Autisme et psychose : poursuite d’un dialogue avec Robert et Rosine Lefort
Eric Laurent
L’autisme au cours des quinze dernières années n’a cessé d’affirmer sa présence au point de remplacer les « psychoses infantiles » dans le champ des « troubles envahissants » de l’enfance. Le syndrome clinique, isolé presque en même temps par Leo Kanner en 1943, Juif Galicien comme Freud, formé à Berlin, émigré dans les années vingt en Amérique, et Hans Asperger, Viennois, en 1944, est resté longtemps un diagnostic rare. « Au début, il était couplé avec la schizophrénie infantile. Les deux concepts se séparent en 1979. Le Journal of Autism and Childhood schizophrenia, fondé en 1971, devient le Journal of Autism and Developmental Disorders »1 . Dès la fin des années soixante, cependant, les parents anglais « poussent au diagnostic d’autisme car c’était la seule forme de handicap d’apprentissage qui n’était pas classée comme inéducable en Grande Bretagne »2. Grâce à ce statut de handicap, distinct de celui de maladie, il a permis aux parents de revendiquer des droits et des institutions d’éducation spécialisée. Aux Etats-Unis, la sœur retardée mentale de John Kennedy avait favorisé la sensibilisation des pouvoirs publics à ces droits. En France, les tenants de la psychiatrie sociale, pour ces mêmes raisons plaident pour l’abandon du terme de « psychose infantile »3. Une fois devenu le diagnostic de choix au détriment des psychoses infantiles4, il s’est maintenant transformé en épidémie « En Californie seulement, le nombre d’enfant recevant des prestations spéciales en raison de leur autisme a triplé de 1987 à 1998 et doublé dans les 4 années qui suivent. Cette vague a souligné l’urgence des appels à plus de recherche sur l’autisme et plus de crédits d’état pour les financer »5. Les difficultés à isoler les « fortes composantes » polygénétiques du trouble ou à préciser le rôle des vaccins dans la diffusion de l’épidémie ne détournent pas les tenants du modèle strictement scientiste. L’inefficacité des médicaments sur le trouble, et spécialement des neuroleptiques, rend sans doute plus nécessaire l’annonce de progrès décisifs dans la recherche de causes mécaniques, pour soulager l’angoisse des parents et des proches de sujets autistes. Jean-Pierre Rouillon6 souligne ainsi que la « Circulaire du 8 mars 2005 relative à la politique de prise en charge des personnes atteintes d’autisme et de troubles envahissants du développement (TED) » est moins prudente que les spécialistes de neurosciences sur les causes du « handicap autistique ». Elle affirme en effet que « Leurs causes relèvent probablement de processus complexes, où l’intervention de facteurs génétiques multiples a été mise en évidence, et où des facteurs environnementaux divers pourraient être impliqués. Les thèses passées sur une psychogénèse exclusive de l’autisme, qui avaient eu le mérite d’éveiller l’attention envers les personnes autistes, mais ont gravement accentué la détresse de leurs parents, doivent être et sont largement aujourd’hui écartées ». La priorité est maintenant d’éduquer, d’accompagner l’insertion et d’ « en limiter considérablement les conséquences pour la personne et ses proches ». On a renoncé dans cette perspective à l’effort auquel Lacan nous conviait en 1975 : à propos de l’autisme : « Il y a sûrement quelque chose à leur dire »7. Les parents sont maintenant laissés dans un face à face avec le handicap de leur enfant. Ils sont invités à faire de leur enfant la « cause » de leur vie et d’en soutenir les droits. Le tiers est maintenant purement extérieur, celui auprès de qui il faut revendiquer plus de droits et de prises en charge. En ces temps de pénurie, cette situation n’est pas facilement supportable. Marcel Hérault, président de la principale association de familles, « Sésame autisme », le souligne « La situation est plus dramatique qu’il y a quelques années, car les moyens de la pédopsychiatrie ont diminué alors qu’elle prend en charge toujours plus de pathologies. Il y a dix ans, la plupart des enfants autistes arrivaient à être pris en charge à plein temps ; aujourd’hui la prise en charge est, au mieux, partielle »8. Il est notoire que les institutions ouvertes aux enfants autistes en Belgique prennent une partie de la charge, près de trois mille Français y sont suivis. Nos collègues Belges le savent bien, eux qui en accueillent une partie, soit dans « l’Antenne 110 », soit au « Courtil » dans ses différentes extensions9.
Aux Etats-Unis et en Angleterre, les tenants de thérapies comportementales et éducatives proposent de mobiliser les parents et les enfants dans un effort intensif constant, sans relâche, nécessitant un investissement maximal de chacun, financier et relationnel, de tous les moments de la journée. Cette tension, malgré la délégation partielle aux « professionnels », éducateurs comportementaux, n’exclut pas les effets d’épuisement des parents. La dissymétrie de la relation des mères et des pères à l’égard de l’enfant handicapé ne semble pas allégée si l’on en croit des drames récents. « Le 12 avril 2006, à Hull, Angleterre, Alison Davies et son fils âgé de 12 ans, Ryan, se sont tués en se jetant d’un pont sur la rivière Humber, dans un apparent meurtre-suicide. Le 14 mai, à Albany dans l’Oregon, Christophe de Groot, âgé de 19 ans a été pris au piège à l’intérieur de son appartement en flammes. Il est mort dans un hôpital de Portland cinq jours plus tard et ses parents sont accusés de meurtre, accusés de l’avoir laissé seul enfermé. Le même dimanche de mai, à Morton dans l’Illinois, le Dr Karen Mc Carron a reconnu devant la police qu’elle avait, le jour précédent, étouffé sa fille de 3 ans, Katherine, avec un sac à ordures en plastique »10. Ces cas ont été choisis par l’auteur, elle-même mère d’un enfant autiste, car les deux mères ont été soutenues par le voisinage qui soulignait leur amour héroïque pour leur enfant malade. Si elle les a choisis, c’est pour détourner les parents d’espoirs trop importants qui peuvent les conduire jusqu’à ces extrêmes. On peut vraiment dire là que l’enfant réalise l’objet fantasmatique « Il aliène en lui tout accès possible de la mère à sa propre vérité en lui donnant corps, existence et même exigence d’être protégé »11. L’assignation à résidence dans l’identité « mère d’enfant autiste » n’est pas seulement une occasion d’empowerment, c’est aussi, comme l’a énoncé Jacques-Alain Miller un enfermement délétère que nous faisait apercevoir Lacan dans sa « Note sur l’enfant ». C’est un enfermement qui prolonge dans les sociétés où règne l’individualisme démocratique les modalités et les disciplines d’enfermement que Foucault a décrit pour le dix-neuvième siècle.
