsi un lieu commun : « L’âme est partout présente en ce corps comme si elle s’y diffusait et était intégralement en chacune de ses parties ; c’est à cette condition qu’une certaine unité peut être conférée au corps vivant »[54]. Cette communauté résulte de l’Un, de cette indétermination absolue de la vie-même, source de toutes les déterminations possibles, de toutes les formes de vie, qui s’étendent, se diffusent et se multiplient[55]. Cette indétermination, déterminante dans la naissance du corps, se révèle et s’appréhende par la pratique de l’ascèse. Pour toucher à l’Un, dit J. Derrida, l’Âme doit être dénuée de toute forme ; et quand elle se trouve dans ce contact, elle perd tout ce qui la distinguait ou l’opposait au corps[56]. L’Âme ne perçoit plus alors « son corps, ni qu’elle est en lui, et ne dit pas non plus qu’elle est elle-même autre chose, ni un humain, ni un vivant, ni un étant, ni rien du tout »[57]. Dans la vie de Plotin, Porphyre fait d’ailleurs mention que Plotin avait honte de son corps[58], qu’il voulait s’en libérer. L’expérience mystique, de l’extase a comme finalité de se libérer de toute réalité limitée, définie, fixée à un objet en particulier. Plotin était sujet à ces états mystiques, de communion avec l’Un. Selon Porphyre, ce fut le cas quatre fois[59]. Dans son ouvrage Plotin et Jean de la Croix, le philosophe André Bord étudie le mysticisme de ces deux personnages, leurs rapprochements et leurs divergences, en émettant l’hypothèse que Jean de la Croix s’était inspiré des Ennéades de Plotin. A. Bord nous apprend que l’extase plotinienne est accompagnée de quiétude absolue, de stupeur joyeuse, et que cette extase, contrairement à celle de Jean de la Croix, est une finalité, toujours hasardeuse, exceptionnelle. Elle représente la fin du voyage[60]. Le sage plotinien se trouve alors uni au dieu qui est au-dessus de toutes choses, en contact avec l’Un, qui est la cause de tout, l’indétermination qui détermine tout, dont la réalité, la parole et le corps. L’expérience mystique, ascétique permet de traverser le monde sensible et intelligible, et d’atteindre une primauté, qui va au-delà de l’être, et qui touche à la racine, à la source de toutes choses.
Le parcours de la doctrine de Plotin, et par conséquent des fondements du néoplatonisme, permet de mieux saisir les raisons qui amenaient J.-A. Miller à affirmer que Lacan s’inscrivait, dans son dernier enseignement, dans la tradition de l’hénologie, des penseurs de l’Un de l’Antiquité tardive. En effet, la quête des néoplatoniciens de concevoir une pensée et une pratique qui vont au-delà de l’Être, au-delà de ce qui fait ordre et monde, ne pouvait qu’intéresser J. Lacan dans sa recherche constante d’isoler un réel hors structure. Enfin, les affinités sont grandes entre Lacan et Plotin, que ce soit dans leur rigueur intellectuelle, prônant un retour méticuleux et rigoureux à l’œuvre de leur maître (Freud, et Platon) avant tout ajout, toute distanciation ; ou que ce soit dans leur persévérance vis-à-vis d’une tradition hostile à la relecture des textes fondateurs ou à la critique de leurs interprétations ; ou que ce soit enfin dans leurs proximités théoriques. En effet, les trois hypostases de Plotin ne sont pas sans évoquer pour un psychanalyste le ternaire lacanien : Réel-Symbolique-Imaginaire. Et surtout, l’Un Lacanien, comme nous l’avons vu, a ses affinités avec l’Un plotinien.
[1]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 5 novembre 1986, inédit.
[2]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », op. cit., leçon du 21 janvier 1987, inédit.
[4]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 21 janvier 1987, inédit.
[5]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », op. cit., leçon du 13 mai 1987, inédit. P 247
[6]Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975.
[7]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 20 mai 1987, inédit.
[8]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », op. cit., leçon du 19 novembre 1986, inédit.
[9]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », op. cit., leçon du 3 décembre 1986, inédit.
[10]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Ce qui fait insigne », op. cit., leçon du 12 novembre 1986, inédit.
[11]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 9 mars 2011, inédit.
[12]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Un-tout-seul », op. cit., leçon du 6 avril 2011, inédit.