En novembre 2022, une rencontre épistémique et clinique a été l’occasion d’un rapprochement entre collègues du Canada et des États-Unis, tous mobilisés avec enthousiasme par le transfert de travail.
Le texte de Jacques-Alain Miller, « Un réel pour la psychanalyse », publié dans le livre Comment finissent les analyses – Paradoxes de la passe[1], a été travaillé et présenté par Daniel Roy, Anne Béraud et Mercedes Rouault. Trois lectures différentes ont donné lieu à des échanges très riches.
Dans sa lecture, Mercedes Rouault a mis en relief le « Judo de Lacan » qu’illustre l’approche de Lacan face à sa propre exigence de certitude relative au réel :
« Dans le judo, il s’agit de mettre en œuvre une non-résistance devant son adversaire, se servir du mouvement de l’autre pour le mettre à son avantage, c’est le mouvement par lequel les traits qui paraissent négatifs au regard de la science, sont positivés dans l’analyse. Tandis que la science cherche à boucher les trous dans le savoir, l’analyse va s’en servir. Et là, précisément où le sens fuit, la psychanalyse prend appui pour isoler le réel. […]
La possibilité d’une démonstration et d’une transmission de ce réel qui s’atteste, s’ouvre dans l’expérience analytique. Là, le symptôme rend compte de ce qui, pour chacun, ne cesse pas de s’écrire, en même temps que de cette répétition se déduit que quelque chose rate, échappe, et ne s’écrit pas. […]
La contingence permet d’isoler ce qui jusque-là ne pouvait pas s’écrire, et le démontre. […] Avec l’interprétation, tel un mouvement de judo, l’analyste se sert d’un trébuchement, d’une équivoque ou d’un lapsus, pour le tourner à la faveur du réel et de la possibilité d’une nouvelle écriture ».
Anne Béraud, pour sa part, met en relief la démonstration et la transmission de la certitude d’avoir atteint ce réel par la contingence, et comment c’est à partir de ce point de certitude que l’analysant s’engage dans la procédure de la passe :
« Comment témoigner par la parole d’un réel, par définition hors symbolique ? […]
La démonstration ne peut s’atteindre qu’à partir du hors sens du langage qui constitue l’inconscient réel. Parce qu’à coller au sens, le sens fuit comme un tonneau. D’autre part, le sens, toujours sexuel, sert à recouvrir ce qui, nulle part, ne peut s’inscrire du rapport sexuel.
Il s’agit de démontrer comment il aura été possible, dans son analyse, de cerner l’impossible du rapport sexuel et le bord du trou. C’est un mode d’accès propre à la psychanalyse, et donc au un par un. J’élargirai cette question au fait que la solitude soit inhérente à la rencontre contingente de l’impossible. La solitude (qui n’a rien à voir avec le fait d’être seul ou pas) est impliquée par ce réel propre à l’inconscient, où nulle part ne s’inscrit le rapport sexuel. Conséquence de la rencontre avec l’impossible, cette solitude ouvre à une liberté inédite, donc à l’invention, pas sans lien avec le féminin.
L’AE est confronté au paradoxe d’avoir à transmettre sa démonstration par une fiction – vérité menteuse pour dire le réel. Cela nécessite un effort de transmission de cette rencontre des confins et de l’approche du réel, à partir d’un “dit démonstratif” incarné dans une énonciation ».
Daniel Roy, à partir de sa lecture du texte, nous a montré comment le réel de la psychanalyse est un réel qui s’extrait de l’expérience de chaque analyse :
« Un réel pour chaque analyse, cela produit des bouts de réel côté analysant. C’est à l’analyste que revient pendant toute la cure la charge qu’il y ait « un réel » pour cette analyse-là, une orientation vers le réel, présente dans la cure. […]
Prenez donc le départ de votre cure, la rencontre contingente avec un signe qui a fait symptôme et énigme, c’est un réel qui insiste et qui ne cesse pas de ne pas s’inscrire, voilà la faille qui vous fait signe d’une jouissance de vous-même ignorée et dont le sens vous échappe, du fait que tout ce qui s’y associe dans votre parole s’oriente de plus en plus vers une signification sexuelle, qui fuit. […]
L’exhaustion logique par l’analysant de toute les formes possibles d’impossibilité de chiffrage du rapport sexuel, doit, pour faire certitude et démonstration pour le sujet, « s’enchaîner » à la rencontre contingente, dans son dire, d’un signifiant hors-sens, à nul autre pareil, non-substituable. Un signifiant s’isole, percute votre assise subjective, vous émotionne, commotionne, dépersonnalise, c’est selon, et c’est une trace indélébile. Vous pouvez maintenant endosser comme un savoir cette chose à laquelle vous n’aviez rien compris et qui se révèle avoir ordonné vos choix et votre existence… et qui a fonctionné comme un réel pour votre analyse ».
Dans les trois lectures, le réel propre à la psychanalyse est un réel devant lequel l’analyste ne recule pas, et qui se démontre dans la clinique, au un par un. Un réel qui se démontre par l’impossible dans l’instant fulgurant où il cesse de l’être, et dont la démonstration et la transmission « se fait par la fuite de sens »[2].
Les effets de la transmission pendant ce Séminaire Nouages résonnent encore dans les différentes communautés, dont le désir palpable de poursuivre en est le représentant.
[1] Miller J.-A., Comment finissent les analyses – paradoxes de la passe, « Un réel pour la psychanalyse », Paris, Navarin, 2022, p.258.
[2] Ibid., p.261