« La psychanalyse change.
C’est un fait. »[1]
C’est le constat que dresse
Jacques-Alain Miller, dans son texte de présentation du thème du Xème congrès
de l’Association Mondiale de Psychanalyse. Il se déroulera à Rio de Janeiro, en
avril 2016.
Une transformation de l’inconscient…
Ce constat porte, voire se
déduit d’une transformation de l’inconscient. Jacques Lacan l’avait anticipé
dans son enseignement. Il a même fini par proposer d’abandonner le terme
d’inconscient, pour lui substituer le néologisme de parlêtre – plus à même, selon lui, de rendre compte de ce
changement. Il trouve son origine du changement d’époque et de ce qui en
découle comme mutation de la structure de l’Autre. Or, c’est justement dans
l’Autre que le sujet trouve les coordonnées de son inconscient.
C’est la question du refoulement
qui se trouve au cœur même de cette mutation. Née à l’époque victorienne, sur
fond de quintessence de répression sexuelle, la psychanalyse se pratique
aujourd’hui sur fond de libération des mœurs, du droit à la jouissance et d’un
accès généralisé à la pornographie. Au-delà du complexe d’œdipe qu’il ne
cessera de déconstruire tout au long de son enseignement, ce n’est pas pour
rien que Lacan isolera la structure mythologique d’Hamlet en tant qu’elle s’en
distingue. La distinction entre Œdipe et Hamlet porte justement sur la question
du refoulement. Lacan insiste : là où œdipe ne savait pas, où les
coordonnées de son crime étaient refoulées et insues, Hamlet lui sait. C’est
sur ce point de distinction qu’Hamlet se dégage comme étant plus propice qu’Œdipe
à incarner la structure de la question névrotique d’aujourd’hui. Le tout étant
de cerner sur quoi porte ce savoir dévoilé. Je prendrai le détour de cette
conférence pour en isoler la réponse, en toute fin.
Mais dites-moi :
inconscient, refoulement, complexe d’œdipe, ne sont-ils justement pas les
repères sur lesquels se fondaient les distinctions entre nos grandes structures
cliniques – et à partir desquelles nous posions l’orientation de la cure ?
Sans doute, notre pratique
s’oriente-t-elle dorénavant moins sur la question du refoulement et de sa levée
en termes de vérité révélée, que sur celle de l’impact du signifiant sur la
jouissance du corps en tant que tel.
… Et son impact
Qu’en est-il dans ce contexte
remanié de nos repères et catégories cliniques ? Les choses demandent à
être reprécisées, les contours à en être sans cesse redessinés. C’est tout sauf
simple. C’est sur ce fond que j’orienterai cette conférence d’ouverture de
l’année de travail de la London Society.
Il s’agira ici de questions
cliniques, et des difficultés que nous pouvons rencontrer dans cette clinique
avec nos repères classiques. À travers ce qui se présente comme des questions
diagnostiques, cela touche des questions très concrètes.
En psychanalyse, nous nous
appuyons beaucoup, si pas sur un diagnostic en tant que tel, disons sur des
repères cliniques différentiels. Pourquoi ? Justement parce qu’ils sont
déterminants pour orienter notre acte et la direction de la cure.
La cure d’un sujet psychotique
ne s’oriente pas comme celle d’un sujet névrosé. C’est pour cela que nos
repères diagnostiques comptent, même si, en dessinant de grandes lignes
structurales, des agencements précis des coordonnées subjectives, ils ne disent
rien de ce qui fait la singularité d’un sujet.
C’est un paradoxe logique que
nous supportons, devant lequel nous ne reculons pas : deux vérités
opposées pouvant être vraies en même temps. Tout dépend de l’angle par lequel
on aborde le réel en jeu. C’est en prenant appui sur un tel paradoxe que Lacan
peut dire que rien ne ressemble moins à un névrosé obsessionnel – une catégorie
générale et universelle – qu’un autre névrosé obsessionnel – une singularité
absolue. C’est ce qui rend le rapport entre le singulier et l’universel à la
fois si nécessaire, mais aussi si précaire.
L’abord du réel clinique par un
biais pouvant être radicalement différent de son abord par un autre angle, sans
que l’un n’annule pourtant l’autre – comme la seconde topique freudienne
n’annule en rien la première, ou encore le dernier enseignement de Lacan
n’annulant pas son premier.
pas à nous inviter à faire des « ravaudages » à partir des différents
temps des enseignements freudiens et lacaniens, parce qu’ils rendent tous
comptent, en tant qu’ils sont vrais, d’un réel que la vérité n’arrive à
attraper que par bouts.
C’est sur ce fond que nous nous
permettons, par exemple, de nous appuyer à la fois sur une clinique binaire,
discontinuiste et, prise sous un autre angle, sur une clinique, elle,
continuiste. Nous faisons les deux. Parfois même, les deux en même temps. Les
deux sont importants. À nous de préciser.
Le binaire névrose classique/psychose déclenchée : son efficace, une limite
D’un côté, nous avons une
clinique différentielle qui repose sur le binaire névrose-psychose. Nous
pouvons la réduire à ce binaire. La catégorie de perversion est, elle, sujette
à contestation. Elle tombe en désuétude, à la fois du fait des coordonnées de
l’époque qui sont en tant que telles perverses, sans compter, nous y
reviendrons, sur la nature perverse en soi de la sexualité du parlêtre.
Ce binaire clinique offre un
point d’assise inestimable. Mais il est aussi rigide et restreint. Il repose
sur « un “ou bien, ou bien” » absolu »[2].
Il nous a fallu constater que tout un pan de la clinique n’entre pas dans une
dichotomie névrose classique/psychose déclenchée – si nous radicalisons les
choses. Il n’est pas toujours aisé de trancher avec ce repère diagnostic-là –
et ce parfois après plusieurs années d’analyse.
Cette dimension non satisfaisante,
non discriminante du binaire clinique névrose-psychose est abordée depuis de
nombreuses années dans notre Champ freudien. Par ce que nous pouvons appeler,
un véritable programme de recherche. Le syntagme « psychose
ordinaire » trouve son origine dans cette difficulté. Il y trouve son
origine, pour la dépasser. Il est issu ou, plutôt, construit par Jacques-Alain
Miller à partir du dernier enseignement de Lacan.
