Avraham B. Yehoshua est un des plus brillants écrivains israéliens contemporains. Il a écrit de nombreux romans dont la plupart ont été traduits en français. Il a emporté plusieurs prix de littérature. Il est aussi l’auteur d’un grand nombre d’essais politiques et s’est engagé en faveur du processus de paix israélo-palestinien.
Une rencontre inopinée sur la plage de Jaffa nous a conduits au rendez-vous qu’il nous a donné à la cafétaria d’une galerie commerçante à Givatayim, ville de la banlieue de Tel-Aviv. Nous l’attendons afin d’aborder avec lui le thème des 49èmes Journées de l’ECF : Femmes en psychanalyse.
Le voilà, il arrive. Déterminé. Il commande d’emblée un café glacé et dépose entre nous un livre qui rassemble trois de ses essais politiques : Israël, un examen moral, publié en français en 2005.
Avraham B. Yehoshua souhaite nous parler de sa préoccupation du moment. Il a des choses à nous dire sur la faute morale du judaïsme, une sorte de défaut du nœud dirions-nous, au moment de la création du peuple juif, qui consiste à nouer la nation à une religion, là où elles devraient demeurer séparées. Pourquoi veut-il nous parler de cette question alors que nous attendons qu’il parle des femmes dans son œuvre ? Cela a sans doute un sens particulier dans le contexte israélien actuel. Dans un pays où se trouve la ville la plus « LGBTQ- friendly » au monde (Tel-Aviv), on observe une montée d’un radicalisme religieux qui menace de pénétrer tous les domaines de la vie.
Concernant les J49, cela nous interprète de façon précise. À parler des femmes sans évoquer la religion, la religion vous rattrape. Car les religions, elles, sont concernées par les femmes. Dans le meilleur des cas, elles en parlent, dans le moins heureux, elles réglementent leur vie jusqu’au moindre détail ; dans le pire, elles les ségréguent de façon active, voire violente.
Toutefois, à la fin de l’entretien, A. B. Yehoshua répond à nos questions concernant les femmes dans ses ouvrages.
Bonne lecture.
Avraham B. Yehoshua : Ce livre contient trois essais dont l’un sur la racine universelle de l’antisémitisme. Celui-ci a commencé dans le monde antique. On ne peut pas mettre tout sur le dos du christianisme. Hitler était tout à fait laïque. Les Soviétiques aussi. Pour le monde antique, je cite Sénèque, Thucydide etc. Et j’analyse les raisons de ce phénomène constant, qui ne sera jamais levé et se répétera toujours.
Gil Caroz : Un destin ?
A. B. Y. : Un destin. L’interaction problématique entre les Juifs et les non-Juifs est éternelle. Surtout dans la diaspora. L’identité juive n’est pas claire, elle est ambiguë du fait de l’attachement d’une religion à une nationalité. Ce que Moïse a fait dans le désert est une faute morale. On ne peut pas attacher une religion à une nation. Ce n’est pas le fait de croire en Dieu qui fait le Juif. Ce n’est pas une race non plus, bien-sûr. Le Juif ne doit pas nécessairement vivre en Israël, parler hébreu, vivre dans une communauté juive ni être religieux. Il peut vivre sur la lune, il restera Juif. Hanna Arendt considérait que le Juif était partout et nulle part. C’est le degré le plus faible d’une nationalité.
La loi de retour établie peu après la création de l’Etat d’Israël, a donné pour la première fois un sens à la question qui est juif ? Parce qu’à ce moment-là, les Juifs ont eu la possibilité de devenir citoyens d’Israël avec tout ce que cela implique. Au départ, selon cette loi, est juif celui qui se déclare comme tel, à condition qu’il n’appartienne à aucune autre religion.
G. C. : Hitler ne s’est pas arrêté sur cette définition…
A. B. Y. : Hitler pouvait imposer l’identité juive à une personne même quand elle se disait non-juive. Mais ce n’est pas parce qu’il a eu la force de tuer le Juif qu’il pouvait donner une définition du Juif. Hitler ne détermine pas qui est juif et qui ne l’est pas.
G. C. : Mais dans les faits, en Israël, la déclaration « Je suis juif » ne suffit pas dans tous les cas, puisque quand quelqu’un s’affirme comme tel, le Rabbinat peut mettre en question cette déclaration. Cela a été le cas pour une partie des Juifs éthiopiens.