Contrairement à ce que dit la Circulaire de 2005, la psychanalyse n’a pas « culpabilisé les parents ». Il n’est pas besoin de la psychanalyse pour cela. Celle-ci vise plutôt à déculpabiliser en général les sujets. L’aphorisme de Freud selon lequel quoi que fassent les parents, ils feront mal, allait dans ce sens. Se récrier sur l’erreur en quoi consiste le traitement de l’autisme par la psychanalyse, au nom des déterminants génétiques supposés n’est pas moins erroné. Un sujet ne cesse pas d’être un sujet même si son corps est « handicapé ». Il convient d’adapter la psychanalyse à son cas. la forclusion. Il s’agit de faire de ces données, y compris des données biologiques éventuelles un instrument de l’application de la psychanalyse au cas et non de considérer que cela n’ait aucune conséquence pour la constitution du sujet lui-même. Comme le note Lacan, la psychanalyse ne suppose pas, en ce sens, une psychogenèse des maladies mentales. Elle affirme la dimension du corps pour le sujet du parasite langagier, ce qui est autre chose.
Nous constatons que des Institutions de soins, orientées par la psychanalyse, spécialement la psychanalyse lacanienne, accueillent des enfants autistes en Europe12. Elles donnent régulièrement compte de leur travail, aussi bien d’un point de vue théorique qu’administratif. Il faut aussi dire combien de parents d’enfants autistes, et spécialement de mères, ont pu prendre appui sur une psychanalyse pour ne pas être laissés seuls dans un combat épuisant pour des droits à venir. Ces parents n’étaient pas « accompagnés » au titre de parents, mais leur psychanalyse était le lieu pour qu’ils puissent élaborer leur propre vérité, au-delà du malheur qui les accablait. Il y a d’autres façons de déculpabiliser que l’universel de la science. Il est possible de reconnaître la particularité d’une souffrance sans en faire une identification communautaire ou l’annuler par référence à une cause « naturelle » qui ne relève pas du parlêtre.
C’est de la place de la psychanalyse dans l’épidémie d’autisme contemporain, dans tous ses aspects qu’il s’est agi dans le dialogue maintenu avec les recherches de Robert et Rosine Lefort. Robert Lefort, pédopsychiatre et psychanalyste passionné, a toujours voulu appliquer les enseignements de la psychanalyse avec les enfants psychotiques dans des cadres institutionnels adaptés. Pour lui, l’enfant, spécialement psychotique, ne devait pas être seulement abordé à partir de l’imaginaire comme le faisaient les techniques de jeux spécialement répandues. Il fallait l’aborder par le nouage particulier du symbolique et du réel. La fin des années soixante est propice aux expériences institutionnelles. Il crée avec Maud Mannoni « l’Ecole expérimentale de Bonneuil-Sur-Marne » en septembre 1969 comme une « institution éclatée ». Il y développera les enseignements que le travail clinique de Rosine lui avait apportés dès les années cinquante.
Autisme et/ou psychose infantile : La forclusion et le retour de la jouissance.
L’épidémie n’en était pas une lorsque Rosine et Robert Lefort ont commencé à centrer leur intérêt sur ce qui leur est d’abord apparu comme une position subjective dans le cadre des psychoses infantiles.
Le développement de leur œuvre a produit des effets d’éclairage sans cesse renouvelés de l’ « instant de voir » décisif que fût l’approche par Rosine Lefort du cas « Robert », orientée par Lacan. En 1954 la reconnaissance d’une parole quasi hallucinatoire, hurlée par un enfant : « le loup, le loup ! » comme échappant aux lois du symbolique restait difficile à situer. Lacan qualifie à l’époque de « Surmoi » ce « trognon » de la parole. Cette parole n’indique pas, pas plus qu’elle ne désigne comme tel un sujet parlant . « Ce n’est ni lui, ni quelqu’un d’autre. Il est évidemment Le loup ! pour autant qu’il dit cette parole là. Mais Le loup ! c’est n’importe quoi en tant que ça peut être nommé. Vous voyez là l’état nodal de la parole. Le moi est ici chaotique, la parole arrêtée. Mais c’est à partir de Le loup ! qu’il pourra prendre sa place et se construire »13
Cette parole n’est pas articulée à l’échange. C’est la première version de ce qui deviendra le S1, le signifiant tout seul. Son usage sera le fil rouge qui traversera les travaux de Robert et Rosine Lefort.
Que l’enfant au loup soit dans le réel n’empêche pas l’action du symbolique. Rosine dira de lui : « Il est le signifiant « Madame ! ». Il est « Madame » comme il le prouve dans son comportement devant moi, lorsqu’il fait la police avec les autres enfants ou qu’il leur donne les gâteaux sans en garder pour lui ». 14 C’est en faisant usage à l’envers de cette dimension de passage du symbolique dans le réel que le sujet est conduit à un « baptême », à se nommer par son cri.
