choses de l’amour »
Hypothèses
sur les récents événements de Paris. Vu d’El Al, par
François Regnau
Je revenais dimanche dernier de
Tel Aviv où avait eu lieu, organisé par les psychanalystes attachés à l’École
de la Cause et à la New Lacanian School, un colloque « Lacan et les philosophes
» (ainsi qu’une séance : « Entre le sujet et le parlêtre »), du 18 au 20
novembre 2015.
mon retour les Entretiens de Lacan prononcés en 1971-1972 à la chapelle de
Sainte-Anne, et publiés par Jacques-Alain Miller sous le titre de Je parleaux
murs (Seuil, 2011).
J’eus, en lisant un certain
passage, sinon une illumination, du moins une intuition qui mesaisit, et dont
je tire les hypothèses qui vont suivre.
1. Comme j’avais été le premier
à parler à Tel Aviv sur Lacan et les philosophes, et quenos hôtes étaient
soucieux de connaître ce que nous (notamment Marie-Hélène Brousse et moi-même)
pensions des meurtres et assassinats commis à Paris le 13 novembre dernier au
nom de Daesh, ou de « l’État islamique », je leur proposai de n’en parler qu’en
termes lacaniens, ethasardai le propos suivant : chacun connaît les
commentaires de Lacan sur les choix forcés tels que la bourse ou la vie, ou la
liberté ou la mort, dans le Séminaire XI ( à propos de l’aliénation), et la
référence à Hegel à propos de la Terreur. Eh bien ! il me semble que la devise
de la liberté ou la mort laisse encore un choix, même si, quoi qu’on choisisse,
c’est la mort qui l’emporte.
2. Rappelons ce que Lacan
appelle « le facteur létal » : « Par exemple, la liberté ou la mort !
Là, parce que la mort entre en
jeu, il se produit un effet d’une structure un petit peu différente [que celle
de la bourse ou la vie]. C’est que, dans les deux cas, j’aurai les deux. […]
Vous choisissez la liberté, eh bien ! c’est la liberté de mourir. […] c’est ce
qu’on appelle la Terreur. » (1)
3. Les tenants du Jihad, qui ne
sont pas des révolutionnaires (sinon au sens lacanien d’un retour circulaire au
même), proposent un choix qui serait le suivant : la mort ou la mort ! C’est-à-
dire que les deux ronds qui se recoupent tels que ceux qui illustrent la bourse
ou la vie sont ici identiques, ils se recouvrent complètement. Il n’y a plus
d’intersection entre les deux. Hegel va peut-être jusqu’à penser ce point
extrême, quand il s’exprime ainsi : « L’unique œuvre et opération de la liberté
universelle est donc la mort, et, plus exactement, une mort qui n’a aucune
portée intérieure, qui n’accomplit rien, car ce qui est nié c’est le point vide
de contenu, le point du Soi absolument libre. C’est ainsi la mort la plus
froide et la plus plate, sans plus de signifcation que de trancher une tête de
chou ou d’engloutir une gorgée d’eau. » [Phénoménologie de l’Esprit, chapitre
VI : « La liberté absolue et la Terreur »].
4. Il convient donc que les
jihadistes tuent au premier regard. Il s’avère d’ailleurs, d’après les
témoignages, qu’ils demandent encore ce regard, priant celui qu’ils vont
abattre à bout portant de les regarder dans les yeux. Ils invoquent ce « stade
du dernier miroir », afn d’être sûrs de tuer un homme, avant de mourir à leur
tour.
5. Mais on ne peut en rester là.
Car au moins deux choses supplémentaires sont à considérer : la haine du
capitalisme universel, et la référence aux Croisades. Apparemment rien de
commun entre les deux, d’où l’idée erronément répandue que nous appeler «
Croisés » (2), comme ils le font, et comme ils l’ont fait dans leur communiqué
sur les événements de Paris, est un habillage superfétatoire, une fction
religieuse qui doit être renvoyée à de vieilles lunes.
