C’est de la plainte des femmes jusque-là adressée aux médecins et aux prêtres, qu’a surgi la découverte freudienne de l’inconscient et la formalisation de l’hystérie. Mais ces femmes merveilleuses qui soutinrent le désir de savoir de Freud, laissèrent place assez vite aux récalcitrantes pour mettre en évidence le point de butée freudien. Lacan, dans son retour à Freud, ne cessera d’interroger le refus hystérique avec Dora. Il reconnaît que le pas essentiel de Freud est d’avoir montré « comment la sexualité est entièrement prise dans les mots ». Il élèvera, en 1970, l’hystérie au rang de discours et en donnera une nouvelle définition, contemporaine du sinthome.
Dans une intervention de 1977, Lacan s’exprimait ainsi : « Où sont-elles passées les hystériques de jadis, ces femmes merveilleuses, les Anna O, les Emmy Von N ? Elles jouaient non seulement un certain rôle, un rôle social certain, mais quand Freud se mit à les écouter, ce furent elles qui permirent la naissance de la psychanalyse. C’est de leur écoute que Freud a inauguré un mode entièrement nouveau de la relation humaine. Qu’est-ce qui remplace ces symptômes hystériques d’autrefois ? L’hystérie ne s’est-elle pas déplacée dans le champ social ? »[1]. C’est précisément ce que veut dire « discours de l’hystérie ». L’hystérie comme lien social.
Comment répondre à la question de Lacan en 1977 ?
Nous pourrions dire que l’hystérie aujourd’hui est contemporaine de sa disparition clinique dans les nomenclatures actuelles relayées par les neurosciences. Ce qui est réalisé dans ces approches est exactement ce que Lacan appelait la forclusion du sujet en tant qu’articulé au langage, comme effet du discours de la science. Le sujet hystérique est asphyxié dans l’assignation aux demeures des protocoles d’évaluation. La découverte freudienne de l’inconscient, avec sa Traumdeutung et ses « Études sur l’hystérie », qui faisait du symptôme hystérique un message à déchiffrer serait donc dans la clinique dominante une perspective révolue. Celle du désir l’est encore plus. Pour autant, le corps des hystériques ne cesse d’interroger la médecine. Lacan a noté « la complicité » de l’hystérie et de la science.
Lacan a fait de l’hystérie une question. Être homme ou femme ? L’hystérique est celle qui démasque la fonction du maître dont elle reste pourtant solidaire. La référence aux études de genre fait résonner la question hystérique « être homme ou femme » d’une façon très contemporaine, dans son rapport au maître et à la jouissance. Les « genders studies » ont bouleversé en effet la question de la différence sexuelle, contesté les catégories homme femme et mis en déroute l’ordre hétéronormé dont le père est la clé de voute. Si l’interrogation sur l’assignation sexuée demeure, les réponses prennent dans notre actualité des accents de certitude appuyée sur des modes de jouissance et des identifications toujours fuyantes.
Lacan a spécialement souligné le style de l’hystérique dans sa façon d’interpeller le maître. Dénonçant son impuissance, elle veut le mettre au travail et régner dans le même temps sur lui. Cette problématique n’a rien perdu de sa pertinence. Nous pouvons le retrouver dans certains aspects du discours féministe contemporain mais aussi dans la façon dont les symptômes hystériques se logent dans les failles du savoir de la science.
L’hystérique freudienne et son maître
L’hystérique et son rapport au maître, dévoilé très vite dans les cures conduites par Freud, trouvera son écriture avec Lacan et ses quatre discours dans l’après-coup de mai 68, articulant discours du maître et discours de l’hystérie au-delà de la quête du père.