Une fois que se produit cette nomination, il s’ensuit un certain nombre d’effets. Il y a constitution d’une chaîne métonymique d’objets qui permettent à l’enfant de sortir de son angoisse fascinée devant le trou des toilettes. L’enfant « agrandit son monde ». La possibilité et la logique de la constitution de cette chaîne métonymique ne cessera pas d’être explorée sous tous ses aspects par Rosine et Robert Lefort.
Nous avons fait partie de la génération qui a suivi leur déchiffrement et leur mise au point de ce que pouvait être une psychanalyse d’enfant se gardant des sortilèges de l’imaginaire. Il s’agissait de corriger un biais des avancées de la pratique elle-même. Lacan avait situé ce biais : « Fonction de l’imaginaire, dirons-nous, ou plus directement des fantasmes dans la technique de l’expérience et dans la constitution de l’objet aux différents stades du développement psychique. L’impulsion est venue ici de la psychanalyse des enfants, et du terrain favorable qu’offrait aux tentatives comme aux tentations des chercheurs l’approche des structurations préverbales »15
L’accent mis sur la place et la fonction du réel pour le sujet psychotique nous éloignera des adhérences Kleiniennes dans la psychanalyse des enfants grâce à l’objet a sans représentation. Elle prendra ses distances de la fonction des images du corps repérées par Françoise Dolto. Cette orientation enfin, permet d’apprécier les raisons du mouvement clinique post-kleinien (Meltzer, Tustin) vers la clinique de l’autisme.
Il fallait pour se défaire des prestiges idolâtres du corps et de ses images une véritable ascèse de « l’orientation vers le réel ». « Il y aurait une grande contradiction à maintenir la psychanalyse des enfants dans une réduction à une technique de jeu et de dessins, avec ce dont l’enfant se montre capable, d’autant plus même qu’il est plus jeune – même avant qu’il parle – quant à nous éclairer sur un point aussi essentiel que la constitution du sujet dans le discours analytique… Il fallait reprendre la psychanalyse des enfants à ce niveau minimal, là où le corps apparaît de façon privilégiée comme un corps de signifiant. Signifiant certes, mais où le réel a toute sa place à partir de l’objet a, et si le sujet apparaît comme un effet de réel, c’est bien chez l’enfant. »16.
A mesure que les « paradigmes de la jouissance », se sont déplacés dans l’enseignement de Lacan, s’est dénudée la jouissance dans sa dimension réelle. L’après-coup de la variation des usages du « signifiant tout seul » n’ont pas cessé de nous orienter dans l’exploration de la clinique que Rosine et Robert Lefort nous ont ouvert.
De la « Naissance de l’Autre « (1980) à la « Distinction de l’autisme » (2003), Robert Lefort a développé avec Rosine une œuvre centrée sur le traitement des sujets pour qui « il n’y a pas d’Autre ». Nous avons suivi l’évolution de leur commentaire sur Marie-Françoise, qui leur a enseigné ce qui se produit « lorsqu’il n’y a pas d’Autre » de ce signifiant tout seul. Des « structures de la psychose » jusqu’à la « structure autistique » (2003)
Ils en étaient venu à mettre cet « il n’y a pas d’Autre » en tension avec « l’inexistence de l’Autre » dans la civilisation. Dans cette perspective, ils postulaient « une « structure autistique » qui, sans se présenter comme un tableau de l’autisme proprement dit, l’évoque par ses éléments structuraux dominants et très nettement repérables. Cette structure viendrait en quatrième parmi les grandes structures : névrose, psychose, perversion, autisme »17 Dans la « Distinction de l’autisme », les génies et les autistes adultes qui ont pu témoigner de leur singulière position subjective se rejoignent. Ils nous apparaissent comme frères autistes du genre humain.
C’est spécialement à partir de 1992 que Robert et Rosine Lefort se sont orientés vers une séparation de l’autisme du cadre général des psychoses. Fallait-il les séparer par une modalité particulière de la forclusion provoquant le rejet de tous les signifiants, ou par une modalité particulière du retour de la jouissance dans le corps ? Nous en parlions alors souvent.
Une des indications que nous a données le Docteur Lacan est que dans la position autistique, entendue au sens large, comme l’autisme du cas Dick de Mélanie Klein, ou le cas de Sami Ali présenté lors des « Journées sur l’enfance aliénée », ou le cas de l’enfant au loup, de Rosine Lefort, l’enfant autiste est halluciné. Dire qu’il y a hallucination, c’est dire plongement du symbolique dans le réel. « Cet enfant ne vit que le réel. Si le mot hallucination signifie quelque chose, c’est ce sentiment de réalité »18. Partant de là, comment qualifier cette modalité forclusive ? S’il y a l’Autre, il fonctionne comme pure extériorité de tous les signifiants. En ce sens, l’autisme serait une modalité radicale de la forclusion psychotique. L’absence de toute « prothèse imaginaire » possible en est un des aspects particulièrement frappants. Pas de délire non plus avec ce qu’il suppose de mixte imaginaire et symbolique.
La réduction du statut de l’Autre, la protection et la distance qu’introduit le sujet peuvent l’amener à un état de repli qui relève d’un processus de stabilisation catastrophique qu’il faut explorer dans les trois dimensions du réel, de l’imaginaire et du symbolique. Lacan peut parler en 1958 de stabilisation de la métaphore délirante chez Schreber, et de la « prothèse imaginaire » qui protégeait Schreber jusqu’au déclenchement tardif de sa psychose. L’exploration de ces processus va se poursuivre jusque dans les années 70, après le Séminaire sur Joyce, comme « sinthomisations » dans des structures psychotiques pour rendre compte des procédures de raboutage.
En dehors de cette stase catastrophique, ne pourrait-on pas souligner l’alternance de stabilisations et de passages vers la psychose ? Robert Lefort, dans ces années-là, énonçait l’aphorisme selon lequel : « l’enfant autiste sort de l’autisme pour entrer dans la psychose ». La stabilisation peut alors se déplacer dans un certain nombre de cas, toujours centrée autour du mécanisme essentiel de la localisation de la jouissance.