L’idée serait platement reprise
de Voltaire selon qui : « Ce sont d’ordinaire les fripons qui conduisent les
fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains. » [Article «
Fanatisme » du Dictionnaire philosophique].
6. Je m’en prendrai d’abord à
l’idée propre à une certaine politique du monde, diffuse, larvée, craintive,
mais chérie par bien des opprimés musulmans et par ceux des Français qui les
défendent en dernière instance ou s’apitoient sur eux. L’idée que nous avons un
combat de civilisations (pourquoi pas) entre, d’un côté, l’Occident (chrétien),
les États-Unis (le grand Satan, au fond, inconnu du monde coranique), « la
Communauté internationale », fauteur de guerres et d’exactions, le colonialisme
impénitent, etc. et, de l’autre, quand même, des colonisés, des opprimés, des
pauvres, des prolétaires, etc. Les termes varient à l’infni.
7. On peut bien s’en prendre au
capitalisme universel, au marché mondial, à la mondialisation, mais à condition
de considérer que Daesh en représente le stade dernier le plus accompli, le
plus monstrueux, le plus agressif et le plus possessif. Pour la simple raison
qu’ils disposent de tout le capital nécessaire à leurs exactions, reçoivent
chaque jour des fortunes grâce au pétrole, qu’ils se voient attribuer par leurs
soutiens qui sont aussi leurs disciples et leurs admirateurs, leurs alliés et
leurs clients, tout un arsenal d’hommes et d’armes sans nombre, qu’ils
exploitent et sacrifent spécialement à leurs fns une jeunesse entière, et que
leur dessein est de passer du stade que j’appellerais rhizomateux (assez bien
proposé, en somme, dans Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, dirai-je
sans plaisir) qu’on a connu au moment d’Al-Qaïda, au stade de l’État, d’où la
tentative de constituer évidemment un État islamique, accompagné en outre du
fantasme de califat (ce dernier refusé d’ailleurs par les musulmans
traditionnels).
8. C’est ici qu’intervient le
texte de Lacan lu dans l’avion : « Encore l’histoire montre-t-elle qu’il a vécu
pendant des siècles, ce discours [le discours du maître], d’une façon proftable
pour tout le monde, jusqu’à un certain détour où, en raison d’un infme
glissement qui est passé inaperçu des intéressés eux-mêmes, il est devenu le
discours du capitalisme, dont nous n’aurions aucune espèce d’idée si Marx ne
s’était employé à le compléter, à lui donner son sujet, le prolétaire, grâce à
quoi le discours du capitalisme s’épanouit partout où règne la forme d’État
Marxiste. » (3)
Certes l’URSS est défunte, et
nous avons mieux à présent. Ici vient le passage qui m’a confondu : « Ce qui
distingue le discours du capitalisme est ceci – la Verwerfung, le rejet en
dehors de tous les champs du symbolique, avec les conséquences que j’ai déjà
dites, le rejet de quoi ? De la castration. Tout ordre, tout discours qui
s’apparente du capitalisme laisse de côté ce que nous appellerons simplement
les choses de l’amour, mes bons amis. Vous voyez ça, hein, c’est pas rien. »
[Je parle aux murs, 6 janvier 1972].
Qui contesterait que le discours
de l’« État islamique » est exactement celui-là, et que les événements de Paris
illustrent de façon aveuglante combien s’y exerce la forclusion des choses de
l’amour, précisément (amitié, amour, cafés, promenades, cinéma, théâtre,
dancing, boîtes de nuit, distractions, rencontres, drague, « On va chez toi ou
chez moi »), avec la répression des femmes à la clef.
Et Lacan continue : « C’est bien
pour ça que, deux siècles après ce glissement, appelons-le calviniste –
pourquoi pas ? –, la castration a fait son entrée irruptive sous la forme du
discours analytique ». Et la suite, à laquelle je renvoie.