L’impasse Borderline
La « Psychose
ordinaire » est une réponse à la catégorie borderline, si développée dans le monde anglo-saxon. La catégorie borderline étant, elle-même, une
tentative de réponse à cette même difficulté clinique. Seulement, là où la
catégorie borderline suppose une
troisième structure clinique (ni névrose, ni psychose) – ce qui ne fait que
multiplier les impasses des structures cliniques –, le syntagme psychose
ordinaire persiste à faire fond sur le binaire névrose/psychose – pour
finalement le subvertir, voire le dépasser ; sous la modalité d’un s’en passer, s’en servir[3] – ce qui est précisément, vous le
savez, ce que Lacan à finit par dire concernant le NdP.
Jacques-Alain Miller indique
qu’il y a comme une différenciation « supposément absolue entre la névrose
et la psychose »[4].
Si c’était l’un, c’était pas l’autre, et vice-versa. Cette dimension de
différenciation absolue reposait sur un véritable « credo » lacanien
(dixit aussi JAM) : celui de la forclusion du Nom-du-Père. La fonction du
Nom-du-père repose sur ce qui a maintenant coutume de s’épingler du syntagme :
ordre symbolique. Les pères de l’Eglise, ainsi que les conservateurs de tous
poils, ne se sont pas privés de ne retenir que cette dimension-là dans
l’enseignement de Lacan, au point de s’y référer à tout-va. Or, ce Nom-du-Père,
il est important de saisir ce que cela recouvre dans l’enseignement de Lacan.
Lacan en a perçu la carence,
précisément dans la psychose déclenchée. C’est à partir de là qu’il élabore le
concept de sa forclusion. De que quoi s’agit-il ? Jacques-Alain Miller
dans son texte, Effet retour sur la psychose
ordinaire[5] (qui
peut constituer en soi un argument pour notre prochain congrès de la NLS),
resitue l’hypothèse qui y conduit.
L’hypothèse Nom-du-Père
Lacan part de l’expérience, aux
premiers temps de l’arrivée de l’infans dans
le monde, d’un vécu subjectif aux prises avec un espace inorganisé. Mouvant.
Non-structuré. Où prédomine l’expérience subjective du corps éclaté,
entièrement soumis aux forces pulsionnelles et aux significations hors-sens. Un
monde où le moi du sujet et l’Autre sont indistincts. Lacan ne cédera jamais
sur cette hypothèse de départ de la subjectivité humaine. Il en situe la cause
du fait de la pré-maturation du petit d’homme.
Dans cette configuration, et
dans le classicisme du monde à l’ancienne, la mère, ou son substitut, venait
supporter ces caractéristiques. Puisqu’elle était supposément la figure du
premier représentant incarné de cet Autre. Le désir de la mère était la
manifestation primaire, pour l’infans,
de cette force pulsionnelle et de la figure de cet Autre désordonné,
pulvérulent, illisible et hors-sens. Un monde, un vécu de jouissance hors-sens,
énigmatique habitait la figure de l’Autre maternel. Un vécu subjectif
précisément identique à celui rencontré par le sujet psychotique, après son moment
de déclenchement.
Au second temps de ce
développement, Lacan situe l’entrée du symbolique dans ce monde, comme venant
organiser celui-ci, mettre de l’ordre, si l’on veut, dans cet imaginaire et
cette jouissance débridée. Le symbolique vient les mettre en règle, il vient du
moins en définir les lois et les interdits. C’est la figure supposément
naturelle, qui vient en tiers entre cet infans
et cet Autre dérégulé, qui est censée dans cette construction organiser le
désorganisé de nature : en l’occurrence qui d’autre que le père, en tant
que représentant de la loi et de son supposé ordre symbolique.
Autre de cet Autre premier, qui a pour fonction de venir le maitriser, le
limiter, en définir l’organisation et, surtout… lui donner sens, le rendre
lisible. C’est la fonction ordinatrice du Nom-du-père, en tant qu’il vient
nommer et organiser le désir supposément désorganisé de la mère. Il s’en fait
le destinataire ou, si vous voulez, il vient s’en définir comme cause, comme ce
qui cause le désir maternel, et dès lors lui donne sens. C’est une opération de
métaphore, que Lacan dira paternelle. C’est une opération métaphorique, en tant
qu’elle vient donner sens à un X, une inconnue située au sein du désir, en tant
qu’elle est jouissance. C’est cela la formalisation que Lacan donne au complexe
d’œdipe freudien.
effet. L’opération du symbolique, en l’organisant, tarit le déchainement
pulsionnel. Il est censé le limiter. En ce sens, il y produit un effet de
perte, tout autant que de localisation. C’est ce que veut dire « la
castration », ou encore « le moins-phi » : « une
soustraction de jouissance »[6],
là où dans la psychose elle se présente comme non-localisée, non-limitée, et
dès lors toujours « en trop ». L’organe pénien se fait le dépositaire
et représentant de cette jouissance désormais réglée par une logique
phallique. Il est l’organe précisément
apte à incarner cette jouissance marquée d’un plus et d’un moins. Il a son
signifiant : le phallus.
la dégage – modernité oblige – des acteurs que sont la mère et le père,
extrêmement robuste et cliniquement pertinente. Du moins en tant que fonction
et structure. Une part de la jouissance est interdite, passe sous la barre, installant
le refoulement, une perte et la limitation de la jouissance.
cette fonction que Schreber tente de rétablir, après son déclenchement qui
désorganise toutes les significations du monde et son rapport au corps. Il
tente de la rétablir d’une autre façon. D’une autre façon, que l’on dira :
délirante. Et ce, pour retisser autrement et redonner sens aux phénomènes qui
l’assaillent, là où la signification paternelle s’avère forclose. La cause de
ces phénomènes, c’est dorénavant dieu (nouvelle figure d’un père). Toute une
nouvelle construction complexe élabore et détermine les voies à même de rendre
compte (et lisible) ces phénomènes de jouissance débridée et non localisable
phalliquement. C’est son travail d’élaboration. C’est pour cela que Lacan
qualifie cette opération de métaphore délirante, en tant qu’elle vient suppléer
à la forclusion de la métaphore paternelle. Précisément dans la ligne
freudienne, qui appréhendait déjà le délire comme une tentative de guérison.
disais robuste. Elle ne conduira pourtant pas Lacan à une religion du père. Et
ce pour plusieurs raisons.
de la métaphore paternelle que dans la mesure où elle se révèle, disons à ciel ouvert, sans refoulement, comme
manquante, voire carante dans la psychose déclenchée. Mais à peine sa
construction faite en tant qu’elle n’opère pas dans la psychose, Lacan
s’attelle par la clinique à démontrer la généralisation de la carence de la
métaphore paternelle au regard de la jouissance – et ce pour tout le champ de
la clinique. À savoir que pas tout de la jouissance ne passe par la moulinette
phallique et la logique de la métaphore paternelle, que pas tout de la
jouissance ne se laisse négativer.
névrosé Petit Hans. Dans son corps propre, au regard de la vie de son organe
pénien, la signification paternelle et phallique n’est pas à même de rendre
compte du Krawall qui s’y manifeste.