Que l’on parle de sortie par la psychose ou de déplacements à l’intérieur de l’autisme, l’enfant sort d’une stabilisation pour glisser dans une métonymie. C’est une déstabilisation de l’état homéostatique dans lequel il est carapace autistique, comble d’une stabilisation. Son corps peut alors s’animer, non sans un phénomène d’excitation maniaque, dans un effort pour se recoller à ce qui, pour le sujet, se présente comme objet supplémentaire, appartenance à concevoir comme d’autres appartenances délirantes 19, production hors-corps d’articulations signifiantes réelles à quoi s’appareille le sujet. Pour situer cet appareillage, nous pouvons nous repérer selon les quatre mathèmes que nous donne Lacan comme boussole d’orientation : S1, S2, $, a.
• S1 d’abord, le signifiant-maître. Le passage du signifiant dans le réel, et sa répétition sans déplacement, définit ce qu’on appelle dans la description clinique le « goût de l’ordre » manifesté par le sujet autiste. Que ce soit la répétition d’un signifiant isolé ou d’un circuit minimal qui ne s’organise pas comme couples d’oppositions signifiantes mais comme juxtapositions réelles. Le S1 nous présente la clinique du circuit, des circuits déployés, que ce soit à l’intérieur de la chambre, d’une institution, de la ville. Lacan pouvait dire que le délire est délire « du palier, de la rue, du forum », le circuit autistique s’organise selon une topologie homologue. Nous en avons la trace clinique dans la volonté que rien ne bouge « dans la chambre, le palier, la rue, le forum », que le monde soit exactement à sa place, qu’il n’y ait pas le moindre glissement métonymique. Lorsqu’il y a un bougé se produit la crise. Quand quelque chose du monde n’est plus à sa place, l’ordre du monde est immédiatement touché. Le monde en vient à se confondre avec l’ordre du monde.
Le symbolique comme réel est muni d’une topologie. Nous ne pouvons pas le prendre simplement comme une mise à plat. Il est, par moments, mis à plat. Mais il y a, bien d’autres fois, des phénomènes dont on ne peut rendre compte qu’à l’aide d’une topologie de l’espace pulsionnel. Dans la Naissance de l’Autre, Rosine et Robert Lefort en avaient mis un certain nombre de propriétés en valeur. Considérons par exemple les moments où l’enfant va, dans un mouvement de va-et-vient excité, se coller à l’œil du thérapeute, puis à la fenêtre du bureau, comme si il y avait une certaine équivalence des orifices, celui qui ouvre sur le corps et celui qui ouvre vers l’extérieur. Pour établir cette équivalence, nous sommes amenés à supposer un espace qui n’est pas construit avec un dedans et un dehors, limité par les bords de la maison, mais plutôt un espace structuré comme un tore, où du point de vue de la surface, l’intérieur du cercle du tore ou l’extérieur, c’est toujours l’extérieur. On peut regarder vers l’intérieur, on est toujours en train de regarder à l’infini.
C’est ce type d’espace non métrique qui peut nous aider à rendre compte des soi-disant mauvaises perceptions visuelles de l’enfant autiste. Par exemple, du fait clinique qu’à entendre un avion à l’infini, passant dans le ciel, il éprouve une terreur équivalente à la présence de ce bruit à côté de lui. Est-ce de la perception visuelle, ou de la perception auditive qu’il s’agit ? Plutôt d’un espace où le sujet se colle à la pulsion de façon non métrique. Nous avons affaire à des sujets qui se déplacent dans des espaces de jouissance où l’infini et l’à côté, c’est pareil. Le trou qui est ouvert à leur côté est aussi bien un point à l’infini. L’espace métrique ne vient bien plus tard qu’avec le mètre-étalon, c’est-à-dire le phallus. Tant que la signification phallique n’est pas là, on ne mesure pas le monde. François Truffaut pouvait dire que la mesure du monde lui était donnée par les jambes des femmes. Sans cette mesure, l’Autre peut toujours envahir le corps du sujet d’une jouissance atroce, sur des modes catastrophiques, sans que des bords puissent marquer une pulsation réglée.
La topologie de cet espace réel nous a été présentée par le Docteur Lacan dans un certain nombre de surfaces unilatères introduites dès ses études des années cinquante sur la psychose. On peut ici se reporter au schéma R de la « Question préliminaire… » et à la présentation de la topologie de Lacan faite par Jacques-Alain Miller dans son « Supplément topologique à la question préliminaire… ».
• S2, le savoir. Nous voyons, chez ces enfants, une relation au savoir dans la langue qui se trouve en opposition directe, radicale, en pure extériorité. Cette modalité de la relation persécutrice au savoir est une relation parfaitement constituée. Le sujet autistique tente de réduire le désordre de lalangue à un langage dont pourrait s’extraire des règles fixes.
Dans un article récent, Jean-Claude Maleval met en série les déclarations d’un certain nombre « d’autistes de haut niveau » comme Temple Grandin ou Donna Williams où le découplage du corps d’avec le symbolique et le symptôme est particulièrement frappant. « « Mes décisions, affirme-t-elle, ne sont pas commandées par mes émotions, elles naissent du calcul ». Lacan attirait l’attention sur le même phénomène chez Dick en notant: « il a déjà une certaine appréhension des vocables, mais de ces vocables il n’a pas fait la Bejahung – il ne les assume pas ». La difficulté à exprimer son ressenti incite Grandin à comparer sa manière de penser à celle d’un ordinateur. « J’ai récemment assistée, rapporte-t-elle en 1995, à une conférence où une sociologue a affirmé que les êtres humains ne parlaient pas comme des ordinateurs. Le soir même, au moment du dîner, j’ai raconté à cette sociologue et à ses amis que mon mode de pensée ressemblait au fonctionnement d’un ordinateur et que je pouvais en expliquer le processus, étape par étape»20.