Je ne ferai pas l’injure au cher
Calvin de l’accuser de ce dont Lacan accuse le calvinisme, mais j’appellerai
volontiers islamisme ce dont il parle de façon quasi-prophétique. Et je
distingue bien, comme l’éthique du Bien-Dire nous y convie dans l’état actuel
des choses, l’islamisme et l’islam.
9. Je sais combien ceux qui ont
toujours à leur disposition une vision politique du monde seront réticents à
analyser des phénomènes aussi étoffés en termes si ténus, mais la politique de
l’inconscient, qui parle moins fort, mais qui n’en insiste pas moins, ne
pourrait-elle pas tout den même s’imposer à nos semblables ? Politique rare
s’il en est, restreinte, intermittente. De la même façon que, pour parler du
nazisme, l’insistance de Lacan à renvoyer à la fascination du sacrifce à un
dieu ou à des dieux obscurs les laissera toujours méfants. Idéalisme,
diront-ils, plutôt que matérialisme (mais lequel : l’historique ou le
dialectique ?).
10. J’irai même jusqu’à
prétendre que l’explication du poème du nommé Antoine Tudal, avancée dans
l’entretien de Lacan, rend compte de ce à quoi nous assistons ! « Entre l’homme
et la femme, il y a l’amour. Ça communique à plein tube » (4). Soit, ça, c’est
Paris ! Puis « Entre l’homme et l’amour, il y a un monde », et là, il s’agit,
dans la version islamiste (radicale) de ce « rêve de savoir qui vient à la
place de ce qui était marqué du F de la femme ».
Il s’agit donc de recouvrir
entièrement les femmes et de les omettre, pour connaître le monde entier au
sens où chacun sait qu’à la fn du monde, il n’y aura plus que des musulmans. (« Triomphe de la religion »,
comme l’annonce ailleurs Lacan, mais non plus au proft de l’Eglise catholique
apostolique et romaine !) Universelle soumission, comme dit l’autre ! On
retrouve là le rêve d’un Reich de mille ans et je dois à une analyste de Tel
Aviv de nous avoir cité un passage ahurissant du Journal de Claudel, que j’ai
retrouvé ; il s’agit d’une note du 21 mai 1935 : « 21 mai. Discours de Hitler.
Il se crée au centre de l’Europe une espèce d’islamisme, une communauté qui
fait de la conquête une espèce de devoir religieux.» (5)
Et enfn, frères humains, « Entre
les hommes et le monde, il y a un mur », et c’est simplement le lieu de la
castration. « Ce n’est pas un mur, c’est simplement le lieu de la castration »,
conclut en effet Lacan.
11. Ceux qui cherchent la mort,
avec ou sans phrase, ceux qui nous disent que nous ne savons pas à quel point,
plus que nous n’aimons la vie, ils aiment la mort, ceux qui escomptent que leur
suicide sera forcément réussi, ceux, en un mot qui nous haïssent et qui nous
tuent, ont bien décidé qu’« il est plus commode de subir l’interdit que
d’encourir la castration » (6). Tel serait alors ce que le discours analytique
pourrait escompter d’eux : leur disparition.
12. À la différence des
gauchistes de 1968 dont un certain nombre se sont tournés vers le discours
analytique, nos ennemis préfèrent la trique sanglante à la bonace assurée par
Lacan. Car nous ne sommes, pour l’instant, sortis d’aucune auberge, et nous
nous y faisons même massacrer. Alors que faire ?
Bien sûr que l’« État islamique
» ne subsistera pas, et que Daesh sera détruit, sans que nous n’ayons à nous
croire pour autant les Romains, ni ne les supposions, eux, en rien, une
nouvelle Carthage !
En attendant, j’ai seulement
envie de remonter à l’émouvante fn de l’article de Lacan sur le stade du
miroir, de 1949 : « Dans le recours que nous préservons du sujet au sujet, la
psychanalyse peut accompagner le patient jusqu’à la limite extatique du “Tu es
cela”, où se révèle le chiffre de sa destinée mortelle, mais il n’est pas en
notre seul pouvoir de praticien de l’amener à ce moment où commence le véritable
voyage. »(7)
Il nous faudra, pour ce voyage,
passer de notre actuelle impuissance à quelque nouvel impossible.