Il doit lui aussi recourir à une construction palliative : le signifiant
phobique, en tant qu’il vient au secours de pouvoir le signifier.
cette faille que se situe ce qui fait la rencontre traumatique d’Hamlet. Bien
au-delà de la mort réelle de son père, c’est avec la part du désir de sa mère
qui ne répond justement pas, ou plutôt qui excède et transgresse la loi du
père, qu’il se débat. C’est le traumatisme électif du névrosé
obsessionnel : la rencontre chez la mère avec sa féminité qui ne se réduit
pas au maternel, qui lui s’articule du rapport au père. Lacan se gausse de
l’effort d’Hamlet, qu’il considère comme pathétique, pour faire rentrer le
désir non référé au père de sa mère dans les rangs de la décence. C’est la
rencontre avec ce point-là, qui plonge Hamlet dans le deuil du père, bien
au-delà de sa mort, et nécessite l’appel de tout le jeu symbolique (le travail
dit de deuil) pour faire face à sa carence rencontrée dans le trou que fore,
dans la limite phallique, la jouissance féminine. Il se construira un fantasme
personnel, à même d’en répondre, sa version à lui de la chose : à savoir
qu’aucune parole ne vaut et qu’il y a dès lors quelque chose de pourri dans le
monde – je rajoute, dans celui supposé de l’ordre symbolique.
finira par révéler aux psychanalystes eux-mêmes : à savoir qu’il n’y pas
d’Autre de l’Autre[7]
à même de normaliser la jouissance, d’en venir à bout et de lui donner sens.
Sur un autre versant, la forclusion du Nom-du-Père dans la psychose, qui ne se révèle que par son déclenchement, porte à la déduction logique que quelque chose d’autre venait en faire office, béquille, compensation, avant. Tout comme la métaphore délirante indique à la fois que quelque chose d’autre peut en faire fonction après.
La métaphore délirante, la psychose compensée et non-déclenchée, tout comme la phobie de Hans, ou le fantasme d’Hamlet, démontrent leur caractère de construction ou de tentative de construction symbolique sur quelque chose, un réel, qui y objecte. À ce titre, toute construction symbolique, en tant qu’elle vise à donner sens à quelque chose de profondément hors-sens, a la structure du délire et du religieux. Pour le dire plus légèrement, cela relègue la signification paternelle et phallique de la jouissance à une signification possible, parmi d’autres. Elle perd du coup sa primauté. C’est ce que la clinique démontre.
a quinze jours, le Kring voor Psychoanalyse van de NLS, initiait à Gand un
cycle de conférence sous le titre: La névrose d’aujourd’hui est-elle toujours
si ordinaire ?
La névrose avait, au début de
l’enseignement de Lacan, une connexion avec la normalité. Du moins, la psychose
en dérivait. Elle était une variation, sous le mode de la carence, de la
structure considérée comme fondamentale de la névrose, de la normalité et
maturation qu’incarnait le complexe d’œdipe. Au temps de la puissance des
grands discours de la tradition – le père, finalement, c’est ça – qui sont
finalement des modes d’emploi enseignés et transmis pour savoir-y-faire avec la
jouissance, la sexualité, l’être homme et femme, etc., la névrose était
considérée comme la normalité. En ce sens, elle était l’ordinaire. Certes, la
névrose était le prix à payer de la loi du père et de la tradition, avec toute
sa série de symptômes qui ont rendu nécessaire et conduit à l’invention de la
psychanalyse. Mais nous avions-là des modes d’emploi pour y faire avec la
jouissance, qui tiraient d’autant plus leur force du fait qu’ils mimaient le
soi-disant et supposé naturel. Par sa déviation même, dans nos repérages
cliniques, il se disait que la psychose ne trompait pas. La psychose, c’était
clair : en tant que ce n’était pas « normal », pas
« ordinaire », ou encore pas du tout « typique ».
l’enseignement de Lacan, la perspective change radicalement.
C’est d’abord, la clinique qui
a conduit à démontrer la nature essentiellement perverse, toujours non
ordinaire, la dimension « jamais la bonne » et « jamais celle
qu’il faut » de la sexualité humaine. C’est ce que le retour du refoulé du
symptôme névrotique disait, signifiait, voire hurlait, en quelque sorte.
C’est aujourd’hui la déconstruction
des grands discours, sous l’effet conjugué de la science, du capitalisme, de la
démocratie – et, osons y ajouter, de la psychanalyse – qui a fini par dénuder
leur nature de semblants. C’est leur seule nature de tradition justement, au
regard d’une sexualité qui chez l’être humain n’est en rien naturelle, d’en
passer par le langage, qui s’est dévoilée. Le grand édifice phallocrate de la
loi du père, tout sauf égalitaire et démocratique, a de toute part été contesté
et rejeté. Or, c’est précisément ce qui faisait – le rejet du père – l’élément
déterminant de la psychose.[8]
à la jouissance, sur fond d’interdit, apparait dès lors comme une modalité,
parmi d’autres, de traiter la jouissance. Disons encore : un mode de jouir,
particulier, où cela se jouit de
l’interdit. D’autres étant possibles.
L’ordinaire de la forclusion généralisée
La psychose ordinaire est un
syntagme qui fait fond sur ce changement de perspective. Il fait de la névrose
un cas tout-à-fait particulier sur un fond d’écran où c’est la structure de la
psychose qui domine, est première. L’ordinaire se traduit en terme de
forclusion généralisée, en tant qu’il manque dans l’Autre le signifiant à venir
signifier la jouissance – et ce pour tout être parlant.
Même si elle continue à faire
fond sur le binaire psychose/névrose, nous entrons et on s’oriente-là dans une
approche clinique plus continuiste.
