Week-end NLS avec Miquel Bassols
À quelques jours du Congrès de la NLS à Athènes, nous avons la chance de prendre connaissance du travail du Kring avec Miquel Bassols, qui apporte des lumières passionnantes sur l’actualité du transfert. Merci à Lieve Billiet pour ce compte-rendu remarquable.
Le 5 et 6 mai 2007 s’est déroulé à Gand le troisième week-end de la NLS en Flandres de cette année. Après Alexandre Stevens et Roger Litten, c’est Miquel Bassols qui est venu travailler avec nous, suivant le triptyque classique des week-ends : une conférence, un séminaire clinique, une conversation.
Annoncée sous le titre Conditions du transfert et de la suggestion, Miquel Bassols a examiné dans la conférence les conditions du transfert dans la conjoncture actuelle, celle où l’idéologie de l’hygiénisme, la logique du marché et les droits de l’usager sont à l’avant-plan.
Figure née dans le vingtième siècle, l’usager n’est pas le sujet souffrant, le sujet de la parole. Si la logique de l’usager est celle du droit à la santé et à la jouissance, la logique du transfert analytique se fonde sur une perte de jouissance, sur quelque chose qui fait défaut, qui manque.
L’opposition entre l’usager et le sujet nous permet d’aborder la question du rapport entre suggestion et transfert aujourd’hui. M. Bassols l’a explicitée en trois points : la demande, le savoir, le sujet.
Si elle prend une autre forme dans la conjoncture actuelle, la question n’est pas nouvelle bien sûr. Lacan en parle dans son texte de 1958 La direction de la cure et les principes de son pouvoir, texte auquel Miquel Bassols a renvoyé à plusieurs reprises, montrant ainsi à quel point le texte reste d’actualité. Si la perspective hygiéniste considère le malaise du sujet comme un trouble, comme une désadaptation, la perspective analytique considère le symptôme comme adaptation à la réalité. C’est ce que Freud soulignait déjà dans son texte de 1912. [1] C’est ce que Lacan reprend à travers son analyse « hégélienne » de la belle âme: celle qui se plaint du désordre dans le monde, y collabore et n’y est que trop bien adaptée.[2] La plainte, la demande même témoigne de l’adaptation à la demande de l’Autre, de l’effet suggestif de l’Autre. Dans son intervention de Commandatuba Une fantaisie, Miller a parlé du sujet déboussolé de la modernité. [3] Notons là que plus le sujet est déboussolé, plus importants seront les effets de suggestion.
Le point de départ de la suggestion est le pouvoir de l’Autre de la parole et du langage, le pouvoir du signifiant maître. Mais le transfert aussi se fonde dans le pouvoir de l’Autre.
Le graphe nous permet de voir où le circuit de la suggestion et celui du transfert se séparent. Au niveau inférieur, le niveau de la suggestion, le sujet demande quelque chose à l’Autre de la parole. Ce qui donne une signification à la demande du sujet. Cet effet de signification est un effet de suggestion. Le circuit de la suggestion reste enfermé dans I(A) – voir le graphe.
Pour passer au niveau supérieur, le niveau du transfert, il s’agit de transformer la demande transitive du sujet – c’est-à-dire une demande qui a un objet direct, qui est une demande de droit à la jouissance – en une demande intransitive, radicale. Il ne s’agit plus d’une demande de ceci ou cela, mais du ‘il me demande’. Confronté à sa demande comme vide – le sujet ne sait pas ce qu’il demande – , il est confronté à sa propre demande.
Lacan souligne que toute réponse à la demande, qu’elle soit gratifiante ou frustrante, ramène l’analyse à la suggestion. Par contre, au moment où il n’y a pas de réponse à la demande, le sujet peut se poser la question : que suis-je pour l’Autre ?
Ajoutons qu’il n’y a pas de demande qui ne soit demande d’amour. Nous comprendrons alors que le transfert n’est qu’un cas particulier de la suggestion et que la suggestion peut être une porte d’entrée dans le transfert.
Si le transfert se fonde sur le pouvoir suggestif de l’Autre, il s’agira donc de ne pas user des pouvoirs de suggestion, pour ne pas contrer le développement du transfert. Voir ce que Lacan écrit dans La direction de la cure, à propos de la position freudienne : « Car il a tout de suite reconnu que c’était là le principe de son pouvoir, en quoi il ne se distinguait pas de la suggestion, mais aussi que ce pouvoir ne lui donnait la sortie du problème qu’à la condition de ne pas en user, car c’est alors qu’il prenait tout son développement de transfert. » [4] C’est justement ce que la promotion des droits de l’usager rend impossible.