Ayant très tôt aperçu l’effraction du sexuel comme traumatisme dans la constitution des symptômes hystériques et la place centrale du Père, Freud attendait de l’hystérique que celle-ci lui dévoile son secret comme savoir sexuel refoulé. Lacan parlera de troumatisme [2]. En 1977, il mettra en avant l’impact du traumatisme de lalangue sur le corps et ses effets de jouissance hors sens[3]. Ce réel au sens lacanien est recouvert par le fantasme, articulation du signifiant et de la jouissance, il véhicule un désir actif mais refoulé. Freud ne ménageait pas ses efforts pour cela. Par ses manœuvres, l’hystérique devient celle qui détient l’objet de son désir à lui et qu’elle ne livre pas. La direction freudienne de la cure fait de l’hystérique celle qui détient la cause du désir de l’Autre. Elle soutient le désir du père. Dans la cure, elle s’aliène à son désir pour soutenir celui de l’Autre par identification. La cure devient alors conforme au fantasme hystérique tel que Lacan le définit dans « Subversion du sujet et dialectique du désir »[4]. « Le désir ne s’y maintient que de l’insatisfaction qu’on y apporte en s’y dérobant comme objet. »[5] L’hystérique trouve sa valeur comme objet manquant à l’Autre. Les analysantes de Freud se sont montrées récalcitrantes, elles ne cédaient pas à l’injonction pressante de l’aveu attendu du maître. C’était la grève, elles refusaient de travailler pour lui. Cela a conduit Freud à changer de technique. Lacan a souligné l’aspect « industrieux » de l’hystérique. Elle fabrique « comme elle peut, un homme ̶ un homme qui serait animé du désir de savoir »[6]. Elle s’institue ainsi comme dépositaire d’un savoir précieux. « De quel prix elle est elle-même, cette personne qui parle. Car, en tant qu’objet a, elle est chute, chute de l’effet de discours […] »[7] C’est ainsi que les hystériques ont dicté à Freud la règle fondamentale de l’association libre tout en soutenant son désir de savoir. Elles l’ont mis à la tâche de produire le savoir que leurs signifiants supposent et qu’elles livrent en toute ignorance.
Dans le transfert, l’hystérique a pour visée de faire désirer, de soutenir le désir de l’Autre. Pour cela, elle fait la grève du signifiant-maître d’un côté et de l’autre, met au travail l’indétermination du sujet dans le signifiant. Par l’association libre, l’hystérique constitue son désir dans la parole, comme désir de l’Autre. Elle offre à l’Autre le savoir mais elle ne sait pas. Ce que l’hystérique veut, c’est un maître. « Elle veut que l’Autre soit un maître, qu’il sache beaucoup de choses, mais tout de même pas qu’il en sache assez pour ne pas croire que c’est elle qui est le prix suprême de tout son savoir. » Autrement dit elle veut un maître sur lequel elle règne. Elle règne et il ne gouverne pas. »[8]
En 1968, dans « L’envers de la psychanalyse », le discours du maître nomme le politique, le discours universitaire nomme la bureaucratie. Lacan visait là, au-delà de la seule université, les grandes bureaucraties politiques dont le modèle soviétique était une référence explicite. Lacan est resté discret sur les formes que pouvait revêtir le discours hystérique. Néanmoins ce qui l’incarne en 1968, c’est le discours féministe qui ne pouvait se réduire au discours politique en général. Dans son Séminaire, en novembre 68, il s’interrogeait sur cette dite grande prise de parole qu’a été le mois de mai. Si la vérité collective du travail s’est manifestée dans la grève, il considère pour autant que ce qui s’est passé « c’est la grève de la vérité »[9]. Dans « La Chose freudienne » il écrivait déjà « Moi la vérité je parle »[10] . Sa seule vertu est de parler et ce qu’elle dit est un mirage. Mais qui parle ? C’est la Chose dans les termes de 1955. Lacan dira plus tard « vérité sœur de jouissance »[11]. Comme l’a noté J.-A. Miller dans « Le banquet des analystes »[12], le discours de l’hystérique, avec l’objet a à la place de la vérité, rend lisible la vérité comme sœur de jouissance, ou sœur de l’impuissance, puisque c’est la même chose.
Avec ce paradoxe, on peut dresser le constat du changement des symptômes hystériques. L’hystérique ne peut que prendre les formes des symptômes où se logent les failles du savoir de la science. L’hystérique a dérangé beaucoup de monde dans l’histoire par sa façon d’interroger le maître pour en dénoncer l’impuissance. Elle interpelle le maître par nécessité. Elle interpelle le signifiant-maître qui peut être incarné par des figures variées, pour le mettre au travail du savoir. Du temps de Freud les symptômes étaient d’allure neurologique. Aujourd’hui spasmophilie, évanouissements, tétanie, dépression, troubles alimentaires, sexuels etc… s’inscrivent de façon disparate dans les différentes cases du DSM. Mais au-delà, l’hystérique témoigne de façon insistante d’un « ça ne va pas », exposant de façon indifférente ou préoccupée son incomplétude, sa défaillance, son sentiment d’imposture. Au polymorphisme des symptômes, il faut opposer l’invariable de la structure.