Les règles du langage ainsi présentées, disjointes de tout rapport avec le corps, avec l’imaginaire sont coupées de tout affect. On croirait une sorte de présentation des règles de l’organe du langage selon Chomsky première manière, d’avant 1983. C’est l’exercice de la rigueur psychotique mais sans la contamination imaginaire de la construction délirante. Le jeu du symbolique est « réellisé », sans équivoques possibles. Nous pouvons là nous appuyer sur les déclarations de sujets eux-mêmes. Une des particularités de ce diagnostic est l’intérêt qu’il suscite dans notre civilisation. Les sujets sont sollicités de témoigner, de transmettre l’originalité de leur expérience. Les médias répercutent largement ces déclarations et les autobiographies sont généreusement éditées. L’intérêt que le vingtième siècle a porté aux délires s’est déplacé vers les prouesses techniques que réalisent les « autistes savants ». Finalement, la pathologie qui semble la plus coupée de toute communication donne lieu à une communication étrange et multiforme. Nous pouvons maintenant lire l’enquête de Kamran Nazeer21 sur quatre de ses camarades de l’école spécialisée pour autistes qu’il a fréquentée en 1982. Il en est sorti pour fréquenter Cambridge en Angleterre et travaille maintenant au Ministère des Affaires Etrangères, ministère le plus recherché de la fonction publique anglaise. Il donne une perspective autiste sur des cas d’autistes Un de ses anciens condisciples travaille comme analyste de discours politiques à Washington, un autre est ingénieur de systèmes informatiques, un autre est coursier, avec des itinéraires très savants. Tout n’est cependant pas rose, une amie fille, pianiste douée, s’est suicidée à l’aune d’un épisode dépressif majeur. Dans cette enquête, nous voyons comment des sujets autistes ont trouvé des solutions parfaitement autistes qui leur ont permis de s’insérer dans l’Autre. L’autisme de haut niveau observe son fonctionnement propre et celui des autres sans aucun obstacle imaginaire. Le fait de n’avoir aucune empathie n’est pas seulement un « handicap ». Il délivre de toute « compréhension ». Nous en avons un exemple particulièrement net avec Daniel Tammet, qui est un autiste qui est devenu célèbre en 2004 pour avoir déclamé le nombre π jusqu’à 22 514 décimales et avoir fait sauter la banque au black jack à Las Vegas. « Dans Born on a blue day , Tammet raconte son enfance, quand les nombres étaient ses seuls amis. Son style est si élégant que l’étrangeté de l’œuvre ne transparaît que lentement : il n’y a pas de dialogues, pas d’humour, pas de retour amusé sur soi-même. Il attaque son récit sans fioritures, mû par le désir ardent de s’expliquer. Il lui arrive parfois de se noyer dans les détails quand il aborde ses passions, telle la structure du langage. Il est capable de dominer, avec une facilité qui frise l’osmose, ces domaines qui posent problème à la plupart des gens, les maths et la syntaxe (il a maîtrisé l’islandais en une semaine). En revanche, il a dû lutter pour acquérir des compétences qui semblent évidentes aux autres : la communication, l’empathie, la capacité à avoir une vue d’ensemble sans se perdre dans les détails. « Mon cerveau décompose tout en éléments concrets et tangibles, explique-t-il. C’est l’intangible que j’ai du mal à comprendre. »22
• $, le sujet. Définissons-le au plus simple, comme le fait à l’occasion Lacan comme celui dont on parle. Nous voyons souvent chez les enfants autistes, qu’ils sont identifiés, accrochés à un dire parental, le plus souvent une assignation éducative.
Lorsque le sujet s’extrait de ce premier statut, de cette première position, lorsqu’il se sépare de l’Autre, c’est aussi bien par des moments de production d’un savoir sur le langage dans son ensemble et sur les règles du discours comme lien social que des moments de stupeur, de pure absence réelle. Dans ces deux cas, ou sur ces deux versants nous pouvons parler de production du sujet. Qu’il s’agisse du versant de l’aliénation de pure extériorité du discours ou de la stupeur.
Tel sujet peut parler d’un « moment de vidage ». C’est une pure absence réelle qui peut être le surgissement d’une fonction sujet à l’intérieur d’une hyper agitation ou de hurlements, ou à l’intérieur de ces assignations à résidence par des signifiants-maîtres du dire parental « réellisés ».
• L’objet a. On peut décrire les différentes modalités du couplage du sujet autiste avec un objet particularisé, supplémentaire, électivement érotisé. C’est cet objet de jouissance hors-corps, qui relève de la catégorie de l’objet a. Le corps du sujet est avec lui dans un rapport de recollement incessant, de tentative de se situer par rapport à lui. Aussi bien de se coller, que de le rejeter. Cet objet, qu’il soit ballon, boîte, gobelet, ordinateur, est essentiel. Il est inséparable du sujet. C’est là que nous pouvons discuter ce que Bettelheim avait avancé avec « l’enfant-machine ». Renonçons à l’enfant-machine. C’est bien plutôt d’enfant-organe qu’il faut parler, car ce que nous démontre l’enfant, ce n’est pas, comme le croit Bettelheim, qu’il a affaire à un objet déshumanisé. Ce n’est pas la machine, c’est une extériorisation de L’Autre comme extériorité, comme organe sans fonction, dont nous avons là une parfaite illustration. Les différentes constructions produites par les enfants autistes, nous indiquent la fonction d’un organe supplémentaire que l’enfant tente, au prix de sa vie, s’il le faut, d’extraire ou d’introduire cet organe supplémentaire comme l’organe qui conviendrait au langage dans son corps.
C’est spécialement le cas des objets qui font, dans nos civilisations, bord avec le corps comme les chaussures, les gants, ou qui le couvrent comme le tablier, le vêtement, souvent obligé comme protection. Ces objets sont, en fait, des peaux que l’on enlève de son corps, armures qui peuvent se complexifier mais elles ont toujours la même structure : de la chaussure à l’organe détachable du héros-robot en vogue dans le jeu sur console du moment.