Nous pourrions nous représenter
cette nouvelle perspective clinique comme une courbe de Gauss. À l’une de ses
extrémités, la psychose déclenchée avec tous ses phénomènes de déconnexion des
phénomènes de corps et du signifiant. Conformément à nos premiers repères
cliniques, c’est une dimension qui, quand nous la rencontrons, ne trompe pas.
Mais à l’autre extrémité de cette hypothétique courbe de Gauss, vous avez aussi
quelque chose qui, particulièrement à l’époque actuelle, ne trompe pas :
la névrose. C’est en tout cas mon expérience de praticien de la psychanalyse.
L’ordinaire, si vous voulez, devenant « l’entre-deux » en quelque
sorte. Dans les deux extrémités du champ clinique, vous êtes dans
l’extraordinaire, vous êtes dans le clair, le binaire. Dans l’ordinaire, vous
êtes dans un registre plus difficile : celui de la tonalité, des indices,
où les oppositions sont moins formelles.
Ce qui ne trompe pas dans la névrose
L’effet du changement dans les
discours, nous oblige à un affinage du concept de névrose.
Dans son texte, Effet retour sur la psychose ordinaire,
Jacques-Alain Miller est clair. La névrose, c’est quelque chose de précis, de
très construit. Elle porte en elle quelque chose qui ne trompe pas. C’est en ce
sens qu’elle porte, comme il le dit, une signature. Il utilise d’autres
termes : c’est une formation qui présente une stabilité, une constance. Il
y a une répétition de la névrose. En terme structuraux, d’architecture générale
si vous voulez, Jacques-Alain Miller précise ce qu’il est nécessaire d’avoir
pour être en présence de cette construction si singulière qu’est une
névrose : il parle même de « critères ».
Je le cite : « Vous avez besoin de certains critères
pour dire : « C’est une névrose. » : d’une relation au Nom-du-Père
– pas un Nom-du-Père –, vous devez trouver quelques preuves de
l’existence du moins phi, du rapport à la castration, à l’impuissance et
à l’impossibilité ; il doit y avoir – pour utiliser les termes freudiens
de la seconde topique – une différenciation nette entre le Moi et le Ça, entre
les signifiants et les pulsions ; un Surmoi clairement tracé. S’il n’y a
pas tout cela et d’autres signes, alors ça n’est pas une névrose, c’est autre
chose. »[9]
C’est fort ! Et il faut s’y plier, à cette discipline, et cette précision.
Je ne suis pas sûr que nous en tirions toujours toutes les conséquences
cliniques.
la courbe de Gauss n’est là pas satisfaisante. « L’entre-deux », dans
cette logique, est à situer en même temps, d’un côté. Si ce n’est pas une
névrose, c’est une psychose – à entendre, puisque cela fait fond sur le
binaire, que ce n’est pas une névrose.
Sous
l’effet de la déconstruction des discours de la tradition, le Non-du-Père étant
rangé au rang d’un des semblants parmi d’autres, la dimension rencontrée dans
la clinique d’un semblant compensatoire
pouvant en faire office, trouve à se généraliser.
La catégorie épistémique de la psychose
ordinaire…
Revenons
au champ clinique. Dans le registre de la psychose ordinaire, comme la psychose
n’est pas déclenchée, n’est pas franche, et que ce n’est pas une névrose, il
faut donc supposer que quelque chose fait fonction, office du Nom-du-père. En
tant qu’il stabilise et noue les différents registres, du corps et du
signifiant, sans que ce soit Le NdP. Un autre élément, non-typique, occupe
cette fonction.
Jacques-Alain
Miller constate que « Cela introduit un changement de statut pour le
Nom-du-Père. Dans les textes classiques de Lacan, on utilise le Nom-du-Père en
tant que nom propre. Quand on demande : « Le sujet a-t-il le
Nom-du-Père ou y a-t-il forclusion du Nom-du-Père ? », on utilise
logiquement le Nom-du-Père comme nom propre, le nom propre d’un élément
particulier qui est appelé le Nom-du-Père. En suivant l’idée de l’ordre
symbolique délirant, on peut dire que le Nom-du-Père n’est plus un nom propre,
mais un prédicat défini dans la logique symbolique. Un tel élément
fonctionne comme un Nom-du-Père pour le sujet. Cet élément est le principe qui
ordonne son monde. Ça n’est pas le Nom-du-Père, mais il en a la qualité,
la propriété. »[10].
On peut
donc alors avoir un tableau clinique qui peut sembler ressembler à une névrose,
bien que ce n’en soit pas une. C’est précisément dans ce singulier entre-deux
(qui n’en est donc pas un) que doit trouver à se déployer toute une finesse et
une richesse clinique. Loin de constituer une zone trouble, de non-savoir, cela
oblige et produit un appel vers un toujours plus grand affinage de nos repères
cliniques. Tout à l’inverse du flou, ou d’une zone fourre-tout, c’est une
convocation à une plus grande rigueur. C’est précisément-là que tout le savoir de distinction clinique est
convoqué.
… Et du savoir clinique renouvelé
C’est un
programme de recherche, un work-in-progress.
Les indications de cliniques différentielles qu’ouvre Jacques-Alain Miller
dans son texte sont là d’un recours très précieux. Dans ce registre où la
clarté des traits du grand binaire classique psychose déclenchée/névrose est
absente, on entre dans une nécessité de produire des distinctions qui ne sont
pas du registre des grands traits, mais du détail, de la distinction fine.
Jacques-Alain Miller utilise encore d’autres termes qui tentent de décrire ce
qui est là requis : c’est une clinique « des petits indices
variés »[11].
Nous ne sommes pas, dans ce champ circonscrit par le syntagme « psychose
ordinaire » dans le registre d’une « définition rigide »[12]. Ce
n’est pas une clinique de la catégorie « objective », c’est une
clinique de la « catégorie épistémique »[13],
qui est à la recherche d’une « signalétique »[14].
Bref, c’est une clinique du registre des « signes discrets » !
Je donne
là l’enjeu et son empan au titre du prochain congrès de la NLS :
« Signes discrets dans les psychoses ordinaires. Clinique et
traitement. » Il se tiendra donc cette année, pour la première fois début
juillet, les 2 et 3 précisément. Et il se tiendra surtout pour la première fois
à Dublin – ville dont le lien au corpus psychanalytique lacanien n’est pas à
préciser, ne fût-ce que par l’intermédiaire de Joyce.