L’hystérique ou le désir de désir
Cette interpellation du maître laisse l’hystérique démunie face au mystère de la féminité que peut incarner une autre femme. Sans entrer dans le commentaire des identifications freudiennes du cas de Dora, Lacan dans « Intervention sur le transfert »[13] note ce qu’aurait dû prendre en compte Freud : la fascination de Dora pour Mme K, pour le mystère de la féminité qu’elle incarne. Pour accéder au mystère de la féminité de Mme K, elle n’a d’autre possibilité que de s’identifier à Mr K. C’est en tant qu’homme que Dora aime Mme K. Cette identification virile lui permet de soutenir le désir insatisfait, autrement dit l’impuissance de son père auprès de sa maîtresse. La scène du lac qui déclenche la recrudescence symptomatique de Dora, se resserre autour de cette phrase « ma femme n’est rien pour moi ». Cette injure à la féminité de Mme K et la jouissance de l’Autre qui s’offre à elle et dont elle ne veut pas, fait chuter Mr K de son statut d’homme et ébranle l’identification virile de Dora. Celle-ci ne peut plus la soutenir. Surgit alors un : que suis-je dans l’Autre ? C’est alors que la toux vient y répondre. La toux du père est l’identification au symptôme de la deuxième identification freudienne. Cette toux lui permet de soutenir son désir insatisfait.
Dans le Séminaire XVII Lacan reprend le cas Dora à partir de la fonction paternelle ; pour s’en passer. Il montre que s’il y a production d’un père idéalisé, il y a surtout une remise en question d’un père quant à sa jouissance sexuelle. Sa déficience par rapport à la fonction lui donne « une affectation symbolique »[14], c’est-à-dire qu’il n’est pas seulement châtré mais aussi « ancien combattant, ancien géniteur »[15]. Autrefois sa puissance s’est vérifiée en acte. Chez l’hystérique, le père joue ce rôle majeur. Il est châtré et pour cela idéalisé et objet d’amour. Pourtant, il est convoqué à soutenir sa position d’homme auprès d’une femme. En reprenant la dialectique du maître et de l’esclave, Lacan fait de l’hystérique celle qui démasque la fonction du maître dont elle reste pourtant solidaire. La vérité du maître « c’est qu’il est châtré »[16]. Le discours de l’hystérique révèle la relation du maître à la jouissance, en ceci que le savoir sur sa position vient à la place de la jouissance. Mais c’est un savoir en défaut sur la cause sexuelle. Le maître porteur du phallus n’en jouit pas. Ce qu’il veut savoir, c’est comment être maître davantage. Celui qui jouit, c’est l’esclave. Le maître n’est pas divisé. L’hystérique l’est par le signifiant-maître. D’un côté elle s’identifie au père et fait le maître châtré, celui qui a mais ne jouit pas ; de l’autre elle fait l’homme en étant le phallus sous le mode de la vierge inaccessible. Mais comme phallus, signifiant du désir, elle cherche à le faire désirer. L’hystérie est d’emblée articulée par Lacan à la problématique du désir et de la demande. Dans « Les formations de l’inconscient »[17] il montre que pour être certaine que le désir ne se réduise pas à la demande, elle doit s’assurer de l’insatisfaction apportée à la demande. Les hystériques ont un penisneid, mais sous la forme du désir insatisfait : « c’est ça que je veux mais gardez-le ».
Avec le rêve de la belle bouchère[18], Lacan montre le caractère métonymique du désir, passant d’objet en objet. Le peu de sens qui s’avère au fondement du désir relève de la métonymie qui le constitue et du fait que le langage rate toujours le réel.[19] « L’insignifiant » des objets renvoie au peu de sens de la succession des objets du désir et au signifiant phallus comme clé de tous les effets de sens. C’est aussi par le symptôme que l’hystérique manifeste l’irréductibilité du désir à la demande. L’anorexique mange le rien et maintient par là ce rien au-delà de la demande de l’Autre. Elle est prête à identifier son désir à celui de n’importe qui, pourvu qu’il soit marqué de l’insatisfaction. La structure fondamentale du désir de l’hystérique c’est d’être un désir, non pas d’un objet, mais d’un désir comme l’indique Lacan dans sa « Direction de la cure ». Ce « désir de désir » de l’Autre est le ressort de l’identification hystérique. Celle-ci correspond à la troisième identification freudienne. Elle se fait objet a comme cause du désir. L’articulation nouvelle dans l’enseignement de Lacan du désir à la jouissance, fait du désir insatisfait de l’hystérique un mode de jouir. Cette insatisfaction a pour corrélat un absolu de jouissance qu’elle maintient. « Ce que l’hystérie refoule, dit-on, c’est la jouissance sexuelle. En réalité elle promeut le point à l’infini de la jouissance comme absolue. »[20] Cette jouissance absolue étant hors d’atteinte, elle préfère la privation. Entre l’identification virile, d’une part, et le soutien au père mort, châtré, dont elle veut le dernier terme de sa jouissance ; elle ne cesse d’interroger la féminité. Elle promeut une version fantasmatique de La femme inaccessible. Elle préfère les symptômes que donner corps à la jouissance phallique, celle qui rate.
