nous avons une pratique de la psychanalyse orientée par l’enseignement de Jacques Lacan et de
Jacques-Alain Miller. Nos développements sur la guerre s’appuient par conséquent sur des
concepts lacaniens tels que le ternaire RSI, la jouissance, l’objet a, la dimension de l’acte, la
lalangue.
Quelle défnition analytique donner à la guerre en tant qu’elle interroge, comme Éric
Laurent le précise dans la postface de La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, « les limites actuelles
de notre discours »1. Ce thème est-il d’actualité parce qu’il permet l’avancée du savoir en
psychanalyse, les rapports entre le corps et la jouissance, la pulsion et le signifant, le trauma et
la fction ? Nous avons souhaité mettre l’accent sur la notion de discours. Comme Bénédicte
Jullien le souligne, on part en guerre pour des discours : « le signifant maître qui ordonne le
discours peut aussi bien organiser la civilisation que sa destruction » 2. La guerre comme effet
de discours s’appréhende comme la prise du signifant et de ses effets sur les corps parlants, comme l’appel au sacrifce que ces signifants engendrent, comme support de la demande de mort logée au cœur de toute pulsion. La propagande qui pousse à l’extrême violence vérife que les effets de la guerre sont des effets de discours.
Ainsi du signifant-maître de la rationalité. Le sociologue Zygmunt Bauman a récusé l’idée commune selon laquelle l’Holocauste démontre l’incapacité de la civilisation à contenir les tendances naturelles et morbides de l’être humain. Une interprétation plus crédible est celle du recours à la rationalité comme principe organisateur de la civilisation. De là, « l’effcacité pratique du plus chéri des produits de la civilisation : sa technologie, ses critères rationnels de choix et sa tendance à subordonner pensée et action à la pragmatique de l’économie et de l’effcacité »3 dans la mise en œuvre de l’extermination. C’est le monde rationnel de la civilisation qui a rendu imaginable et réalisable la machine de mort actionnée par une administration planifée, une bureaucratie minutieuse, une industrie de pointe, une comptabilité performante. Trouvant sa justifcation dans le contexte d’une société parfaite dotée d’un plan d’exécution programmé, le racisme illustrait « la conviction qu’une certaine catégorie d’êtres humains ne peut être incorporée dans l’ordre rationnel de la société, quels que soient les efforts déployés en ce sens », d’après Bauman4. La guerre est le fait de corps parlants assujettis à des signifants-maîtres et insérés dans le lien social que nous désignons, avec Lacan, discours. La guerre s’appuie toujours davantage sur celui de la science pour la production d’armements et la gestion la plus effcace possible de tous les moyens de destruction. La guerre n’est pas le retour à un état de nature antérieure à la civilisation, elle en est la face obscure. |
||
Par ailleurs, il est admis que la guerre s’éloigne aujourd’hui de la défnition classique
d’un affrontement direct et déclaré entre deux États ennemis. Le modèle du confit, concept analytique s’il en est, entre deux entités défnies aux territoires extérieurs l’un à l’autre, n’est guère pertinent. Les formes conventionnelles du combat sont bouleversées par les techno- sciences qui viennent brouiller les assignations territoriales. La topologie de la guerre a changé, elle n’a plus d’intérieur ni d’extérieur. La nomination et la localisation de l’ennemi s’avèrent d’autant plus urgentes et impératives. De même, les frontières sémantiques entre guerre et terrorisme semblent foues, si ce |
La guerre de position, où l’on reprend armes à la main, heure par heure et mètre par mètre, un périmètre donné, est quelque chose de connu. La guerre contre des réseaux sociaux qui, comme J.-A. Miller le précise, n’attendent pas la mise en présence des corps pour se constituer, s’avère plus complexe à mettre en œuvre. Ces groupes d’un type nouveau, cette nouvelle forme de socialité, nous incite à « ajouter un chapitre à la Massenpsychologie de Freud » 5. Peut-on faire la guerre dans le cyberespace ? Certains, dont le philosophe Jürgen Habermas, estiment que le terrorisme global viserait |
||
Ceci appelle deux remarques. La première est celle de la volonté de destruction des
corps inhérente à toute guerre. La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre met l’accent sur la dimension sadienne de la volonté de jouissance qui vise la disparition des corps. La paralysie et la rupture de l’échange d’information, si grandes et si ruineuses soient-elles, ne semblent donc pas suffre. La seconde remarque se rapporte à la guerre en tant qu’elle modife le rapport |
Dans le séminaire D’un Autre à l’autre, lors de la séance du 20 novembre 1968, Lacan
relève que notre mort n’est jamais séparable de ce que nous pouvons en dire. C’est un effet de
discours et c’est pour cela que nous en avons toujours une idée falote. Se référant à la vie
portée par le corps et qui s’incarne dans le corps sur lequel le langage se branche, Lacan
ajoutera un peu plus tard qu’il n’est pas impensable que le langage soit fait pour ne pas penser
à la mort, qui est la chose la moins pensable qui soit 9.
* Présentation à la soirée de la Bibliothèque de l’ECF du 2 avril 2015 consacrée au thème de la guerre comme
effet de discours, à partir de l’ouvrage La psychanalyse à l’épreuve de la guerre publié sous la direction de
Marie-Hélène Brousse (éditions Berg International, 2015).
1 Laurent É., « Le discours et le réel de la guerre », postface à La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, sous la direction de
Marie-Hélène Brousse, Paris, éd. Berg international, 2015, p. 256.
2 Jullien B., « Du patriotisme à l’exaction », ibid., p. 169.
4 Ibid., p. 115.
5 Miller J.-A., « Flashmob, fashguerilla », La Psychanalyse à l’épreuve de la guerre, op.cit., p. 210.
de J. Lacan datant de l’année 1974]