En regard des difficultés que peut éprouver le sujet envers son corps dans des détachements de peaux, il faut mettre des faits d’un autre ordre comme la bascule obtenue au moment où l’enfant isole un objet dans sa singularité. Nous avons un exemple de ce type de moment d’isolation, d’érection d’un objet dans la séquence qu’ont décrite Robert et Rosine Lefort, dans un texte publié dans Ornicar ?, à savoir l’érection du biberon dans « L’Enfant au loup » et la conséquence qu’elle produit23.
L’objet hors-corps intègre peu à peu un tracé qui entoure réellement le corps du sujet. Cet objet, d’abord « hors-corps », vient à être pris, à être enserré à l’intérieur d’un montage du corps plus un objet hors-corps. C’est en ce sens que l’effort du sujet autiste s’inscrit dans la famille des efforts pour subjectiver « qu’un animal à stabitat qu’est le langage, que d’labiter c’est aussi bien ce qui pour son corps fait organe…C’est même de là qu’il est réduit à trouver que son corps n’est pas sans autres organes et que leur fonction à chacun, lui fait problème »24. Là où ensuite Lacan parle du « dit schizophrène » qui se tient sans le secours « d’aucun discours établi », ne pourrait-on pas situer « l’écrit autiste ». La fonction de l’organe-ordinateur, incarnant au mieux la déconnexion du symbolique d’avec la parole et la voix n’en témoignerait-elle pas ?
Jean-Claude Maleval organise de façon décisive la clinique de l’autisme à partir de la place de l’objet voix25. Il donne à l’objet voix la valeur de porter la trace de la singularité que ne supporte pas le sujet autiste. Celui-ci en témoigne par le refus de l’interlocution, que l’on s’adresse à lui, où qu’il ait à s’adresser à l’Autre. La marque de jouissance n’est pas extraite de la parole, au point que le sujet vis l’émission de la parole comme une véritable mutilation. Parler c’est « se vider », ou « vider son cerveau ». C’est pourquoi « La dissociation entre la voix et le langage est au principe de l’autisme »26.
Nous oublions que l’usage du langage suppose de consentir à l’existence d’un lieu, celui de l’Autre, « nettoyé de la jouissance ». C’est ce qui fait son « manque de garantie ». Le sujet autiste ne peut revenir de ce traumatisme de l’adresse. Il est trop terrorisé pour consentir à « incorporer la voix comme l’altérité de ce qui se dit »27. Il n’y a pas d’organe de la voix possible à incorporer. La croyance aux mensonges du détour de la « communication » n’est donc pas supportable pour ce sujet. Alors que parler c’est « se jouir » par le détour de celui à qui l’on s’adresse, parler reste pure mutilation pour ce sujet.
En ce sens, le rapport de l’autiste à son corps nous présente un corps nettoyé de tous les organes d’échange possibles. Le corps-autiste serait le vrai « corps sans organes ». Le morcellement du corps par ses organes est surmonté au prix de l’enfermement dans une « carapace » comme certains ont pu l’appeler. Le sujet « se jouit » sans le trajet de la pulsion qui pourrait articuler le corps du sujet à l’Autre. Cette distinction est présente dans la schizophrénie où le retour de la jouissance se fait dans le corps du sujet. Elle est présente dans la paranoïa où la jouissance mauvaise est « de l’Autre » ; Elle s’abolit dans l’autiste par inexistence du trajet pulsionnel. Ou encore, on peut dire que le corps-carapace est ce qui advient d’un corps dont tous les orifices sont bouchés par la « lamelle ». Il n’y a plus de trajet possible non plus. La volonté de castration réelle de l’enfant au loup dans la première phase de son traitement est là pour signaler la radicalité du rejet d’un organe dont la fonction est pure énigme pour le sujet : « le psychotique ne pouvant couper l’objet oral sur l’Autre, il doit se couper le pénis. C’est une équivalence foncière que ce couplage sein-pénis, comme va le montrer Robert pendant des mois – avec comme prolongement d’avoir à émettre son pipi à chaque séance –, et qui témoigne de l’inéluctable de la coupure, ici, réelle »28.
L’application de la psychanalyse à l’autisme : l’autisme à deux.
En quoi consiste alors l’application de la psychanalyse à l’autisme ? Il s’agit de permettre au sujet de se dégager de son état de repli homéostatique sur le corps encapsulé et de passer à un mode de « subjectivité » de l’ordre de l’autisme à deux. Il s’agit de se faire le nouveau partenaire de ce sujet, en dehors de toute réciprocité imaginaire et sans la fonction de l’interlocution symbolique. Comment l’obtenir sans que le sujet ne traverse une crise impossible à supporter ? Le support d’un objet en dehors d’une dimension de jeu est nécessaire pour le faire partenaire de l’autiste. « Sans objet, il n’y a pas d’Autre »29. Voyons comment procède Rosine Lefort « Je l’emmène en séance, radieuse. Je m’assieds sur la chaise basse : Nadia vérifie ma position par rapport à la sienne d’un air inquiet. Elle se rassure, va sortir les jouets de l’arche, les uns après les autres. Aujourd’hui, ses gestes sont moins maladroits, plus directs et elle n’a pas de déclics. Elle est intéressée par une petite tasse de dînette autour de laquelle va tourner toute la séance :après l’avoir jetée, elle la ramasse et l’inspecte. Je lui dis que c’est une tasse pour boire, comme j’avais nommé chaque jouet qu’elle sortait de l’arche. Elle porte la tasse à sa bouche, la suce, mais son regard est sur le biberon ; elle jette la tasse, essaie de renverser le biberon avec la main, n’ose le faire et cherche à l’atteindre avec un pilier en bois qu’elle a pris dans l’arche et qu’elle suce avant de l’approcher du biberon»30.