L’hystérique : symptôme de symptôme
La nouvelle définition de l’hystérie est contemporaine du Sinthome. J.-A. Miller a commenté le déplacement du symptôme freudien vers la perspective nouvelle du « sinthome » abordée dans le dernier enseignement de Lacan. Du symptôme, métaphore, effet de sens, Lacan a distingué le sinthome d’un parlêtre par l’événement de corps, émergence de jouissance, traumatisant le corps qui l’éprouve. Il ajoutait « il y a hystérie quand il y a symptôme de symptôme, quand vous faites symptôme du symptôme d’un autre, c’est-à-dire symptôme au second degré »[21]. Cette nouvelle définition de l’hystérie, comme le commente É. Laurent[22] s’appuie sur le texte « Joyce le symptôme » de 1976. Dans ce texte, Lacan différencie le symptôme et le symptôme hystérique. Cette nouvelle définition est à entendre à partir de la conception nouvelle du symptôme formulée par Lacan, que J.-A Miller isole comme point de bascule dans sa préface au volume « Joyce avec Lacan ». Le symptôme est alors présenté comme « la façon dont chacun jouit de l’inconscient en tant que l’inconscient le détermine ». [23]J.-A Miller précise alors que « le symptôme s’il est supporté par une structure identique à celle du langage, n’est pas articulé dans un procès de paroles mais inscrit dans un procès d’écriture »[24].
Pour Lacan il faut « passer du symptôme qui parle au symptôme qui s’écrit en silence, qui n’est plus communication mais écriture »[25]. Le symptôme, événement de corps contingent, est jouissance avant que puisse s’établir le sens de cette rencontre. Or, le symptôme hystérique pour Freud supposait « l’identification et à l’origine de celle-ci un amour premier, l’amour du père, lien à l’Autre, fondement de la première identification ».[26] Ce qui était symptôme premier pour Freud, poursuit-il, premier parce que directement articulé au père, devient avec Lacan « reste ». Le symptôme hystérique premier de Freud s’articule aux deux. Il parle, car l’hystérique est accompagnée de son interprète. Si Freud a inventé l’expérience analytique à partir de l’analyse du symptôme hystérique, « ceci n’implique pas qu’il soit le symptôme par excellence »[27]. L’analyse dévoile « la forme logique fondamentale du symptôme »[28] dans les restes symptomatiques. Lacan formule que si une femme « n’est pas symptôme d’un autre corps, […] elle reste symptôme dit hystérique, on veut dire par là dernier. Soit paradoxalement que ne l’intéresse qu’un autre symptôme […] ».[29]
La femme, le manque, le sans limite
Dans son article de 1924 « Le problème économique du masochisme »[30], Freud lie le masochisme à la pulsion de mort et en distingue trois aspects : le masochisme érogène, le masochisme féminin, et le masochisme moral. Le masochisme féminin comporte un paradoxe. Freud en effet, en parle à propos de l’homme qui se met dans une « situation caractéristique de la féminité » c’est-à-dire en position « d’être castré, être coïté, enfanté ». Cela déconstruit l’anatomie et anticipe le trouble dans le genre. Il n’avait pas attendu Judith Butler pour cela. En fait cette perspective est corrélative de ce qu’il découvre Anna, sa fille, dont il entend les fantasmes masochistes. Un peu plus tard avec son article « On bat un enfant »[31], il conjoindra l’amour du père à la dimension masochiste. Nous apprendrons par Anna et ses biographes que l’enfant en question était Anna qu’il avait prise en analyse.
Pour Lacan, le rapport à la pulsion de mort chez la femme ne relève pas de son masochisme mais de la folie féminine en tant que telle, qui permet d’aller au-delà des bornes que se fixe l’homme par ses angoisses de propriétaire. Pour les femmes, il y a, au-delà de l’angoisse de castration, une folie qui relève du pas-tout dans la fonction phallique. L’œuvre de Lacan peut être lue comme une grande enquête sur la folie féminine qui s’inaugure dès la thèse sur Aimée et qui se poursuit au fil de son élaboration sur la jouissance féminine par Antigone, Sygne de Coûfontaine, les mystiques, Médée et Madeleine Gide. Ce sont des femmes qui dépassent les limites. Elles frappent les objets les plus chers de l’homme ou se font frapper à mort. La mort apparaît comme l’horizon d’un certain registre de l’amour et de la jouissance au-delà du phallus.