La nouvelle conjoncture est celle des droits de l’usager, elle est aussi celle qui réduit le savoir à la connaissance. Dans le syntagme construit en 1969, Lacan définit le transfert comme Sujet supposé Savoir. [5] Dans le transfert, il s’agit de l’amour adressé au savoir, et pas à la connaissance. Le savoir impliqué dans le transfert est un savoir inconscient, un savoir qui échappe à la connaissance. Le cognitivisme méconnaît le savoir, pour réduire le traitement à une correction d’erreurs d’interprétation par de la connaissance. Dans son petit texte Google Jacques-Alain Miller montre comment la modernité traite la question du savoir.[6] Google se pose comme la machine qui aurait l’objet de la connaissance qui nous manque, en niant toute métafonction : celle de savoir où est le savoir. Si Dieu ne répond pas, Google répond toujours et tout de suite! C’est ce qui a comme résultat un glissement continuel, qui pousse à la question suivante, résultant parfois dans une véritable addiction à l’internet. La logique de Google exclut le temps pour comprendre, il ne reste que le temps de voir, suivi d’un autre temps de voir, et ainsi de suite. Ajoutons encore que, réduisant la parole du sujet à un écrit, elle ne peut pas ne pas répondre à la demande. C’est d’ailleurs ce qui fait l’impossibilité d’une analyse par écrit.
A l’opposé du glissement à l’infini, nous pouvons situer la promotion de la thérapie brève, qui met d’emblée la perspective de la fin. C’est l’enjeu de la nouvelle expérience qui est celle des CPCT, dont Miquel Bassols à témoigné.
Voyons maintenant du côté du sujet. Défini comme Sujet supposé Savoir, le transfert est affaire de savoir, mais il est aussi affaire de sujet. Le transfert, ce n’est pas qu’un sujet suppose un savoir à un autre sujet. La logique intersubjective est justement la logique de la suggestion. Le transfert, c’est supposer un sujet au savoir inconscient. « Un sujet ne suppose rien, il est supposé ». [7]
La question de la naissance du transfert est donc celle de comment amener celui qui parle à supposer un sujet. L’analyste doit être posé comme un objet, comme quelque chose qui décomplète l’Autre du savoir. C’est ce qui permet de préciser encore un autre problème que pose la modernité au développement du transfert. Dans le discours de la modernité, tel que Jacques-Alain Miller le construit dans Une fantasie, ce n’est plus le signifiant maître qui est aux commandes, mais justement l’objet. Le sujet a l’objet. C’est ce que nous voyons dans la clinique des nouvelles addictions. Mais comment l’analyste peut-il faire semblant d’objet, si l’objet est déjà là ? L’objet ready-made est l’objet déchet, l’objet promesse de l’instantanéité de la demande. Dans la modernité, nous sommes dans l’ère de l’au-delà du principe de plaisir, que Lacan évoque dans le texte Kant avec Sade. [8] Le droit à la jouissance sans limite que la logique de l’usage promeut rompt avec le principe de plaisir, qui est justement un principe de jouir le moins possible.
Si l’installation du transfert demande le temps nécessaire pour établir une supposition de savoir et de sujet, tout l’enjeu de la clinique des CPCT est d’essayer de réduire au minimum ce temps. Miquel Bassols a illustré enfin à travers quelques vignettes cliniques comment la pratique des CPCT peut faire usage de la suggestion pour injecter la supposition d’un sujet au savoir dans un temps bref et limité à l’avance et forcer un premier passage du sujet par l’objet. Il s’agit de se passer de la suggestion, tout en s’en servant.
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Suivait le séminaire clinique où Anne Lysy a présenté un cas posant la question de la naissance du transfert et de l’enjeu des « entretiens préliminaires » là où ce n’est pas la souffrance du sujet ni une demande de savoir mais les excès de jouissance qui sont à l’avant plan. En effet, ce qui avait mené chez l’analyste la femme en question, ce n’était pas la souffrance du symptôme – elle aimait ses excès, elle aimait boire jusqu’à en tomber raide, se droguer jusqu’à s’éclipser – mais plutôt la crainte que cela mette en péril sa relation à un homme et son travail.
Anne Lysy avait fait le choix explicite d’apporter le plus de matériel possible sur le cas et ses interventions, plutôt que de théoriser ou construire le cas davantage. La discussion a porté sur la difficulté d’établir le diagnostic – hystérie moderne ou psychose ordinaire – dans un cas où le mode de jouissance vient massivement à l’avant-plan. C’est ce qui a donné lieu à une exercice de lecture double. En effet maints éléments du cas se prêtaient à une interprétation versant hystérique aussi bien qu’une interprétation versant psychotique. Miquel Bassols et Anne Lysy elle-même ont argumenté les deux, tout en soulignant que la question diagnostique n’était pas la seule question, voire même la plus intéressante. Quelle que soit la structure, il s’agit de cristalliser quelque chose, d’essayer de constituer un symptôme. A travers sa présentation riche et détaillée Anne Lysy a montré qu’il ne suffit pas d’attendre tout simplement que les choses se passent, que l’analyste doit s’y mettre, être actif, pour faire naître le transfert, faire apparaître la division subjective, forcer une rectification subjective, produire le symptôme. En quoi elle renouait d’ailleurs avec ce que Miquel Bassols venait de dire sur la pratique des CPCT.