Notes:
1 : Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondammentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 193.
2 : Cette référence aux Croisades a été excellemment rappelée par Jacques-Alain Miller dans son dialogue avec Jacques Rancière lors d’une émission du samedi matin dirigée par Alain Finkielkraut ; il expliquait que depuis ce temps des Croisades, l’Islam n’a au fond jamais digéré sa défaite. Évidemment, ce n’est pas là une confortable interprétation en termes d’économie pétrolière, mais elle remet la religion à la place où Hegel l’avait mise, à savoir « au-dessus de la politique », car la politique est pour lui « la conscience de soi de l’Esprit absolu », et non seulement « la conscience de l’Esprit absolu », fgure de la « politique ». En termes lacaniens, il n’y a certes pas d’esprit absolu, mais, bien que je fusse très hégélien rue d’Ulm, mes camarades ni moi ne tolérions volontiers ce point de vue hégélien. La religion s’est chargée de nous rattraper. Quant à la politique, au sens où nous l’entendions, qu’elle fût en vérité l’opium des intellectuels, qui aurait supporté une pareille tocade ? Mais que l’inconscient, ce soit la politique, au dire de Lacan, voilà pour nous du pain sur la planche !
3 : Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 95-96.
4 : Ibid., p. 101 & sq.
5 : Claudel y revient le 29 mars de la même année : « Hitler approuvé par l’unanimité de l’Allemagne, délirante de joie. C’est l’Islam. » J’ai cité aussi à Tel Aviv ce mot qu’il fait proclamer à Don Pélage dans Le Soulier de satin : « qu’il y a un autre Dieu qu’Allah et que Mahomet n’est pas son prophète ! » [Deuxième Journée, scène 5]
6 : Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 354 (souligné par l’auteur).
7 : Lacan J., « Le stade du miroir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 100.
Des français ont été tués
lâchement et quatre-vingt-dix-neuf d’entre eux sont dans un état critique.
C’est tout près de nous et la France s’éveille à l’horreur. Ceux qui jadis ont
connu de près le terrorisme retrouvent intacts sidération et sentiment
d’urgence. Mais du moins savait-on quelle était la volonté politique des
tueurs. Les attentats du 13 novembre, eux, nous dépassent car on saisit mal,
malgré la détermination des tueurs, quel dessein sous-tend celle-ci. On connaît
leur puissance sur le plan de l’armement militaire, leurs capacités de
renseignements et nde communication hors réseaux, leur alibi idéologique
réalisé dans le califat mais le caractère désordonné du choix de leurs cibles
dans le monde donne quelque chose d’incompréhensible à leur projet. Sauf à
penser que c’est la haine de qui n’est pas comme eux, c’est-à-dire l’immense
majorité du genre humain.
La détermination, c’est ce que
requiert le combat contre l’immonde. Il ne s’agit donc pas de tomber à
arguments raccourcis sur les représentants des républiques occidentales en
disant, comme cela s’entend, que droite et gauche, qui ont internationalement
semé « la guerre contre l’islam politique », récoltent nationalement « la
guerre de l’islam politique ». L’armée terroriste n’agirait-elle que sur le
modèle action–réaction en miroir ? Cet argument qui est celui du droit à la
vengeance n’est autre que celui qu’allèguent les assassins. Il est contredit
par le juge Trevidic(1) lorsqu’il affrme que les terroristes veulent «
toujours aller plus loin, frapper plus fort ». Dans le sens d’une jouissance
illimitée. Le paradis après avoir tué des femmes et des enfants !
À un niveau individuel, et face
à ce qu’a d’insoutenable la souffrance des gens massacrés de sang froid, on
peut à tout le moins résolument soutenir ceux qui s’emploient à la solidarité.
Note:
de France 2, le 14 novembre.