De l’inconsistance et de l’usage des semblants
Lacan a complexifié ce que Freud avait isolé comme manque fondamental. Pour lui, la différence anatomique faisait que la femme était castrée dans la réalité. La subjectivation de ce « ne pas avoir » aboutit à une signification fondamentale : le penisneid. Pour Lacan, la femme est celle qui n’a pas et qui fait de ce manque quelque chose. Elle ne manque pas d’Être pour autant. En ce sens, la femme a toutes les affinités avec le semblant qui fait croire qu’il y a quelque chose là où il n’y a pas. La mascarade de Joan Rivière ne désigne rien d’autre que ce point-là. Pour remédier au manque, les femmes font un usage multiple du fétiche comme semblant. Il y a le fétiche attrape-mouche de la séduction féminine, comme en témoignent les chiffres colossaux de l’industrie de la mode et des cosmétiques. Mais au-delà, il y a une mise en jeu du corps lui-même comme fétiche à travers ses régimes et ses chirurgies variées. Après le ventre à liposucer, le nez à refaire, les seins à gonfler (ou réduire), les sex-designers s’attaquent désormais au sexe féminin. Il ne s’agit plus seulement de reconstituer un hymen, réduire un vagin distendu après un accouchement, mais de faire des labioplasties. Tout cet effort ne vise qu’une seule perspective : être aimée « plus », être désirée « plus ». Plus secrètement, comme le rappelait J.-A Miller[32], il y a l’usage du postiche, phallus prélevé sur un homme, vivant ou mort. La « femme à postiche », confrontée à la crainte de sa propre castration, cherche une solution du côté de l’avoir. Elle use du postiche pour incarner le phallus.
Pour Lacan, la femme et la mère ne se recouvrent nullement. La mère est celle qui a. La femme existe tant qu’on la confond avec la mère. La Femme en tant que telle n’existe pas, c’est autre chose. Dans l’article « Un répartitoire sexuel »[33], J.-A. Miller a fait valoir comment l’incomplétude de l’être féminin freudien marqué d’un moins, a été reprise par Lacan comme inconsistance du pas-tout. L’inconsistance désigne une structure logique positive, un ensemble ouvert. C’est parce que « son être est marqué d’un moins irrémédiable qu’elle va toujours trop loin »[34]. L’homme a un rapport structural à la limite par le phallus. Dans l’espace libidinal féminin, le sujet ne rencontre pas de frontière, il va toujours trop loin. Le rapport structural de l’homme à la limite ne fonctionne pas dans le cas du sujet positionné sur la modalité féminine du tableau de la sexuation. Avec Lacan, la position féminine se définit d’être plus à l’aise à l’égard de toutes les formes du manque. Il peut se décliner de multiples façons, depuis le manque de l’organe jusqu’au manque de signifiant qui viendrait désigner la position féminine comme telle. « Au moins irrémédiable qui marque l’être féminin » la réponse de Lacan s’énonce par le signifiant de La femme n’existe pas. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de signifiant qui permettrait à une femme de dire ce qu’est une femme. « Il n’y a pas La femme, article défini pour désigner l’universel. »[35] Ce dont est fondamentalement privée la femme c’est du signifiant qui la représente. C’est la privation essentielle de la femme, mais ce n’est pas une privation de jouissance. Ceci implique qu’elle doit en passer par l’identification phallique, c’est-à-dire par la signification phallique induite par le signifiant du phallus, dans le meilleur des cas. Mais la femme n’est pas-toute dans la jouissance phallique. La jouissance de la privation doit être comprise à partir du manque du signifiant de La femme. Cette jouissance a un rapport au sans-limite. La féminité a un rapport avec l’illimité c’est-à-dire que la jouissance du corps ne s’y trouve pas limitée à l’organe phallique. Ainsi les femmes savent que leur revient la charge de faire exister de façon singulière, une par une, cet être qui n’a pas d’essence libidinale. Les femmes n’ont pas d’autre choix que l’exception. Si le signifiant du manque dans l’Autre S (A barré) désigne la jouissance féminine au-delà du phallus, pour l’homme, il désigne un registre de la jouissance pulsionnelle en tant qu’asexuée. La femme, dans la version freudienne veut certes l’organe, penisneid, mais plus profondément ce qu’elle veut, c’est le phallus comme signifiant du désir, phallusneid, c’est-à-dire que l’objet qui parle dise son être de signifiance. C’est ainsi que l’homme la « dit femme » au-delà du phallus. Le désir féminin ne s’articule pas seulement au phallus mais aussi à A barré, cet Autre du désir qui doit parler pour que le sujet le reconnaisse comme objet. Dans la certitude de l’amour partagé, elle trouve alors en lui une limite qui vient fixer la dérive pulsionnelle. Si l’acte sexuel, au-delà de l’organe, mobilisait le signifiant phallique comme le dernier mot du signifiant sur le sens, on aurait alors une rencontre réussie, c’est-à-dire un rapport sexuel qui ferait du Un entièrement résorbé par le signifiant phallique. Ce n’est pas le cas. C’est pourquoi il faut un surplus de paroles de l’être aimé pour que la jouissance trouve à se loger.