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Enfin, nous nous sommes réunis le dimanche matin pour la conversation. Miquel Bassols avait proposé le thème Le sujet de la psychanalyse à l’époque des technosciences, tout en s’étant déclaré prêt à faire une place à la demande du Kring de profiter de cette conversation pour revenir sur des questions apparues lors de sa dernière Assemblée Générale et restées en suspens depuis lors. Si ces questions paraissaient diverses, elles avaient bien un point commun : la question du transfert contemporain à la psychanalyse, vue à travers les demandes adressées au Kring. Miquel Bassols a commencé par souligner à quel point les deux questions, celle du sujet de la psychanalyse à l’époque des technosciences donc et celle du transfert contemporain à la psychanalyse ne sont pas sans lien, le point d’articulation entre les deux étant la question du sujet supposé au savoir, telle qu’il l’avait développée dans la conférence.
Référence majeure concernant la question du sujet à l’époque de la technoscience est le recueil de plusieurs textes (en espagnol) d’Eric Laurent paru sous le titre Lost in cognition, titre qui paraphrase celui du film bien connu et évoquant la détresse du sujet postmoderne, déboussolé, souffrant d’une perte d’identifications. Constatons que le terme qui apparaît est celui de technoscience. C’est qu’en effet la science n’existe plus sous sa forme traditionnelle, mais est devenue technoscience. Dans le livre La révolution technoscientifique paru en 2003, Javier Echevarria, épistémologue espagnol, étudie ce que cela veut dire. Son hypothèse: depuis la deuxième partie du vingtième siècle, la connaissance scientifique n’est plus un bien en soi, mais un bien économique, donc un capital. La réduction du savoir à la connaissance où cela a mené, a eu des conséquences dans les différents domaines, le monde psy y compris.
Il est clair que la psychanalyse est née d’une orientation scientifique différente et que le statut du savoir y est toute différente. Loin de supposer une sorte de savoir absolu, ressemblant Dieu finalement, le sujet de la psychanalyse, le sujet de l’inconscient se définit pas rapport à un savoir décomplété. Là aussi il s’agit d’un « lost ». Lost of object pourrait-on dire.
C’est pour ça que nous pouvons dire que s’il n’y a pas de coupure entre les neurosciences/le cognitivisme et le champ psy, il y a en bien une entre ces deux et la psychanalyse. C’est toute la portée de la remarque de Lacan à propos de la « fausse lecture » du dualisme cartésien. La division n’est pas entre le psychique et le physique, l’idée et le neurone, mais entre le logique (logos, symbolique, parole) et le psychique. [9] Là l’inconvénient du mot « psychanalyse » devient clair, celui d’inclure le syllabe “psy” justement. Jacques-Alain Miller dit que le mot « psychanalyse » est un pseudonyme, inventé par Freud pour une chose qui doit encore trouver son vrai nom. [10]
L’enjeu pour la psychanalyse est de localiser à nouveau le Sujet supposé Savoir dans le logos, dans le langage et d’entrer avec cette position épistémologique dans le débat scientifique. Comment transmettre quelque chose du sujet du savoir psychanalytique ? La stratégie à adopter là n’est sans doute pas celle d’une confrontation directe, qui ne peut que donner lieu à un dialogue de sourds, vu qu’on parle vraiment de choses différentes. Il s’agit plutôt pour la psychanalyse de se focaliser sur la question du retour du sujet dans les symptômes contemporains.
C’est là qu’on touche à la question du transfert contemporain à la psychanalyse. En Espagne, comme ailleurs en Europe, le monde psy – avec ses collèges de psychologues et ses corporations – tend vers un rassemblement de tous les courants psy. Chacun y aurait sa spécificité et pourrait apporter un savoir supplémentaire à la grande mosaïque ainsi constituée. Cela donne une conception du psychothérapeute style Frankenstein. La demande adressée à la psychanalyse n’est pas différente – on vient demander ce savoir complémentaire – mais justement la psychanalyse doit marquer une coupure. Elle doit décompléter l’idée d’un savoir objectivable.