A. B. Y. : Oui, la loi de départ a été changée par la suite parce que, dans la pratique, des problèmes sont apparus. Alors la règle a été modifiée. Il fallait être né d’une mère juive pour être reconnu comme Juif. Et concernant la conversion, la question se posait de savoir si celle-ci relevait de la halacha ou pas. Mais à la base, quand des centaines de milliers de Juifs sont venus ici en 1948, le Juif l’était à partir de sa seule déclaration.
Vous connaissez sans doute ce passage de Freud dans la préface à la traduction en hébreu deTotem et Tabou : « Les lecteurs de ce livre auront quelque difficulté à comprendre les sentiments de l’auteur, lequel ignore la langue sacrée, demeure totalement étranger à la religion de ses pères – de même qu’il est étranger à toute autre religion -, et n’a guère pris sa part dans les idéaux nationaux, et qui, pourtant malgré tout, n’a jamais renié le lien d’appartenance à son peuple […]. Si on lui avait demandé : qu’y a-t-il encore en toi de juif ? il aurait alors répondu : énormément, en fait, l’essentiel. Mais il n’aurait pas été capable de dire avec des mots clairs en quoi cela consiste. Un jour viendra où la recherche scientifique sera à même de nous éclaircir sur ce point »[1].
Dans la suite de ce passage de Totem et Tabou que je cite dans Israël, un examen moral, j’ai écrit ceci : « C’est bien la seule fois que Freud requiert l’aide des autres pour se comprendre lui-même, si ce n’est que les autres – pour l’instant – s’interrogent eux- mêmes autant qu’ils s’étonnent de ce problème de l’identité du peuple juif et de sa survie. L’historien Jacob Talmon s’est, pour ainsi dire, laissé emporter par ses sentiments, en s’exprimant ainsi à propos de l’essence de l’identité juive : « On a beau s’efforcer d’épingler la chose dans une définition quelconque, elle nous file entre les doigts et disparaît comme un mirage. Il est impossible de désigner quelque chose de concret et de quantifiable pour déterminer la judaïté du Juif ; et cependant, une enveloppe légère de conscience de soi sépare le juif du reste du monde. Et c’est pourquoi l’historien ne saurait être là parfaitement cérébral »[2].
G. C. : Est-ce à dire que c’est de l’ordre de l’éprouvé ?
A. B. Y. : C’est problématique dès le commencement. Comme peuple, le peuple juif est le grand échec de l’Histoire et la Shoah, l’échec total de toute conception du judaïsme. Un peuple a été exterminé pendant six ans, un tiers a disparu totalement et non pour une question de territoire, d’idéologie, de religion ni de biens économiques, mais simplement parce qu’assimilé à des microbes. C’est cela pour moi l’échec du judaïsme.
G. C. : Pourquoi du judaïsme et pas de l’humanité ?
A. B. Y. : Lors de la deuxième guerre mondiale, dans un premier temps, la France a été battue par l’Allemagne. Ne peut-on pas dire que c’était un échec français ? Évidemment, la faute est aux Allemands, mais c’est un échec français. Si les Allemands ont traversé la Russie pendant la deuxième guerre mondiale et, dans un premier temps, l’ont vaincue, c’est parce que Staline n’avait pas vu qu’ils allaient attaquer. Mais, au bout du compte, c’était une question de pouvoir et de territoire… Tandis que se faire tuer pour rien, comme des microbes, alors que ce peuple était averti depuis des milliers d’années que la diaspora allait très mal finir… Tous les avertissements étaient là depuis 2000 ans et, malgré les massacres, les Juifs n’en n’ont pas tiré les conséquences.
G. C. : Ce que vous dites là serait une justification de l’existence d’Israël, parce que maintenant, cet échec ne serait plus possible ?
A. B. Y. : On peut détruire ce pays avec une bombe atomique, mais il y aura une cause saisissable, une idéologie par exemple. C’est de l’ordre du possible. Si Israël est détruite, moi, je ne pourrais pas devenir un Juif de livre. Je suis un Juif de territoire. Je ne pourrais pas vivre à Bruxelles ni à Paris en me disant « L’année prochaine à Jérusalem ». J’ai déjà vécu à Jérusalem.
Par ailleurs, je ne suis pas du tout étonné de voir l’antisémitisme se réveiller en Europe. Ça a toujours été, et le Juif le sait. C’est une maladie constante. Comme il est écrit : « Dans chaque génération, ils se lèvent contre nous pour nous détruire »[3].