La femme objet du fantasme
Lacan a situé la femme comme objet du fantasme de l’homme. Cette formulation rendait compte du fait que, du fait de la castration, il n’y a pas de bonne façon de s’identifier au rôle masculin. Les hommes récupèrent la part perdue d’eux-mêmes, c’est-à-dire ce que serait l’identification phallique positive sur le corps du partenaire sexuel, sous les auspices de l’objet oral, scopique, anal etc… Récupérer sur le corps de l’autre l’objet a se fait au prix du sacrifice du phallus dans la relation sexuelle. Il faut constater qu’à mesure que le lien social se délite, la civilisation produit des sujets solitaires et le désir de rencontrer un partenaire se fait d’autant plus insistant. La montée au zénith de l’objet a[36] et le déclin des idéaux aux temps de la religion des droits de l’homme reconfigure le rapport de chacun à sa subjectivité. Chacun, chacune, dans la civilisation, cherche le partenaire-fantasme, c’est-à-dire l’imaginarisation du partenaire de jouissance. Le partenaire-fantasme est silencieux, entièrement pris dans une jouissance autiste qui demande à être respectée. Lacan s’est interrogé tout au long de son œuvre sur le rapport à l’Autre sexuel. Il a avancé d’abord que la pulsion représente la sexualité dans l’inconscient, puis a précisé que la pulsion ne représente pas la sexualité en tant que rapport à l’Autre sexuel mais en tant qu’elle la réduit à l’objet a. Autrement dit, la sexualité n’est pas représentée dans l’inconscient. Cette formule trouvera sa formalisation ultime à partir des développements du Séminaire « Encore ». En lieu et place du rapport sexuel impossible qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, le fantasme comme axiome écrit pour chacun un rapport de jouissance réglé à l’objet.
Dans l’état actuel de la civilisation, les femmes n’échappent pas à la recherche du partenaire-fantasme. Le droit à l’enfant permis par les PMA dévoile ce que la nature recouvre d’un voile pudique, à savoir la fausse évidence du lien naturel et l’universel du désir d’enfant. Le désir d’enfant recouvre à chaque fois un vouloir-jouir particulier. Au-delà de l’enfant-phallus, il y a l’enfant pris dans les rets de l’objet a. Hétéro, lesbienne en couple ou non, veuve, compagne d’un transsexuel masculin, peuvent avec les PMA, trouver dans l’enfant un plus-de-jouir parfois exprimé dans l’exigence de normes explicites auxquelles doivent répondre la sélection des gamètes. La tyrannie de l’image et ses promesses de plus-de-jouir, en remodelant les corps par toutes sortes de programmes anorectiques, chirurgicaux, médicamenteux, sportifs, font miroiter les objets du marché comme un piège à désir. Du recours aux toxiques légaux ou non, de Meeticaux sites plus spécialisés à la recherche de son partenaire, la déception et la solitude sont au rendez-vous. C’est le ratage particulier et généralisé. C’est ainsi dans cette impasse qu’arrivent un certain nombre de femmes chez l’analyste, pour trouver le partenaire qui conviendrait.