Alors peut s’instaurer un va-et-vient et des trajets du sujet autour de l’objet de l’Autre, qui conduit le sujet à décrocher un objet sur le corps de l’analyste, objet qui rentre dans une série de substitutions, construisant ainsi les préalables d’une métonymie. Elle permettra l’instauration d’une métonymie, d’un glissement d’un objet à un autre, en même temps qu’il y a un collage.
Virginio Baïo avait présenté le cas exemplaire d’un enfant suivi à l’Antenne 110 pendant douze ans : de six ans à dix-huit ans. Cet enfant avait la particularité d’avoir construit une chose assez complexe, composée d’une chaise et de deux bols d’eau, qu’il devait maintenir en équilibre constamment, tout en étant en position fœtale et appuyé sur un pan de tissu. Cette mécanique est assez complexe puisque chaque fois qu’il y a un mouvement, le bol d’eau tombe. À ce moment-là, il y a une crise : une excitation s’empare du corps de l’enfant . Il se livre alors à des tentatives d’automutilation pour produire des trous dans son corps. Les interdictions n’arrivaient pas à le retenir. Il était nécessaire de saisir son corps pour l’arrêter ce qui permettait d’introduire une certaine pacification. La construction peut ensuite se rétablir, le bol se remplir à ras-bord, pour que le sujet s’apaise. Nous assistons ensuite, au fil du temps, à la construction d’une chaîne, qui évolue, « d’un objet à l’autre autour d’un trou ». Le sujet arrive à passer de ces bols à un gobelet. Et d’un gobelet qu’il remplace ensuite par d’autres instruments, nous avons une série de substitutions qui partent de la machine très complexe de départ pour en arriver au stylo qu’il accepte de tenir pour écrire. Lacan notait le cheminement de « l’enfant au loup » d’un primordial corps-contenant jusqu’à un instrument détaché. « Nous voyons l’enfant se conduire avec la fonction plus ou moins mythique du contenant, et seulement à la fin pouvoir le supporter vide, comme l’a noté Mme Lefort. Pouvoir en supporter la vacuité, c’est l’identifier enfin comme un objet proprement humain, c’est à dire un instrument, capable d’être détaché de sa fonction »31.
L’enfant dont s’est occupé Virginio Baïo a gardé de ceci un transfert qui fait que lorsque l’analyste fait la grosse voix, quand il dit « non », dans les dernières années, cela fait rire l’enfant. Douze ans après, l’enfant peut sortir de l’institution, il a pu trouver une façon de consentir à la parole et l’écriture comme une mutilation maintenant supportable.
Quelqu’un me parlait en contrôle du cas d’un enfant autiste qui s’était présenté en marquant sauvagement, jusqu’au trou, des feuilles en quantité industrielle. Il avait ensuite commencé à vouloir, avec un petit rire mécanique, toujours le même, à premièrement vouloir emmener le téléphone du thérapeute, puis arracher son stylo, puis voler ses clés. Le thérapeute a supporté cela patiemment, en ne permettant pas que cela ait lieu, et en interprétant à l’enfant sa volonté de faire un trou dans ces feuilles et d’y faire disparaître les objets. Après cette phase, le sujet a pu commencer à parler en disant « plus casser ! ».
Le téléphone est le lieu de la voix. L’enfant a essayé d’enlever le téléphone de l’Autre, le stock d’où vient la voix. Après il a essayé d’enlever le stylo par où sort sans fin l’écriture cauchemardesque. Il a essayé enfin de lui voler ses clés, les instruments qui permettent d’ouvrir le monde ainsi que de s’enfermer chez soi. Une fois faites ces tentatives fondamentales, comme autant d’essais de produire la trace de l’absence dans l’Autre, il peut dire « plus casser ». Simultanément, il peut entourer d’un trait un nouvel objet élu parmi les objets du thérapeute. Il l’entoure d’un trait qui n’était pas une courbe fermée du premier coup. Cela lui laissera, plus tard, une chance de pouvoir s’y retrouver avec l’écrit, qui enserre un vide.
Dans les rayures, les centaines de rayures, faites d’abord sur les feuilles, il ne s’écrit rien. Aucune libido ne laisse là de trace. Lorsque le sujet prend un stylo en main et massacre la feuille jusqu’à faire des trous, le Fort-Da ne fonctionne pas. Le sujet n’a donc pas la possibilité d’écrire quelque part que sa mère est partie. Il n’y a pas « d’accommodation des restes » du départ de la mère. Avec le Fort-Da et la bobine, quand la mère s’en va, l’enfant la rattrape. Dans le jeu, il symbolise l’absence et la présence et se retrouve muni d’une bobine en plus. Ensuite la bobine se transformera en ours en peluche. Qu’est-ce qu’un ours en peluche ? C’est une bobine à laquelle l’enfant recourt quand il doit affronter une séparation. C’est une « réserve de libido » dit Lacan. Avec cette petite réserve, hors corps, l’Autre peut partir. Même si « l’Autre le désole » de son départ, il lui reste cela. Avec cette réserve de libido, il peut meubler l’angoisse dans laquelle l’a laissé le départ de la Chose, la mère réelle en tant qu’elle est le lieu qui humanise l’enfant. Elle est le centre du monde de l’enfant et quand elle s’en va, elle le laisse dans l’absence, où il n’y a plus de signifiant, plus de traces. Elle part avec tous les signifiants de l’enfant. Si cela se passe mal, l’enfant peut ne plus en avoir un seul pour lui — ils sont tous partis. Pour pouvoir parler, pour pouvoir écrire sans se vider, il en faut donc quelques-uns qui restent, en réserve, dans la bobine, dans l’ours en peluche. Avec ça, l’enfant a une chance de supporter l’angoisse du pas de trace de la présence de l’absence.