Il est
intéressant de noter qu’en français, le terme « discret » porte une
double signification des plus intéressantes, qui ne se passe pas l’anglais. Il
signifie à la fois, ce qui ne se montre pas facilement, ce qui est petit, ce qui
n’est pas évident, presque caché. Mais il porte aussi la signification, dans
d’autres registres, de ce qui détermine, ce qui donne la signature et tranche.
Partir du non-rapport
Issus
d’une nécessité clinique que le syntagme psychose ordinaire tente de cerner,
cette logique clinique des signes discrets, des « tonalités » à
trouver et à préciser, s’inscrit dans une logique qu’il nous faut élargir. Du
fait de la mutation de la structure des grands discours, c’est une logique qui
finit par concerner l’ensemble du champ de la clinique. Je situe-là l’empan du
prochain congrès de la NLS.
Nous
glissons, oscillons, entrons, sur fond de binarité, dans une clinique qui
s’inscrit aussi petit à petit dans un registre continuiste.
C’est un
registre de distinction clinique qui fait fond sur un trait général, commun à
tout être parlant. Qui est ressenti par tous. Ce trait commun, Jacques-Alain
Miller l’épingle dans son texte, comme une discordance.
Une discordance ressentie par tous, dans le registre, dans le rapport à l’être.
Au sentiment d’être. Pour s’y référer, il fait appel à une expression issue des
premiers temps de l’enseignement de Lacan, précisément concernant la psychose
déclenchée : « un désordre au joint le plus intime du sentiment de la
vie chez le sujet »[15]. Il
s’agit d’un sentiment de quelque chose qui cloche, qui ne s’emboite pas, ne
tourne pas comme il faut. De fait, si nous faisons référence à des termes
plus tardifs de son enseignement : un « non-rapport ». Ce non-rapport
découle de la conjonction, de la rencontre entre le registre du corps, de
l’imaginaire donc, et le registre du signifiant, le symbolique. Cette rencontre
structurelle produit, procure un « désordre ». Il produit un
non-rapport. (On retrouve la rencontre des registres de l’imaginaire et du
symbolique, qui faisaient le lit de la construction œdipienne, pris ici
autrement). Oui mais, s’il est ressenti par tous, sous quelle modalité ou
tonalité se décline-t-il ? Par exemple, dans quel registre ce
manifeste-t-il plus électivement ?
Cette
dernière question permet de se situer une première distinction : entre
hystérie et obsession. Jacques-Alain Miller précise : ce désordre, le
sujet hystérique le ressent, plus précisément, dans la relation à son corps, le
sujet obsessionnel plus électivement dans le rapport à ses idées.[16]
Oui, mais
– précision supplémentaire nécessaire. Quand ce
discord s’inscrit plus dans le registre du rapport identificatoire narcissique
au corps propre. Quand ce rapport n’est pas « suffisamment bon »[17].
Quand il se manifeste par ce sentiment de n’avoir pas de corps. Quand le
rapport au corps s’inscrit dans une dimension de « déroute »[18].
Tout cela relève-t-il du champ hystérique et du sentiment de vide que ces
sujets peuvent éprouver en eux, ou cela va-t-il et dénote-t-il un rapport au
« trou psychotique »[19] ?
Qui dans ce dernier cas, dévoile qu’aucune marque de l’identification
symbolique n’agrafe le corps, dénote une disjonction totale, si vous voulez,
des deux registres du corps et du signifiant ?
De même,
quand nous nous situons dans le registre du rapport discordant à la pensée. Le
sujet entretient-il un rapport trop érotisé à sa pensée, est-il encombré de sa
pensée sous le mode obsessionnel – dont Jacques-Alain Miller rappelait
récemment[20]
qu’elle présentait alors une structure extrêmement construite, relevant d’un
édifice très complexe ; cfr l’Homme aux rats et l’analyse structurale que
Lacan en déploie dans le Mythe individuel
du névrosé[21] ?
Ou bien cela va-t-il jusqu’au sentiment que sa pensée, sous une forme ou une
autre, est influencée, par exemple ? Ou quelle se déroule-t-elle de façon
autonome, sous les modalités de l’automatisme mental ? Ou encore est-elle
habitée du sentiment d’être manipulée par un Autre extérieur au sujet lui-même
– ce qui relève alors précisément du registre psychotique ?
Le se
passer, s’en servir du binaire clinique – De la tonalité dans les registres
Même par
rapport à ce qui reste encore une grande opposition corps/signifiant, tout cela
demande un repérage des plus précis. Il n’est pas toujours simple de trancher,
justement quand cela ne se présente pas sous une modalité franche. Quand, par
exemple, quelque chose, un nouage non-typique des registres évoqués
« voile »[22],
« dissimule »[23] ou
en pallie les effets potentiellement plus grands et excessifs.
Quand
c’est le cas, c’est alors la dimension de la « tonalité », de
l’« intensité »[24] qui
est requise. C’est d’un maniement très délicat. Jacques-Alain Miller situe
quelques registres où elle peut se cerner. Ils sont passionnants. Leur
délicatesse demande à ce qu’ils soient dépliés, affinés. Ce qui produit un
nouvel enrichissement des distinguos cliniques.