La jonction entre religion et nation est une faute morale. La nationalité ne relève d’aucune condition. Comme Thomas Mann le disait dans un grand article : « Hitler, mon frère »[4]. Cela veut dire que Hitler était allemand et qu’on ne peut pas dire qu’il ne l’était pas, qu’il a trahi l’esprit allemand ! Thomas Mann considérait que si Hitler avait eu une descendance, il devrait en prendre la responsabilité avec ses enfants, comme cela a été fait pour ceux de Goering et autres.
G. C. : L’appartenance à la nation est une forme d’axiome, une certitude ?
A. B. Y. : Si vous avez un fils assassin, il est votre fils. Vous ne pouvez pas dire qu’il ne l’est pas.
G. C. : Ce que vous dites m’évoque un personnage dans votre livre Le tunnel. C’est un personnage plutôt latéral. Noga veut faire monter son fils Névo sur la montagne à côté de Jéricho quand il fera sa Bar-Mitsva « pour savoir si c’est le bon pays ou si nous nous sommes trompés ». Elle a un doute. Comme vous l’évoquez, quand le pays ne convient pas, on part à Berlin.
A. B. Y. : Oui, ça s’est vraiment israélien. Il y a déjà 40 000 israéliens à Berlin !
La religion ne peut pas être liée à la nation. La rédemption (la guéoula), la chose que vous devez faire pour être en lien avec Dieu, ne doit pas seulement être réservée au Juif, tout comme le christianisme, l’islam, le bouddhisme, qui sont ouverts à tout le monde.
Patricia Bosquin-Caroz : Vous êtes d’accord avec la déclaration de Itzhak Rabin prononcée au moment des accords de paix affirmant que la Bible n’est pas un cadastre ?
A. B. Y. : Oui, évidemment, tout comme l’attitude envers les Juifs prescrite selon l’Évangile. Ce ne sont pas des documents officiels. La question morale doit toujours être examinée selon l’impératif catégorique de Kant. Vous devez pouvoir dire que ce que vous faites peut être érigé en maxime universelle. Le Coran et la Bible ne sont pas des textes sacrés, ils ont été écrits par des humains et sont à examiner au un par un.
P. B.-C. : Vous dites que l’erreur de Moïse a été celle de lier le judaïsme à la nation…
A. B. Y. : Il a mis Dieu à une place plus importante que le territoire. Le peuple juif est né dans la diaspora. Vous ne pouvez pas imaginer un Français sans la France. Sans le territoire. Le territoire c’est la base première de l’identité nationale.
P. B.-C. : Israël doit être un pays pour les Juifs, mais détaché de la question religieuse…
A. B. Y. : Les premiers Juifs et la diaspora c’est quelque chose de très important. Pour faire précéder Dieu au territoire, il a fallu que les premiers Juifs ne naissent pas en Eretz Israël[5]. Abraham était un olé, un Juif qui a migré en Israël et qui a ensuite quitté son pays. Le peuple juif n’est pas né sur son territoire. Il est né en Egypte. Et la Torah n’a pas été donnée ici, mais dans le désert. C’est-à-dire que dès le commencement, la conception du judaïsme a été de réduire l’importance du territoire en faveur de Dieu.
P. B.-C. : Alors, pour vous, ce n’est pas important que la nation juive se trouve nécessairement en Israël, elle pourrait tout aussi bien être en Ouganda ?
A. B. Y. : Le problème c’est que les Juifs n’ont jamais voulu aller en Eretz Israël. Quand mes ancêtres sont venus ici au XIX ème siècle, les Juifs y étaient au nombre de 15 000, alors qu’à ce moment-là, en Afghanistan, ils étaient 40 000 ; au Yémen aussi et en Pologne, déjà un million. On se demande pourquoi 40 000 en Afghanistan et seulement 15 000 ici ? Lors de la déclaration de Balfour, il y avait déjà 14 ou 15 Millions de Juifs répartis dans le monde et il n’y en avait que 50 000 ici. Ce n’est donc pas seulement que les Juifs étaient dispersés, mais qu’ils ne sont pas venus sur cette terre intentionnellement.
G. C. : Cela fait partie de leur essence même, selon ce que vous dites, de ne pas avoir un pays ?
A. B. Y. : De ne pas avoir un territoire. Parce que le territoire implique aussi quelques devoirs auprès de Dieu. C’est un pays à condition d’être en bons termes avec Dieu, d’obéir aux commandements, d’être fidèle… C’est-à-dire que quand vous n’êtes pas dans votre pays, vous êtes libre de faire ce que vous voulez. Donc, il vaut mieux ne pas être dans son pays.
