La folie de chacun – Adriana Campos
« Tout le monde est fou » ! Voilà l’aphorisme lacanien proposé pour le prochain Congrès de l’Association mondiale de psychanalyse. Discrètement glissée dans le texte « Lacan pour Vincennes ! », cette phrase de Lacan a été élevée par Jacques-Alain Miller au statut d’aphorisme. Voici les mots précis de Lacan : « tout le monde est fou, c’est-à-dire délirant ».
L’article « Clinique ironique », publié il y a une trentaine d’années, éclairait déjà cette phrase énigmatique : « le délire est universel du fait que les hommes parlent », si nous délirons tous c’est parce que « nos discours ne sont que défenses contre le réel », parce qu’ils sont impuissants à saisir ce réel dont il est question, parce qu’il n’y a pas de discours qui ne soit pas du semblant. Forts de cette élucidation, nous avons pu croire que nous avions compris. Le thème du congrès est une invitation à ébranler cette croyance, à réouvrir la question, à interroger ensemble ce que « tout le monde est fou » a à nous dire, encore, aujourd’hui.
Cet aphorisme évoque ce mouvement de dépathologisation qui hante la pensée contemporaine. Mais il le fait à sa manière, d’une drôle de manière : en brandissant le terme de « folie », que la langue psychiatrique comme la langue commune ont banni, au prétexte qu’il serait péjoratif.
Pourtant, riche de ses paradoxes, ledit aphorisme ouvre de nouveaux horizons comme le démontrent les nombreux travaux, les événements, les émissions et les publications (dont le dernier numéro de Scilicet) qui ont préparé le Congrès. Parmi eux, dans un entretien donné par Jacques-Alain Miller à Corinne Rezky on aborde le droit de chacun à la folie (entendue comme n’importe quel délire-croyance privée) à condition de ne pas vouloir imposer sa folie aux autres – c’est un modèle de tolérance que Lacan attribuait aux Britanniques. « L’idée est qu’on admet de supporter les croyances de l’autre à condition qu’il n’y tienne pas assez pour me les imposer, ni non plus pour s’employer à me faire renoncer aux miennes », explique J.-A. Miller. L’aphorisme « Tout le monde est fou » peut alors être entendu comme une renonciation à l’universel, renonciation qui confine la folie au registre de l’un par un. Dans ce sens, notre Congrès pourrait peut-être s’appeler « Chacun est fou » ou « Chacun a le droit d’être fou ».
Ce droit d’être fou à sa manière à condition de ne pas imposer sa folie aux autres s’inscrit donc dans la réflexion sur la tolérance dont John Locke faisait un devoir. En matière des religions, il écrivait en 1686 : « je consens à ce que ces personnes-là aient un chef de leur Église, établi par une aussi longue succession qu’elles le jugent nécessaire, pourvu qu’elles me laissent en même temps la liberté de me joindre à la société où je crois trouver tout ce qui est nécessaire au salut de mon âme. » C’est donc le même principe : je consens à la croyance-délire de l’autre à condition qu’il ne me l’impose pas. Notons au passage que le respect de la liberté de chacun à choisir le salut de son âme n’est pas sans présenter quelques contradictions avec le devoir chrétien de correction.
Sur ce sujet donc de la tolérance, notre thème s’inscrit encore dans ce que l’actualité a de plus brûlant. Le droit d’être fou à sa manière – différemment de tout le monde, mais aussi comme tout le monde – se formule aujourd’hui comme droit de choisir son propre « style de vie » ou encore droit de se faire reconnaitre dans sa certitude identitaire. Sauf que, cette fois-ci, un pas de plus semble avoir été franchi par rapport au modèle classique de tolérance puisque certains mouvements exigent de l’autre, de tous, un peu plus que son simple consentement à la liberté de chacun. L’on exige la proscription de tout ce qui pourrait contrarier la sensibilité de chacun, l’interdiction universelle des mots qui pourraient blesser. Ce forçage du particulier à l’universel brouille les repères qui avaient été établis pour départager où cesse la tolérance et où commence l’intolérance.
Pourtant, si dans notre aphorisme, il n’est pas question de droit, mais tout simplement de l’affirmation « tout le monde est fou », c’est bien parce que la folie – qu’elle soit particulière ou partagée –, ne relève pas du choix de chacun. La folie est, au contraire, selon ce que Lacan écrit dans son Propos sur la causalité psychique, le propre de la condition humaine. Ne serait-ce que parce, en adoptant très tôt un Moi, nous nous sommes construits à partir d’un mirage, nous nous prenons pour quelqu’un. Selon Lacan, « les premiers choix identificatoires de l’enfant, choix “innocents”, ne déterminent rien d’autre, en effet, à part les pathétiques “fixations” de la névrose, que cette folie par quoi l’homme se croit un homme. »
Nous délirons tous, que nous le voulions ou non !
À très bientôt donc, au Congrès de l’AMP.