Philippe De Georges est psychiatre et psychanalyste à Nice, membre de l’École de la Cause Freudienne et de l’Association Mondiale de Psychanalyse.
Voici quelques fragments de la conférence qu’il a donnée à la Société hellénique de la NLS le 14 décembre 2023 dans le cadre du cycle de conférences vers le congrès de l’AMP « Tout le monde est fou ».
Prenons quelques indices, qui éclairent la portée à donner à ce « Tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant ».
Gilles Deleuze a pu dire dans son cours : « on délire le monde ». C’est de la même veine et Lacan aurait pu le dire. Pour Deleuze, toute pensée tient du délire et depuis l’Anti-Œdipe, la déségrégation de la schizophrénie est un filon fécond. Deleuze en tire une forme d’éthique : adopter un délire doux et tempéré, qui soit une solution singulière. Lacan n’est pas si loin que ça… La pensée délire le monde, parce qu’elle cherche à saisir ces objets qui la fuient. Ce qui nous pousse à ce délire est notre soif de sens ; notre volonté de boucher les trous dans le savoir plutôt que d’en prendre acte.
(…)
N’est-ce pas tout simplement la traduction ou la conséquence de l’idée qu’il n’y a de discours que de semblant ? N’est-ce pas la façon de prendre acte de ce que le réel du dernier Lacan est effectivement l’impossible ? J’emprunte à Roland Barthes, qui est un des interlocuteurs directs ou indirects de Lacan dans ces années ultimes de son enseignement, l’idée qui rend compte de la façon la plus simple de tout ça : que le réel soit l’impossible et que tout semblant le rate nécessairement est simplement la conséquence de ce que Saussure a posé dès le début du XXe siècle dans son algorithme du signe linguistique : il y a une barre infranchissable entre le signifiant et son signifié. Le mot n’est pas l’analogon de l’objet référent. Le mot n’est pas la chose. C’est pourquoi toute production langagière est en son fond délire, du fait de l’inadéquation structurale du langage au regard du réel. Aussi, ce qui s’appelle ici délire est finalement la présence du sujet dans tout ce qu’il énonce, le signe de cette béance.
En ce sens, tout le monde est fou c’est-à-dire délirant, cela veut dire : chaque sujet se trouve d’une façon ou d’une autre dans la nécessité de lier les trois registres distincts et déliés que sont pour lui le réel, le symbolique et l’imaginaire. Chaque forme de nouage est une invention, qu’elle relève de l’héritage et de la tradition, sous la forme du Nom-du-Père, soit qu’elle relève d’un bricolage ready-made à produire.
(…)
Le Lacan de l’époque est celui pour qui compte par-dessus tout la singularité de chaque position subjective, les accidents propres à l’existence de celui-ci, qui n’est pas un autre, ses impasses et ses éventuelles solutions, qui sont comme lui « sans pareil ». Pour chaque cas, la perspective est celle de l’invention.
(…)
Tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant, mais la forclusion résiste. Pas tout le monde est psychotique et la psychose existe.
Cette borne posée, reste sonnant à nos oreilles cette formidable invitation qui nous est faite par Lacan : de notre propre faille, assumons le caractère irréductible. N’attendons pas une aide qui ne viendra de nulle part, car il y a un indépassable « sans espoir ». Mais, « cette absence d’espérance n’est pas le désespoir. Elle ouvre sur une sagesse. Mais laquelle ? »[1], nous dit J.- A. Miller. Lacan en indique la voie et en prend le risque, dit-il, « en essayant de faire une folisophie »[2].Puisque tout le monde est fou, à chacun de faire de sa folie une sagesse, qui ne vaut que pour lui.
[1] Miller J.-A., « Notice de fil en aiguille », in Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par Paris, Seuil, 2005, p. 243.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op.cit., p. 128.