P. B.-C. : Dans la diaspora, les Juifs peuvent même être contre l’État d’Israël.
A. B. Y. : Oui, il y en a, évidemment, contre l’État et le sionisme. Au début du XX ème siècle, s’il y avait eu des élections générales au sein de l’ensemble du peuple juif, le sionisme aurait obtenu 8 %. Tous les religieux étaient contre.
G. C. : Ce qui est très fort dans votre thèse, c’est que vous attribuez 100 % de la responsabilité de cet état de fait aux Juifs eux-mêmes. Aucune responsabilité autre.
A. B. Y. : Je leur attribue la responsabilité de vivre comme des étrangers en disant « l’année prochaine à Jérusalem ». Évidemment, les Juifs ont été chassés, tués. Mais le phénomène juif évoque une étrangeté. Ce n’est pas clair. Comment un Français peut-il se repérer s’il se demande quel est le lien entre Trotski, Rotschild et le rabbin Loubavitch à New York ? Il s’imagine qu’ils sont liés d’une certaine façon ou d’une autre alors qu’il n’y a aucun lien entre eux. Mais au bout du compte, il y a quelque chose : les trois sont juifs. Dans quel sens sont-ils juifs ? Il y a aussi l’imagination que le Juif peut pénétrer d’une façon secrète chez le non Juif. Hitler a dit : il faut tuer le Juif en chacun de nous. Cela veut dire : puisque l’identité du Juif n’est pas claire, il peut être partout, il peut pénétrer partout.
Il y a aussi cette théorie des fantômes, les protocoles des sages de Zion. L’idée que les Juifs dirigent le monde, les médias, les finances… Et cela peut provoquer des réactions agressives terribles. C’est ce que nous avons vu. Alors moi, je ne veux pas être victime de ça.
G. C. : Est-ce que vous pensez qu’il y aurait un monde possible sans ce phénomène ? L’existence d’une zone d’énigme n’est-elle pas inévitable ?
A. B. Y. : D’accord l’énigme, mais il n’y a pas de raison que des humains la prennent sur eux comme une mission.
G. C. : Selon votre thèse, il s’agit de la façon dont le peuple juif s’est bâti, c’est-à-dire qu’aucun autre peuple ne s’est construit ainsi, sans territoire, à l’extérieur de son pays. C’est sa façon singulière, son essence qui est énigme, et ça ne peut pas changer. Et même maintenant qu’Israël existe, ça n’a pas changé. Ça reste une énigme.
A. B. Y. : Oui ça n’a pas changé, et c’est un malheur, et c’est ce qui menace actuellement Israël. Mais en détachant la religion de la nation, cela peut changer. Léon Blum était président du gouvernement français avec Mendès France, et il appartenait au peuple français qui a commencé avec le gaulois. C’est-à-dire qu’on y voyait un vrai Français. Et d’autre part, c’est une prophétie difficile, mais le jour où un musulman dira : je suis israélien, j’appartiens au peuple israélien, je vais à l’armée israélienne et je travaille dans le contexte israélien, les choses ne seront plus les mêmes.
Je vais vous envoyer le texte, en français, en anglais et en hébreu, de ma proposition pour un seul État, alternative à l’idée de deux États. Ce serait une solution à « l’apartheid » qui s’approfondit tous les jours un peu plus. Il faut trouver une façon de faire, de s’arranger avec l’autre. Changer de disquette ! À ce sujet, j’ai eu beaucoup de discussions avec Amos oz, parce que pendant cinquante ans, nous étions plutôt tous deux favorables à la solution de deux États.
P. B.-C. : Vous arrivez à faire passer vos idées auprès des politiques en Israël ?
A. B. Y. : Il y a de plus en plus de gens à gauche politiquement, et aussi à droite, même parmi les gens qui habitent les colonies, qui pensent à des solutions plus pragmatiques.
Nous évoquons alors le mouvement ZADIG créé par J.-A. Miller, l’expérience récente française au moment de l’élection présidentielle et l’idée de donner la main aux politiques… Un autre rendez-vous est alors envisagé avec lui pour poursuivre la discussion.
Et les femmes ? Nous y venons sans doute logiquement puisque, tout au long de cette entrevue, il a été question de l’indicible, de l’énigme, de l’identification insaisissable, de l’irrésorbable dans l’universel, du singulier…
P. B.-C. : On avait des questions à vous poser sur la place des femmes dans vos livres. Nous avons aussi constaté que vous les dédicacez parfois à votre femme. Comment celle-ci a-t-elle accompagné votre œuvre ?