Un premier
registre utile est à situer au niveau de l’inscription et du lien social du
sujet. Par ce registre, il ne s’agit pas de promouvoir l’insertion sociale,
tout autant qu’il ne s’agit pas non plus d’ériger son rejet en idéal. Mais,
concernant ce registre, que peut-il s’y lire de particulier chez un sujet
donné ? Plus précisément quels indices peuvent se lire dans la façon dont
il s’identifie à sa fonction sociale ? Plus précisément, quel type de
« relation négative » le sujet y entretient-il ? Là aussi, il y
a un discord pour tous. Mais de quel genre est-il ? Est-ce sous la
modalité d’une rébellion – touche hystérique ? Est-ce sous la modalité
« autonome », du type je n’y
suis pas vraiment, ne croyez pas que j’y crois, tout cela très peu pour moi,
mais bon… – signature plus obsessionnelle ? Ou alors, la désinsertion
est-elle plus forte ? L’impossibilité de s’y inscrire est-elle plus forte
et de quel type ? Sous quelles
coordonnées ? La difficulté de s’inscrire dans un lien social est-elle
impossible, ou bien nécessite-t-elle et va-t-elle de rupture en rupture,
jusqu’à l’extrême de devoir rompre tout lien à l’autre – signature
schizophrène ? Une difficulté relationnelle va-t-elle conduire à la
nécessité de prendre à chaque fois de la distance, jusqu’à, parfois, de façon
vitale, devoir mettre un nombre de kilomètres entre les choses – ce nombre même
de kilomètres étant, à la lettre, proportionnel à la distance subjective dont
le sujet a besoin pour ne pas se trouver englué par l’Autre ? Quelle
facilité le sujet a-t-il à la rupture, là où certains névrosés se fixent pour
des années, et ont une angoisse à l’idée de tout changement ? Ou alors à
l’autre extrême de la tonalité identificatoire, celle-ci est-elle complètement
hors dialectique ? Présente-t-elle une insertion immédiate sans discord,
ou encore une identification complète et totale à la fonction – ce qui peut non
pas produire un déficit, mais justement une compétence décuplée à
l’occasion ? Cette identification à la position sociale est-elle justement
le nouage non-typique qui permet à un sujet psychotique de se donner un être,
une position dans le social, un moi et une image, dont on ne prend la mesure
« compensatoire » que lorsque la perte de cet appui réel n’est pas
surmontable par le sujet et peut conduire alors au déclenchement ou
débranchement psychotique ?
Nous
avons-là des variétés que le seul binaire névrose/psychose, sur fond de
présence NdP ou pas, ne sont pas toujours à même de cerner. Plutôt, l’absence
de la fonction NdP, ne se déduit-elle qu’à partir de ces traits et de leur
dimension d’intensité qu’ils présentent.
La même
finesse du détail doit s’avérer nécessaire dans le rapport au corps, à ce
sentiment d’étrangeté que l’on peut y entretenir. Nous l’avons déjà brièvement
évoqué. Comment le sujet habite-t-il, toujours plus ou moins mal, son
corps ? Concernant ce corps, ce discord présente-t-il une dimension finie,
localisée, bordée ? Est-ce une partie du corps – le pénis par exemple –
qui échappe au contrôle et à la maîtrise, et est objet de toutes les
dysfonctions ? Ou bien n’en est-il jamais atteint, et donc non soumis au
va-et-vient du désir ? Ce discord relève-t-il d’un sentiment d’impuissance
localisé, au regard par exemple d’un fonctionnement idéal et idéalisé ?
Est-il donc marqué de cette fonction propre au moins, au moins-phi où se situe
le registre du binaire névrotique de l’impuissance et de l’impossible ? Ou
bien est-ce tout le corps qui fout le camp ? La localisation est-elle plus
floue ? Les pleurs, par exemple, sont-ils reliés à un évènement, fût-il
accompagné du sentiment de vacuité, ou bien ont-ils un caractère radicalement
immotivé ? Bref, Jacques-Alain Miller le dit de façon très belle :
est-ce un discord soumis à une contrainte, à la limite qu’impose le moins-phi
de la structure requise de la névrose, ou bien la faille est-elle non marquée
par cette limite et présente-t-elle un caractère beaucoup plus insondable ?
Les détails
peuvent se multiplier et s’entrecroiser, s’accumuler. Miller prend l’exemple de
la marque réelle sur le corps, qui peut constituer une compensation à la
non-inscription, au manque de marque symbolique, au non-nouage du symbolique
dans le rapport au corps. Ce n’est pas simple d’en élucider la portée, d’autant
plus avec le changement d’époque et l’affaiblissement justement de la force de
marque d’inscription des discours de la tradition. Par certains rituels
traditionnels, par exemple, ils constituaient les marques du corps en les
inscrivant dans un registre social et en leur donnant fonction, je dirais,… de
corps. Nous voyons maintenant, à l’ère de la chute de ces grands marqueurs, le
plus grand recours généralisé, « démocratisé », aux marques réelles sur
le corps : piercings, tatouages, etc. Parfois, si pas souvent, aux
endroits les plus sensibles de celui-ci. De quoi sont-ils la marque ? Là
où – certainement de façon erronée – elles étaient considérées trop vite comme
signes de psychose, il n’y a encore pas si longtemps ? Là aussi, c’est la
tonalité qui renseigne. Est-ce dans un registre du limité ? Ou bien cela
est-il porteur d’un autre caractère, qui donne corps au sujet psychotique, là
où il ne dispose d’aucune autre agrafe de celui-ci ?
La
question de la dialectique ou au contraire d’une fixité et insistance étrange
se pose également au niveau de l’identification à l’objet déchet. Est-ce
rapport au manque ou au manque de manque ? L’auto-dévalorisation, par
exemple, est-elle le masque d’un narcissisme et d’un idéal bien ancré, par
rapport auxquels le sujet a un jeu dialectique – ce qui ne l’empêche pas
d’en souffrir ? Cela s’inscrit-il à nouveau dans une dimension de manque,
de limitation ? Ou bien le sujet est-il, sans dialectique, entièrement
identifié à ce défaut qu’il incarne ? Ceci va-t-il jusqu’à être,
réellement, dans le rapport au corps et à l’habillement, un véritable
déchet ? Cela se joue-t-il dans un registre où la tonalité est moins
marquée ? Par ailleurs, comment cette identification non-dialectique se
manifeste-t-elle ? Comme telle ? Ou bien trouve-t-elle à se
voiler-dévoiler par un maniérisme, une hygiène, un habillement spécifique qui
en porte la marque ?
Qu’en
est-il encore, par exemple, dans le registre de la culpabilité ? De quel
ordre et intensité est-elle par rapport à ses manifestations extrêmes ? De
type névrotique, ou encore insondable, rejoignant l’identification à la faute
et à l’objet que je viens d’évoquer ? Comme c’est le cas chez Kafka, par
exemple, alors qu’elle se déroule pourtant et précisément chez lui dans le
rapport au père. De quel type de figure de père s’agit-il auquel le sujet a
affaire ?
Qu’en
est-il du rapport au langage ? Dans sa clinique généraliste, Lacan finira
par dire qu’il est un parasite pour tous. Oui mais, sous quelle forme et sous
quelles modalités pour chacun, au singulier ?
