La crise financière
Jacques-Alain Miller
Le 11 octobre 2008, l’hebdomadaire Marianne publiait une interview de Jacques-Alain Miller sur la crise financière. Il nous a aimablement autorisé à la publier dans notre « feuilleton » et nous l’en remercions. Nous y trouvons des indications précieuses sur ce qu’est une « crise » et cela nous intéresse. J’en relèverai une : la sortie de la crise nécessite une reconstitution du sujet-supposé-savoir. Nous pouvons nous demander quelles formes cette reconstitution peut prendre dans nos institutions auprès de sujets psychotiques. Pour ma part, je mettrai cette recommandation en lien avec celle de Lacan dans son « Allocution sur les psychoses de l’enfant » (Autres écrits, p. 362) : « Que si enfin la question se pose d’une institution qui soit proprement en rapport avec ce champ de la psychose, il s’avère que toujours en quelque point à situation variable y prévale un rapport fondé à la liberté ». (D. Roy)
1/ Comme le rappelle l’étymologie, il existe des affinités entre le mot crise et le mot critique. La crise fait appel au jugement, mais c’est surtout un point de bascule, un peu comme la maladie qui peut conduire à la mort ou à la guérison. Pour le psychanalyste, que signifie avant tout ce mot de crise ?
Le psychanalyste est ami de la crise. Entrer en analyse constitue toujours pour le sujet un moment critique, qui répond à une crise, ou en révèle une. Seulement, une fois commencée, l’analyse est un travail : foin des crises ! Les crises de larmes ? on attend que ça passe. Les crises d’angoisse, voire de panique ? on les désamorce. Les crises de folie ? on évite de les déclencher… En un autre sens, chaque séance est comme une petite crise, qui connaît paroxysme et résolution. Bref, il y a crise, au sens psychanalytique, quand le discours, les mots, les chiffres, les rites, la routine, tout l’appareil symbolique, s’avèrent soudain impuissants à tempérer un réel qui n’en fait qu’à sa tête. Une crise, c’est le réel déchaîné, impossible à maîtriser. L’équivalent, dans la civilisation, de ces ouragans par lesquels la nature vient périodiquement rappeler à l’espèce humaine sa précarité, sa débilité foncière.
2/ Comment interprétez-vous la peur de perdre son argent ? Tenir à son argent, cela-t-il le même sens pour un petit épargnant et pour un milliardaire ?
Il m’est arrivé jadis de recevoir durant quelques semaines un patient qui était milliardaire, un rien maniaque, et qui m’annonçait régulièrement en riant qu’il avait gagné ou perdu un million de dollars le matin même en spéculant sur les monnaies. Le prix de la séance, c’était pour lui une sorte de pourboire, ça n’existait pas. Il a fini sur la paille. Il est d’autres types de riches, économes, voire avares, et plus avisés. Mais si vous êtes vraiment riche, vous êtes plutôt inanalysable, car vous n’êtes pas en mesure de payer, de céder quoi que ce soit de significatif : l’analyse vous glisse dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard. Le « petit épargnant » ? épargner, accumuler, c’est sacrifier le désir, ou au moins l’ajourner. La cassette d’Harpagon, c’est de l’encaisse-jouissance, de la jouissance gelée. L’argent, c’est un signifiant sans signification, qui tue toutes les significations. Quand on se voue à l’argent, la vérité perd tout sens, on n’y voit qu’un attrape-nigaud.
3/ L’appât du gain, la volonté d’amasser des sommes telles qu’elles en deviennent irréelles a-t-elle selon vous à voir avec l’angoisse de la mort ?
Oui, le pousse-à-l’épargne spécule ouvertement sur la mort, la peur des maladies, le désir de se perpétuer dans sa descendance. Mais il y a aussi le pousse-au-crédit, à la consommation immédiate, à la dépense effrénée. Et, troisièmement, il y a l’argent pour l’argent, le pur plaisir de posséder, le pousse-au-plus. Mort, jouissance, et répétition, ce sont les trois face d’une pyramide dont la base est donnée par la nature inconsciente de l’argent : celui-ci est de l’ordre de l’objet anal. Qu’est-ce qu’on aperçoit dans ce moment de vérité que constitue une crise financière ? que tout ça ne vaut rien. – que l’argent, c’est de la merde, quoi ! Voilà le réel qui déconcerte tous les discours. On appelle ça, poliment, « les actifs toxiques »… Benoît XVI, toujours vif, n’a pas tardé à exploiter la crise financière : ça prouve bien, a-t-il dit, que tout est vanité, et que seule la parole de Dieu tient le coup !
4/ Cette crise comporte une forte dimension psychologique Qu’est-ce qui explique selon vous ces mouvements de panique, qu’on relève en particulier avec les secousses des marchés boursiers ? Qu’est-ce qui les déclenche, et comment peuvent-ils être apaisés ?
Le signifiant monétaire est un semblant, qui repose sur des conventions sociales. L’univers financier est une architecture de fictions dont la clé de voûte est ce que Lacan appelait un « sujet supposé savoir », savoir le pourquoi et le comment. Qui joue ce rôle ? Le concert des autorités, d’où parfois se détache une voix, Alan Greenspan, par exemple, en son temps. Là dessus se fondent les anticipations, et anticipations d’anticipations, des opérateurs. Tout cet ensemble fictionnel et hyper-réflexif tient par « la confiance », c’est à dire par le transfert au sujet supposé savoir. Si celui-ci s’effondre, il y a crise, débâcle des fondements, ce qui entraîne logiquement des effets de panique. Or, le sujet supposé savoir financier était déjà très délité, parce qu’on avait dérégulé à tout va. Et on l’avait fait parce que la finance croyait, dans son délire d’infatuation, pouvoir se passer de la fonction de sujet supposé savoir. C’était croire au père Noël. Premier temps : les actifs immobiliers deviennent des déchets. Temps 2 : de proche en proche la merde envahit tout. Temps 3 : gigantesque transfert négatif à l’endroit des autorités, l’électrochoc du plan Paulson loupe. Non, la crise durera tant que l’on aura pas reconstitué un sujet supposé savoir. Cela passera à terme par un nouveau Bretton Woods, un concile chargé de dire le vrai sur le vrai.