A. B. Y. : La révolution féministe est la révolution la plus importante du 20ème siècle. C’est évident, et ce n’est pas terminé, on le voit très bien. Moi, j’étais féministe dans la façon dont, dès le commencement de mon mariage, j’ai considéré l’égalité comme sacrée. Mon épouse a fait son doctorat, moi j’ai travaillé et il s’agissait de tenir à l’égalité dans le mariage.
P. B.- C. : Que signifie pour vous l’égalité dans le mariage ?
A. B. Y. : L’un fait la vaisselle ce jour-ci, et l’autre le jour suivant ; et les deux membres du couple sont responsables des enfants. Partage des tâches dans tous les domaines et respect du travail de chacun. Ma femme était psychanalyste et j’ai donné beaucoup de valeur à la psychanalyse. Je suivais, de loin, le travail psychanalytique. J’ai participé à des réunions. J’étais membre d’honneur de la Société Israélienne de Psychanalyse (IPA). J’y ai donné quelques conférences et j’ai toujours accompagné ma femme aux colloques de psychanalyse. Mais je n’ai suivi aucun traitement, parce que je pense que je n’en n’ai pas besoin, et surtout que mes problèmes sont des sources utiles pour mon écriture.
P. B.-C. : L’écriture c’est votre traitement ?
A. B. Y. : Il y a des artistes qui ont peur du traitement psychanalytique de crainte de perdre leur névrose nécessaire pour leur travail à partir de l’inconscient.
P. B.-C. : Lacan dit même que les artistes précèdent le psychanalyste.
A. B. Y. : Oui, c’est aussi la conception freudienne : que l’écrivain et les poètes font des choses, et que la science ne vient qu’après. Comme les classiques Grecs : Œdipe, Euripide, etc. Il n’y a pas longtemps, j’ai écrit un article et donné une conférence sur cette question. Je l’ai intitulé : « La zone du marché libre entre la psychologie et la littérature ». Il y a un problème quand les psychologues interprètent les textes littéraires. Ils font des erreurs qui peuvent faire des dégâts.
G. C. : Justement : nous ne souhaitons pas appliquer la psychanalyse à votre œuvre mais vous entendre sur la place des femmes dans vos livres.
A. B. Y. : Pendant longtemps, les femmes n’étaient pas les protagonistes de mes romans. Ce fut un processus très long avant que j’aie pu le faire, ce qui est un aboutissement pour un écrivain. Je me rappelle très bien que, dans mon premier roman, la femme y figurait à travers les rêves d’autres personnages. On m’a demandé pourquoi… J’ai dit que je ne pouvais pas encore en faire une protagoniste active, c’est pourquoi elles apparaissaient en rêve. Et peu à peu, il y eut des femmes dans mes ouvrages, mais comme personnages secondaires.
P. B.-C. : Dans lequel par exemple ?
A. B. Y. : Dans Le divorce tardif, qui est composé de dix monologues, il y avait trois femmes différentes. Et puis dans Le voyage à l’an mille, les femmes sont présentes mais elles sont plutôt muettes. À l’époque, ce roman a été adapté pour l’opéra et j’ai alors donné la voix à ces femmes. Il y est aussi question de bigamie, il y avait la première femme ou bien la deuxième. Et puis peu à peu… Dans La mariée libérée, une femme apparaît vraiment.
P. B.-C. : Dans La mariée libérée, il y a trois femmes : celle du protagoniste, l’orientaliste en quête de vérité, la mariée et puis la sœur de la mariée, tenancière de l’hôtel à Jérusalem.
A. B. Y. : Oui, et puis il y a l’étudiante arabe et la femme du personnage principal qui ressemble un peu à ma femme.
P. B.-C. : J’ai pensé à cela. La force du couple que le protagoniste forme avec sa femme traverse tout le roman. Ce que vous décriviez à ce propos est très puissant et intime.
A. B. Y. : Oui, ce qui se passe entre eux, c’était un petit peu comme avec elle. La question de la vérité est une chose très profonde, ainsi que son abord différent, selon que c’est celui du juge ou de l’historien. Le juge doit à un moment trancher et dire : la vérité, c’est ça ! On ne peut pas aller plus loin. Pour l’historien ça n’en finit pas. Il faut y aller encore, encore en avant… La recherche de vérité est infinie. Dans l’ouvrage, les disputes dans le couple concernent cette divergence de position.