La femme partenaire-symptôme
Lacan a introduit pourtant la possibilité d’un partenaire, le partenaire-symptôme. Avec « Joyce le symptôme » la femme devient le symptôme de l’homme. J.-A. Miller a montré comment le terme de partenaire-symptôme surgit comme symétrique au parlêtre.[37] Avec la perspective du sinthome, Lacan va qualifier de façon nouvelle, par le terme de symptôme, ce qu’il situait du côté de l’objet a. Les formules de Lacan : « une femme, par exemple, elle est le symptôme d’un autre corps »[38] ou bien dans RSI [39] : « qu’est-ce qu’une femme ? C’est un symptôme ». Comment l’entendre ? Une première lecture promeut le rôle déterminant de l’inconscient dans le choix du partenaire amoureux, comme l’avait déjà souligné Freud. Avec RSI, le symptôme appréhendé comme « la façon dont chacun jouit de son inconscient » permet une autre lecture de la femme symptôme de l’homme. En jouissant du corps d’une femme dans la relation sexuelle, l’homme jouit, en fait, de son inconscient. Le corps Autre de la femme supporte cette jouissance de l’inconscient. Cet accès à la jouissance n’est pas celle de l’Autre mais la jouissance phallique. Le Un phallique qui ne cesse pas de s’écrire laisse l’homme seul avec les signifiants discrets de son inconscient. Lacan ne dit rien d’autre dans cette formule de RSI « l’homme fait l’amour avec son inconscient ».
Pour l’homme, ajoute Lacan dans « Les non dupes errent »[40], « l’amour va sans dire ». Il va sans dire car la cause de sa jouissance ne relève pas du dire mais des signifiants discrets de son inconscient. C’est pourquoi il y a « lettre d’amour ». Cette jouissance l’assure de son identité d’homme mais le laisse en manque d’Autre. En manque d’Autre, il est poussé à l’interroger. Comment l’interroge-t-il ? Lacan a opposé le silence de la position féminine au fait que les hommes en parlent tout le temps, ils la « diffament ». Cela fait exister un être féminin universel, l’être étant tout ce qui peut se dire.
Faire exister un être universel féminin s’oppose radicalement à la perspective de Lacan qui est celle de l’existence particulière des femmes, une par une, en tant qu’elles causent le désir d’un autre corps ou qu’elles sont symptôme pour un autre corps. En ce sens, pour Lacan, la position féminine subvertit tout le débat sur l’être et l’existence. Le passage de la femme objet du fantasme de l’homme à celui de symptôme introduit une dimension distincte de celle de la jouissance : celle de la croyance. Lacan précise dans R.S.I : « ce qui constitue un symptôme, c’est qu’on y croit »[41]. Autrement dit on croit qu’il veut dire quelque chose. Lorsque le symptôme est une femme, qui est aussi un parlêtre, s’ouvre alors la dimension d’y croire, de la croire, à travers le déchiffrage de ce qu’elle veut dire. « Une femme peut faire symptôme pour un autre corps puisqu’elle est le lieu d’une jouissance Autre, qui n’est pas celle de cet autre corps. »[42] Pour la femme, l’amour ne va pas sans dire car elle a certes un rapport au phallus mais aussi à A barré. L’homme peut devenir le partenaire qui a chance de répondre aux exigences particulières du « style érotomaniaque »[43] de l’amour féminin par des paroles qui témoignent qu’il croit en elle. Les femmes ne veulent pas des paroles vides qui pourraient s’adresser à une autre. Elles veulent des paroles qui lui permettent d’être femme, c’est-à-dire des paroles qui participent de la joui-sens du corps au-delà du phallus. Dans le couple, le « y croire » revêt des aspects distincts. D’un côté, la certitude passionnelle qui construit une interprétation à partir du postulat initial, de l’autre, le déchiffrage constant de l’énigme, qui peut être douloureuse, de qu’est-ce qu’il me veut ? Il s’agit alors d’un discours infini où la contingence de la rencontre ne cesse de se déchiffrer. Pas d’autre façon d’aimer que de continuer à déchiffrer la langue du partenaire. Le jour où le désir cesse, le partenaire bascule dans le registre de l’objet a, il est déchet et aussi bien énigme. Pas moyen de refermer la main sur l’être aimé comme sur un concept. On ne peut que continuer à déchiffrer sa langue, on ne parle jamais la même.