Que la stratégie sera nécessairement différente à chaque endroit et suivra la logique du un par un, n’empêche pas qu’une orientation globale peut être donnée. A l’Assemblée Générale de l’AMP, Eric Laurent a explicité les trois pieds de la réponse au transfert contemporain à la psychanalyse : l’Ecole, L’institut (Paris VIII et les sections cliniques), les CPCT. La réponse à ce qu’on demande à la psychanalyse sera différente dans ces trois endroits. C’est ce que Miquel Bassols a développé en détail, à travers des exemples concrets et en interaction avec les participants. L’enjeu était d’en préciser la pertinence pour la réponse à donner aux demandes adressées au Kring.
La section clinique : les demandes adressées à la section clinique sont diverses : demande d’un complément de formation clinique après une formation universitaire, recherche de garantie d’une pratique ou d’un savoir pour faire avec sa pratique psy, … Tout l’enjeu est de répondre à la demande en la déplaçant quand même un peu, sans perdre de vue que la section clinique se situe finalement du côté du discours universitaire, en tant qu’elle essaie d’élaborer un savoir, qu’on y fait de la recherche, … On peut souligner encore là à quel point l’université elle-même a changé d’ailleurs, l’étudiant étant devenu à son tour « usager ».
L‘Ecole : La formation de l’analyste est autre chose que la seule formation clinique. Lacan a inventé l’Ecole et la passe comme « réponse » à la question de la formation de l’analyste, réponse bien différente de la réponse qu’on peut obtenir aujourd’hui en Argentine : celle qui rend possible d’obtenir un titre de psychanalyste à l’université ! L’enjeu n’est pas de l’ordre du savoir, mais du rapport de chacun à la cause analytique. Au centre de l’Ecole il y a un trou.
Le CPCT (Centre psychanalytique de consultation et de traitement) : Le rapport entre la section clinique et l’Ecole se trouve lui-même modifié maintenant par la création des CPCT par l’Ecole. En prise directe sur le social, sur le monde psy, ces centres ont un effet sur le social. Partant des signifiants de l’Autre (addictions, adolescents en crise, deuil, ségrégation, …), les CPCT y formulent une autre réponse. La conversation a porté sur les questions les plus diverses : de l’organisation pratique au contact avec le monde politique, des subsides aux méthodes d’évaluation, … pour découvrir que si les différents centres ont leurs spécificités, toujours par rapport au contexte et aux possibilités locales, le point commun reste qu’ils se situent dans les interstices et qu’ils sont dans la logique du un par un.
Si les trois pieds n’existent pas en tant quel tels en région néerlandophone – le Kring a un rapport à l’Ecole, la NLS, il n’a pas de section clinique, ni de CPCT -, il est d’autant plus important de voir la logique de la chose. Nous retenons là l’accent que Miquel Bassols a mis sur le fait que les trois pieds sont noués et se définissent justement par leur place dans le triptyque. La formation à la section clinique est impensable sans la formation de l’analyste qui est l’affaire de l’Ecole, justement en tant que radicalement différente. On ne coupe pas le CPCT de son lien à l’Ecole, sans le changer radicalement. En d’autres termes : la création d’un CPCT ne pourrait relever d’une initiative privée. Elle ne pourrait pas servir non plus à autoriser la pratique de quiconque.
Né à partir d’un désir de se démarquer de la seule formation universitaire, le Kring a pris l’option de miser sur le transfert analytique. Si ses activités suscitent un intérêt et attirent des participants, la chose n’est pas jouée une fois pour toutes. Les participants viennent chercher un complément de formation, ils sont dans le marché du savoir. C’est là qu’il faut rester attentif et chercher à varier les réponses. Si la variation des réponses ne pourra pas être celle du triptyque décrit, elle pourra bien s’en inspirer comme de l’éthique qui l’oriente.
Lieve Billiet
[1] S. Freud, La dynamique du transfert, in Ecrits techniques, Paris, P.U.F., 1953, pp. 50-60.
[2] J. Lacan, La direction de la cure et les principes de son pouvoir, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 596
[3] J.-A. Miller, Une fantaisie, Mental, 15, février 2005, pp. 9-27.
[4] J. Lacan, La direction …, o.c., p. 597
[5] J. Lacan, Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole, in Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 248.
[6]http://www.wapol.org/fr/archivo/Template.asp?intTipoPagina=2&intEdicion=2&intIdiomaPublicacion=5&intArticulo=560&intIdiomaArticulo=5&intIdiomaNavegacion=5
[7] J. Lacan, Proposition …, o.c., p. 248.
[8] J. Lacan, Kant avec Sade, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.786.
[9] J. Lacan, Place, origine et fin de mon enseignement, in Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 45.
[10] J.-A. Miller, quatrième de couverture du Séminaire XXIII Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.