La liste
n’est pas finie. Le continent est immense. A la fois des registres, mais aussi
particulièrement au sein même de chaque entité clinique. Miller prend l’exemple
dans la psychose : « Regardez
la différence entre un bon paranoïaque, fin et musclé, qui se construit
vraiment un monde à lui et pour d’autres, et le schizophrène qui ne peut pas
sortir de sa chambre. Nous nommons tout cela psychose. Lorsqu’il s’agit
d’une paranoïa, le semblant du Nom-du-Père est meilleur que le vôtre, il est
plus solide. […] Mais, il y en a quelques-unes, comme le genre paranoïa
sensitive que j’ai mentionnée auparavant, qui ne sont pas nettes, dès le début.
C’était seulement après trois années d’analyse que l’analyste a perçu que
quelque chose allait de travers, que le sujet construisait, chaque jour, sa
paranoïa. Il y a aussi les schizophrènes socialement déconnectés, alors que les
paranoïaques sont socialement, totalement connectés. Certaines grandes
organisations sont fréquemment dirigées par de puissants psychotiques dont
l’identification est super sociale. Le champ des psychoses est donc
immense. »
Sans doute
n’est-ce pas pour rien qu’il prend exemple de la largesse du champ clinique
dans le registre de la psychose ; la névrose étant probablement plus
spécifique, plus « extraordinaire » et donc plus précise et
circonscrite.
Ce qui ne distingue pas
La liste
est infinie. Je ne la bouclerai – et c’est crucial ! – que par un
contre-exemple. Un registre à propose duquel Jacques-Alain Miller insiste qu’il
n’est justement pas pertinent, qu’il n’est pas « discret », au sens
de déterminant, concernant les distinguos cliniques : à savoir le registre
de la sexualité. Vous ne pouvez pas baser un diagnostic clinique sur base des
pratiques sexuelles, en tant que telles. Précisément parce que c’est le lieu
électif du non-rapport, où la normalité, l’ordinaire n’est pas de mise chez
l’être parlant. L’ordinaire, le naturel, en termes de sexualité, c’est l’instinct.
Il est, de nature, détraqué chez l’être parlant. Il n’y a pas « de vie
sexuelle typique »[25].
C’est un point à toujours se rappeler, même si les pratiques sexuelles peuvent
révéler, permettre d’affiner, voire être mises en relation avec les éléments
des autres registres parcourus (rapport au corps, etc.). Mais elles ne le
peuvent pas per se.
L’enseignement auquel nous rompre
Les
« petites clés »[26],
autre nom des signes discrets, sont à chaque fois à préciser dans ce qu’on peut
en lire du rapport propre pour chaque sujet, pris dans sa singularité même.
Cette
finesse resserrée requise, poussée au terme de sa logique, nous entraine dans
un au-delà de la clinique binaire, hiérarchisée. Elle ne l’annule pas en tant
que telle, mais peut aussi la faire passer au second plan. Ou plutôt, en
déplace-t-elle l’angle de la façon par laquelle l’envisager.
La
clinique s’oriente ainsi plus vers la logique des nœuds borroméens, qui a
retenu Lacan dans son enseignement tardif. C’est une logique qui tire toutes
les conséquences de la désorganisation initiale des champs de la subjectivité
humaine, que nous avions évoqué comme étant à la base de la conception de la
psychose lacanienne. Lacan est conduit par la clinique à les généraliser. Le
changement de statut du NdP que nous avons évoqué, de s’en trouver
« réduit » à une modalité parmi d’autres de nouer ensemble les trois
registres avec lesquels Lacan a découpé, dès le début de son enseignement, le
champ de subjectivité humaine, est ce qui y conduit. La logique est renversée.
C’est le champ de la psychose extraordinaire qui révèle le statut initialement
dénoué et indépendant de ces registres. Ils avaient trouvé une modalité
typique, socialement partagée, issue de la tradition, de se nouer : la
façon névrotique et œdipienne. En quoi d’être typique, elle pouvait se penser
ordinaire, voire « naturelle ». Cette typicité a été rognée et
contestée jusqu’à l’os.
Le champ
immense qui n’en relève pas, ce vaste champ que nous essayons d’attraper par le
registre de la psychose ordinaire, la psychose dite compensée et
non-déclenchée, le registre où d’autres nouages se révèlent efficaces,
constitue l’enseignement d’une autre logique à laquelle il nous faut nous
rompre.
L’abord
n’est plus tellement de repérer ce qui est déficient par rapport à un standard
et une norme supposée – de fait inexistants.
Il est de tenter de saisir et de cerner la façon souple et mouvante dont
chaque sujet, dans sa singularité, se débrouille ou pas pour nouer et lier le
réel que constitue le non-rapport sexuel, avec le corps (l’imaginaire) et le
signifiant (le symbolique). Ainsi que nous avons commencé à le faire dans les
déclinaisons des registres cliniques. Ce nouage est-il par exemple typique,
singulier ou inexistant ?
Pour le
dire autrement, en citant Jacques-Alain Miller notre travail est plutôt
d’isoler et « de saisir la manière particulière, insolite [au sens de propre à chacun et à nul autre
pareil], de donner sens aux choses, de redonner toujours le même sens aux
choses, de donner sens à la répétition dans sa vie »[27].
Cela revient, si vous voulez, à cerner son « délire privé », ce qui,
à une époque, a été isolé par Lacan du terme de fantasme fondamental, en tant
qu’il donnerait l’algorithme de l’être du sujet.
Le phénomène clinique, ou l’anti-DSM
Dans cette
logique, le diagnostic, particulièrement le binaire névrose/psychose, est
grossier. Dans le sens qu’il fait injure, surtout à la finesse requise. Il est
trop gros, brasse trop large. Cette logique nous conduit moins aux
classifications, qu’à l’isolement du « phénomène clinique » en tant que tel. Nous revenons aux
« signes discrets » du congrès de la NLS. Au point que nous pouvons
considérer qu’il
n’est serré, qu’en tant qu’il échappe aux classifications connues, et touche à
la singularité absolue.
Jacques-Alain
Miller précisait lors de la dernière réunion FIPA à Paris[28]
que les comptes-rendus cliniques de De Clérambault sont là les modèles. A
savoir, une précision riche de toutes les ressources de la langue, dans sa
dimension littéraire, dans le serrage du phénomène clinique. Jusqu’à pouvoir
tenter de dire, et de réduire, par une ou deux phrases, ce qui en fait l’os et
l’épure pour chaque sujet. C’est une approche où le diagnostic n’est plus dit.