P. B.-C. : Dans La mariée libérée, c’est lui qui cherche à l’infini pourquoi son fils a raté son mariage et c’est son épouse, la juge, qui perd patience.
A. B. Y. : Oui, il cherche tout le temps. Et grâce aux Arabes, il comprend ce qui s’est passé chez lui.
P. B.-C. : C’est la dimension de l’Autre…
A. B. Y. : Ensuite il y a Un feu amical. C’est aussi sur un couple. Ça se passe durant les sept jours de la fête juive de Hannoukka. La protagoniste de l’histoire, Daniella, se rend en Afrique pour rencontrer le mari de sa sœur décédée là-bas. Il y travaille et s’est détaché totalement de toute existence israélienne. Le couple, la sœur (morte) de Daniella et lui, avait perdu leur fils dans l’armée lors d’un incident de « feu amical », c’est-à-dire résultant d’un tir erroné d’un soldat israélien. Elle s’y rend pour sept jours, pendant que son mari reste en Israël. Le livre est construit ainsi : chaque jour est composé d’un chapitre dans lequel alternent des passages sur le mari décrivant son travail d’ingénieur spécialisé dans les ascenseurs et des passages décrivant le séjour africain de Daniella, … Il n’y a pas de communication entre eux pour des questions techniques liées aux téléphone…
G. C. : Dans votre dernier livre, Le tunnel, j’ai l’impression que tout ce que fait Louria est écrit en référence à sa femme.
A. B. Y : Ika (la femme de A. B. Y.) est décédée d’une maladie il y a trois ans pendant l’écriture de ce livre. Sa mort a été très rapide. Elle n’a pas souffert. Pas du tout. Ça a duré autour de deux mois, elle n’a presque pas été hospitalisée. Elle est restée à la maison. Bon.
G. C. : J’ai été marqué par une petite phrase à la première page du livre Le tunnel qui semble orienter sa lecture. Quand le neurologue dit à Louria, découvrant chez lui le début de la démence, qu’il doit continuer à vivre et à désirer, et que pour cela il s’agit de mobiliser « l’esprit contre le cerveau ». Il me semble que c’est sa femme qui prend cette phrase à sa charge. À deux reprises au moins, elle dit à son mari « je suis experte en toi ». Sous-entendu qu’elle, qui pourtant est médecin, n’est pas experte en IRM, mais a un savoir « d’expert » qui concerne son homme. Un savoir singulier.
A. B. Y. : Je pense qu’une femme se sert davantage de ses intuitions. Il y a aussi La figurante, dont la protagoniste est une femme.
P. B.-C. : J’ai constaté l’importance que vous accordez aux siestes dans vos ouvrages. Des descriptions minutieuses sont consacrées au soin que prennent vos personnages à arranger un lit avant de s’y coucher pour l’après-midi. Dans La figurante, c’est présent également ; est-ce à cause de la présence des rêves ?
A. B. Y. : Le problème des rêves dans la littérature c’est qu’ils peuvent être utilisés d’une façon vulgaire pour dire quelque chose, c’est un moyen parfois trop facile. Alors il faut faire attention à ne pas mettre trop de rêves dans un roman. Pourtant, il y a le fait de dormir dans les lits des autres qui apparaît souvent dans mes livres…
P. B.-C. : Dans La mariée libérée, c’est chez les Arabes.
A. B.-Y. : Oui, pour comprendre les Arabes, comme le protagoniste est orientaliste, il doit dormir dans le lit de l’autre, afin de travailler de façon plus approfondie sur l’identité de l’autre.
P. B.-C. : Comme la figurante qui dort dans le lit de sa mère dans la maison médicale ?
A. B. Y. : Oui, ça c’est une thérapie !
L’entretien a eu lieu le 7 août 2019
[1] Freud S., « Préface à l’édition hébraïque », in Totem et Tabou, Paris, Gallimard, 1993 [1935].
[2] Yehoshua A. B., « Pour une explication structurelle de l’antisémitisme », Israël, un examen moral, Calmann-Lévy, 2005, p. 16.
[3] La Haggadah de Pessa’h : texte ancien utilisé pour la cérémonie du Seder durant Pessa’h, la Pâque juive.
[4] Mann T., « Bruder Hitler », Essays 4, Hg. v. Hermann Kurzke u. Stephan Stachorski, Bd. 4 u. 5 Frankf./M. 1995 + 1996, S. Fischer. Trad. Gérard Schneilin. p. 305-312.
[5] Terre d’Israël.