Cette modalité d’écriture n’est pas l’impression du Un. Elle est meuble de l’absence qui a pu pour l’enfant révéler un vide. Lacan peut dire de cette écriture, celle qui se produit du geste de l’enfant qui lance la bobine, ou du trait du calligraphe, qu’il est ce dont « il meuble l’angoisse de l’Achose ». Si le sujet est confronté sans recours à cette angoisse, le vide de l’Achose ne se meuble pas. Le geste du sujet est un geste d’où le désir est « lettre morte ». La lettre alors renvoie à un réel dont il est impossible de se débarrasser. L’enfant s’épuise à éliminer un excès de présence qui l’encombre. Il n’a rien qui permette la constitution d’un trajet vers l’Autre, de quelque chose à quoi l’enfant puisse croire au moment où il est désolé de l’absence qui le laisse en plan.
Dans la dimension du dire qui est celle de l’écriture, le sujet tente de se vider d’une présence dont l’absence n’a pu être symbolisée, de s’en débarrasser par la rayure incessante. C’est une façon de venir à bout de la dimension de l’écrit dans le symbolique sans s’adresser à l’Autre. C’est l’équivalent du trajet affolé de son corps, ou des jeux effrénés de répétitions sans que jamais cela ne puisse se stabiliser. Cette hyperkinésie fondamentale du sujet qui, peut-être dit autiste, se produit dans cette confrontation avec l’écrit comme « chose » qui encombre. Le crayon est un « contenant mythique » que le sujet veut d’abord vider.
Apprenons des sujets autistes qui nous disent qu’ils ne parlaient pas, car leur cerveau se « vidait ». La terreur qui a lieu lorsque le sujet écrit sans écrire est du même ordre que la mutilation dans la parole où la mutilation sidérée de l’enfant au loup dont Robert et Rosine Lefort ont su si bien nous transmettre la particularité.
Eric Laurent15 avril 2007
1. Hacking I, What is Tom saying ti Maureen ?, London Review of books, 11 mai 2006.
2. id.
3. Prieur C., Le gouvernement face au défi de la prise en charge de l’autisme, Le Monde, jeudi 25 novembre 2004.
4. Sauvagnat F., Les psychoses infantiles : Une catégorie en voie de disparition ?.
5. Goode E., US reports a surge in autism, Calls for more research as cause remains a mystery, International Herald Tribune, 29 janvier 2004.
6. Rouillon J-P, l’Autisme au XXIè siècle , à paraître
7. Lacan J., Conférence de Genève sur « Le symptôme », 4 octobre 1975, Bloc Note de la psychanalyse, n°5, Genève 1982.
8. Déclarations recueillies par Cécile Prieur, article du monde du 25 novembre 2004.
9. Di Ciaccia A., La pratique à plusieurs, La Cause freudienne, n° 61, Paris, 2005,pp 107-118. Stevens A., Le courtil : un choix, Mental n°1, 1996 ; Entrer en Institution : VIIe journées du RI3 : conclusion, Feuillets psychanalytiques du Courtil, n° 25/26, juillet 2006.
10. Mc Govern C., Autism’s parent trap, New York Times, 5 juin 2006.
11. Lacan J., Note sur l’enfant, 1969, in Autres Ecrits, Seuil, 2001, p. 374.
12. En Italie, il faut signaler les travaux de Martin Egge dans l’Antenne 112. Egge M., La cura del bambino autistico, Casa Editrice Astromabio, 2006.
13. Lacan J., Le Séminaire, Livre 1, Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975, p. 121
14. Lefort, R. Le S1, le sujet et la psychose, in Analytica, n°47, 1986, p.51
15. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage » in Ecrits, Ed du Seuil, Paris, 1966, p.242
16. Lefort, R et R, Le CEREDA : Centre de recherche sur l’enfant dans le discours psychanalytique, in Analytica, n°44, 1986, p. 66
17. Lefort, R et R. La distinction de l’autisme, Ed Seuil, coll. champ Freudien, 2003, p.8
18. Lacan J, Le Séminaire, Livre I, p.120.
19. Dans un article classique, le psychiatre Henry Faure, dans une approche phénoménologique , avait décrit de façon saisissante « l’investissement délirant des objets ». Il y a, selon d’autres modalités, un investissement autistique des objets cf. Faure H., Entretiens psychiatriques, 1953., L’Arche, Paris
20. Maleval J-C, « Plutôt verbeux » les autistes, Ornicar ? digital n° 299, 26 janvier 2007.
21. Nazeer K., Send in the idiots, or how we grew to understand the world, Bloomsbury, Londres, 2006.
22. Jardine C., L’autiste qui aimait le nombre π, The daily Telegraph, Londres, trad. Courrier International n°828, du 14 au 20 septembre 2006.
23. Lefort R, Les trois premières séances du traitement de l’enfant au loup, Ornicar ? n°28, 1984, pp 59-68
24. Lacan J, L’Etourdit, Autres Ecrits, Seuil 2001, p. 474
25. Maleval J-C, Plutôt verbeux les autistes, art. cit.
26. id
27. Lacan J, Le Séminaire, Livre X, l’Angoisse, Seuil, 2004, p. 318. J-C Maleval en fait un commentaire subtil, en développant des indications données par J-A Miller dans son article sur « Jacques Lacan et la voix ».
28. Lefort R & R , Les structures de la psychose, Seuil, 1988, p.73.
29. Lefort R & R, Les structures de la psychose, Seuil, 1988, p.64. La déclaration est à propos de l’enfant aux loups, mais les auteurs ajoutent en note « Comme dans l’autisme. C’est ce que montre Marie-Françoise, impatiente d’avoir sa séance et qui me tourne le dos aussitôt arrivée dans la pièce de séance. Une composante autistique apparaît sitôt qu’il n’y a plus d’objet en cause entre l’Autre et le sujet ; ce qui caractérise l’autisme est en effet un Autre sans l’objet.
30.Lefort R & R, Naissance de l’Autre, Seuil, 1980, pp.117-118
31. Lacan J, Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975, p.120.