Il s’en déduit à l’occasion, mais sans plus.
Remarquons
que ce sont les ressources dont la psychiatrie classique disposait et sur
lesquelles elle s’appuyait. Elle les a perdues dans sa biologisation effrénée.
La psychanalyse en est devenue le dépositaire. Elle a charge aussi de les
réinventer à partir de ses propres repères.
Le
saisissement par un dire resserré du phénomène clinique, en tant qu’il est
propre à un sujet, c’est l’envers-même, radicalement, de la démarche du DSM.
Ici, c’est de singularité absolue dont il est question. Dans le DSM, c’est d’un
découpage et d’un détricotage de celle-ci qu’il s’agit, par une recension
statistique sans tête de symptomatologies standards et quantifiables.
Vers une nouvelle orientation de la
cure
Je finirai
par relever la pointe de ce que Jacques-Alain Miller dit à ce sujet dans son
texte de présentation du congrès de l’AMP – référence avec laquelle j’ai fait
l’ouverture de cette conférence.
Une
nouvelle inflexion de l’angle est là encore présente, à partir du tout dernier
enseignement de Lacan. Celui qui anticipait sur les conséquences cliniques des
figures de l’Autre d’aujourd’hui.
Si la
psychanalyse change, y dit Miller, c’est qu’elle « doit prendre en compte
un autre ordre symbolique et un autre réel que ceux sur lesquels elle s’était
établie ». Il précise que ce n’est pas que l’ordre symbolique a vacillé,
mais que la véritable mutation qu’il a subi, c’est le dévoilement qu’il n’est
qu’une articulation de semblant, de simples constructions sociales, toutes
toujours plus vouées à la déconstruction.
C’est
précisément cela, à l’instar de l’être parlant d’aujourd’hui, qu’Hamlet sait,
là où pour œdipe, c’était insu. C’est la nature de la dimension de semblant du
père et de son ordre, qui lui est dé-voilée. Tout n’est plus dorénavant que
semblant. C’est ce qui fait l’erre (l’époque et les errements) de l’être
parlant d’aujourd’hui et fait de lui, foncièrement, un non-dupe.
C’est à la
psychanalyse que revient de situer que tout n’est pas que semblant. Qu’il y a
un réel, hors-sens. Celui du non-rapport, au regard duquel l’être parlant se
situe dans une position de débilité qui le voue, dans sa recherche de sens, au
délire.
Au regard
de cela, Miller poursuit – je le cite brièvement, cela mérite bien évidemment
d’être déplié : « Tant
que l’ordre symbolique était conçu comme un savoir régulant le réel et lui
imposant sa loi, la clinique était dominée par l’opposition entre névrose et
psychose. L’ordre symbolique est maintenant reconnu comme un système de
semblants qui ne commande pas au réel, mais lui est subordonné. Il s’ensuit, si
je puis dire, une déclaration d’égalité clinique fondamentale entre les
parlêtres. »[29]
Celui qui a fait une analyse, sait qu’au regard de ce réel, il n’y a aucune
normalité qui vaille – aucun « ordinaire » n’est plus là de mise.
Jacques-Alain Miller en isole
un ternaire qui « répercute », dit-il, celui classique des registres
réel, symbolique, imaginaire : délire, débilité, duperie.
« La seule voie qui
s’ouvre au-delà, c’est pour le parlêtre de se faire dupe d’un réel,
c’est-à-dire de monter un discours où les semblants coincent un réel, un réel
auquel croire sans y adhérer, un réel qui n’a pas de sens, indifférent au sens,
et qui ne peut être autre que ce qu’il est. La débilité, c’est au contraire la
duperie du possible. Être dupe d’un réel – ce que je vante –, c’est la seule
lucidité qui est ouverte au corps parlant pour s’orienter. »[30]
Je rajoute, c’est que qui s’appelle : se faire dupe de son inconscient.
Une nouvelle définition d’une
orientation de la cure s’en dégage. Elle est, elle, contrairement à celle qui
se fondait de nos repères cliniques binaires : transtructurale :
« Analyser le parlêtre demande de jouer une partie entre délire, débilité
et duperie. C’est diriger un délire [le déchiffrage de l’inconscient dans le
cure] de manière à ce que sa débilité cède à la duperie du réel. »[31]
C’est à cette école que nous devons tenter de nous situer.
Notes:
[1] Jacques-Alain Miller, L’inconscient et le corps parlant, http://www.wapol.org/fr/articulos/Template.asp?intTipoPagina=4&intPublicacion=13&intEdicion=9&intIdiomaPublicacion=5&intArticulo=2742&intIdiomaArticulo=5
[2] Jacques-Alain Miller, Effet retour sur la psychose ordinaire, Quarto 94-95, Retour sur la psychose ordinaire, janvier 2009, p.41.
[3] Précisément ce que Jacques Lacan invite à faire du Nom-du-Père, dans son séminaire Le sinthome, p.136.
[4] Jacques-Alain Miller, ibid., p. 42.
[5] Ibid., p. 40 à 51.
[6] Ibid., p. 43.
[7] Jacques-Alain Miller, L’Autre de l’Autre, Mental.
[8] Jacques-Alain Miller, Sur la leçon clinique des psychoses.
[9] Jacques-Alain Miller, Effet retour sur la psychose ordinaire, ibid., p. 47.
[11] Ibid. p. 42.
[12] Ibid. p.41.
[13] Ibid. p.42.
[14] Ibid. p.47.
[15] Ibid. p. 44.
[16] Ibid, p.45.
[17] Ibid, p. 41.
[18] Id.
[19] Ibid. p.42.
[20] Lors de la réunion FIPA.
[21] Jacques Lacan, le mythe individuel du névrosé,
[22] Jacques-Alain Miller, op.cit., p.
[23] Ibid., p 45.
[24] Id.
[25] Ibid. p. 50.
[26] Ibid., p. 47.
[27] Ibid., p. 44.
[28] Il existe un compte-rendu interne de cette réunion, établi par Patricia Bosquin-Caroz. C’est ce qui me sert ici de référence.
[29] Jacques-Alain Miller, L’inconscient et le corps parlant, http://www.wapol.org/fr/articulos/Template.asp?intTipoPagina=4&intPublicacion=13&intEdicion=9&intIdiomaPublicacion=5&intArticulo=2742&intIdiomaArticulo=5
[30] Idem.
[31] Id.