Si Lacan a dit de la femme qu’elle est un symptôme pour l’homme, il a pu dire dans « Le sinthome » que « l’homme est pour une femme […] une affliction pire qu’un sinthome. […] C’est un ravage même »[44] car il la confronte à l’illimité de la jouissance féminine. D’une part il la ravit sexuellement et l’abolit dans l’Autre, ce qui peut la laisser comme sujet, très égarée, d’autre part, il la confronte à l’angoisse et à la pulsion de mort dans le dol amoureux. Les ratés de l’amour, qu’ils soient de l’ordre de l’abandon de l’être aimé, de son infidélité, de la succession d’échecs amoureux ou d’une vie de couple sans désir et sans paroles, ou au contraire de paroles qui les mettent à mal, plongent les femmes dans un état particulier d’affolement. Elles sont aspirées dans un abîme qui prend les couleurs de la dépression mais plus précisément, qui isole la mort comme signifiant-maître. De la même manière, la fréquentation des sites de rencontre, dans l’espoir de rencontrer l’amour, confronte les femmes au silence du fantasme masculin de la rencontre sexuelle qui les désespère.
La femme symptôme d’un autre corps désigne la position féminine. Il faut noter que Lacan ne précise pas si cet autre corps doit être porteur du phallus. Cette perspective constitue, me semble-t-il, une avancée pour repenser le problème de la jouissance pour l’homosexualité mais aussi pour celles dont l’accrochage symbolique relève d’autres Noms-du-père, d’autres appareils-symptômes articulant sens et jouissance, que celui qui introduit à la signification phallique. Le symptôme d’un autre corps déplace profondément « les rodomontades de la jouissance phallique ».[45]
[1]Lacan J., « Propos sur l’hystérie », (1977) texte établi par Jacques-Alain Miller, Quarto, n° 90, juin 2007.
[2]Lacan J., Le Séminaire, « Les non-dupes errent », leçon du 19 février 1974, inédit.
[3]Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre », leçon du 18 avril 1977, inédit.
[4]Lacan J., « Subversion du sujet dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966,
[5]Ibid., p. 824.
[6]Lacan, J., Le Séminaire, livre XVII, « L’envers de la psychanalyse », Paris, Seuil, 1991, p. 36.
[7]Lacan, J., Ibid., p. 37.
[8]Lacan J., Ibid., p. 150.
[9]Lacan J., Le Séminaire, livre XVI « D’un Autre à l’autre » Paris, Seuil, 1991, p.42.
[10]Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, « L’envers de la psychanalyse », Paris, Seuil, 1991, p. 73.
[11]Ibid., p. 61.
[12]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Le banquet des analystes », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, 1989-1990, inédit.
[13]Lacan J., « Intervention sur le transfert », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 222.
[14]Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, « L’envers de la psychanalyse », Paris, Seuil, 1991, p. 108.
[15]Ibid.
[16]Ibid., p. 110.
[17]Lacan J., Le Séminaire, livre IV, « La relation d’objet », Paris, Seuil, 1994.
[18]Lacan J., Le Séminaire, livre VI « Le désir et son interprétation » Paris, La Martinière, 2013, p. 505.
[19]Miller J.-A., « Trio de mélo », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, numéro 32, octobre 1995.
[20]Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, « D’un Autre à l’autre », Paris, Seuil, 2006, p. 335.
[21]Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », Scilicet, Le corps parlant. Sur l’inconscient au XXIe siècle, Paris, ECF, coll. rue Huysmans, 2015, p. 28-29.
[22]Laurent É., « L’envers de la biopolitique », Paris, Navarin, Le champ freudien, 2016, p. 47- 48.
[23]Lacan J., Le Séminaire XXII, « R.S.I »., leçon du 18 février 1975, inédit.
[24]Aubert J., Joyce avec Lacan, préface de J.-A. Miller, Paris, Navarin, 1987.
[25]Laurent É., op. cit., p. 45.
[26]Ibid., p. 46.
[27]Ibid.
[28]Ibid.
[29]Lacan J., « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 569.
[30]Freud S., Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 287.
[31]Ibid., p. 219.
[32]Miller J.-A., « Des semblants dans la relation entre les sexes », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n°36, mai 1997, p. 7-16.
[33]Miller J.-A., « Un répartitoire sexuel », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n°40, 1999.
[34]Ibid., p. 7.
[35]Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 68.
[36]Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, Paris, n°15, février 2005.
[37]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Le partenaire symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 16 février 1998, inédit.
[38]Lacan J, « Joyce le symptôme », Autres écrits, Paris, seuil, 2001, p. 569.
[39]Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I » (1974_1975), leçon du 21 janvier 1975, inédit.
[40]Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non dupes errent » (1973-1974), leçon du 12 février 1974, inédit.
[41]Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », (1974-1975), leçon du 25 janvier 1975, inédit.
[42]Laurent É., L’envers de la biopolitique, op. cit., p. 67.
[43]Lacan J., « Pour un congrès sur la sexualité féminine », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.
[44]Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 101.
[45]Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 23 mars 2011, inédit.