On remarquera ceci : même si Lacan traite d’un grand sujet tout au long de ses figures imaginaires, c’est-à-dire de ses réalités, ou bien de ses figures symboliques, la conclusion qu’il en tire se caractérise en général par un point de réel, singulier, qui devrait bien être retenu à lui seul comme ce qu’il en est de la chose même, et, s’il l’écrit, par un mathème.
Ainsi, on retiendra que toute son analyse de la catharsis selon Aristote, contenue dans son interprétation de l’Antigone de Sophocle, se résume à la seule image du « désir visible » de la jeune fille conduite, devant le peuple abasourdi, jusque dans le souterrain où elle mourra de faim, plutôt que dans une longue exégèse à l’usage des analystes sur la purgation des passions.
Or ce Séminaire, où il est question d’Antigone, se termine sur la question, non pas de savoir si l’homme est bon ou mauvais à l’origine, mais « de savoir ce que donnera le livre quand il aura été tout à fait mangé. » [VII, 375]1 Comprenne qui pourra !
La lecture de L’Otage de Paul Claudel et du commentaire que Lacan en fait dans quelques leçons vertigineuses du Séminaire VIII, sur le Transfert, surtout celle intitulée « Le non de Sygne », pourrait-elle répondre à cette question ?
C’est qu’il y va justement du désir, et que c’est bien comme à une illustration de sa formule « le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre », que Lacan recourt à la tragédie de Claudel, ou plutôt à cet ensemble constitué de trois tragédies (le poète songea même un moment à en faire quatre) que sont L’Otage (1911), Le Pain dur (1918) et Le Père humilié (1919, 1920).
Puis-je procéder par propositions séparées ?
1. Lacan veut, vers la fin de ce Séminaire sur Le transfert, se demander ce qu’il en est du mythe d’Œdipe « aujourd’hui. » Aujourd’hui = mai 1961. Il se pose donc une question sur ce qu’est, si elle existe, ou ce que serait « la tragédie contemporaine ».
2. Qu’en est-il donc de la positon de l’analyste dans une pareille conjoncture, après que la question du transfert eut été examinée tout au long de cette année-là, et qu’elle eut reçu d’abord une longue réponse tirée du Banquet de Platon?
3. Il lui faut impérativement, « si nous devons être quelque chose de plus que les simples compagnons de la recherche du patient », repasser alors par la question du désir du sujet, qui est le désir de l’Autre avec un grand A. (Ailleurs, il dit aussi : « le désir de l’homme »).
4. Il cherche alors une « expérience contemporaine capable de répondre à cette question, et il trouve, entre de rares exemples, L’Otage de Claudel. Il relit aussitôt toute la trilogie. (Le déclencheur de cette relecture est la question d’un signifiant manquant repéré par lui dans la Correspondance entre Gide et Claudel, où Claudel se plaint que la nrf ne dispose pas du Û (u majuscule accent circonflexe) dans ses caractères pour imprimer la devise des Coûfontaine : « COÛFONTAINE ADSUM » [« Coûfontaine, me voici »].
5. L’héroïne de L’Otage, Sygne de Coûfontaine, promise à son cousin Georges de Coûfontaine pour garder le domaine hérité de leur noble famille, et liée à lui par serment, a dû renoncer à lui, sur le conseil de son confesseur, pour épouser le nouveau venu né de rien, mais devenu riche et puissant, Toussaint Turelure, qui va représenter tout ce que la bourgeoisie parvenue au pouvoir à l’issue de la Révolution française contient de plus ignoble et de plus égoïste. Et cela afin de sauver le Pape prisonnier, devenu l’ « otage » clandestin que son cousin a réussi à soustraire « au pouvoir de l’oppresseur » (tel le pape Pie VII fait prisonnier par Napoléon, comme on sait, mais que Claudel n’appelle que Pie, tandis que Napoléon, qui n’est pas nommé, est appelé l’Usurpateur, ou le Corse). L’otage sacré sera rendu à la liberté si Turelure peut épouser Sygne. N’est-ce pas elle qui va devenir alors le vrai otage de cette délivrance ?
6. « Elle doit renoncer en elle-même – au pacte qui la lie depuis toujours à ce qui est son être même. » Lacan reviendra à plusieurs reprises à cet être : c’est moins à sa volonté comme Antigone, voire à son désir, qu’à « son être même » que Sygne doit renoncer. En quoi il montre l’héroïne de « cette tragédie contemporaine » conduite jusqu’aux limites qui sont celles de la « seconde mort imaginée par les héros de Sade » [VII, 291] et qu’il a dégagées l’année précédente d’Antigone, « à ceci près qu’il est ici demandé à l’héroïne de les franchir. » [VIII, 322] L’enjeu est donc inouï, sans précédent, et il nous propose de le faire nôtre, nous qui lisons ou voyons cette tragédie. Il dit encore : « C’est ce que dans la composition claudélienne, illustre à l’extrême, et tragiquement, l’image de Sygne de Coûfontaine, portée jusqu’à la destruction de son être, d’avoir été totalement arrachée à tous ses attachements de parole et de foi. » [VIII, 346]
7. Qu’est-ce que cette entre-deux-morts ? Le fait qu’Antigone, au moment où elle a enterré son frère en enfreignant l’interdit, se considère en somme comme déjà morte, dans ce que Lacan appelle aussi « le thème de l’entre-la-vie-et-la-mort » [VII, 317], avant la mort « définitive » qu’elle connaîtra dans le tombeau, lorsqu’elle aura épuisé la nourriture qu’on lui laisse. Or, il la rapporte, cette figure fascinante, au phénomène de la beauté, et à ce « désir visible » de la jeune fille évoqué plus haut [VII, 311], « mirage central, qui à la fois indique la place du désir en tant qu’il est désir de rien, rapport de l’homme à son manque à être, et empêche de le voir. »[VII, 345] Beauté en anamorphose, « très belle image de la passion […] tandis que quelque chose d’assez dissous et dégueulasse s’étale autour.» [VII, 318]
8. Mais « là où l’héroïne antique est identique à son destin, Atè [en grec, l’égarement qui la terrasse], à cette loi divine qui la porte dans l’épreuve [celle dont elle se réclame, invoquant les « lois d’en haut »], – c’est contre sa volonté, contre tout ce qui la détermine, non pas dans sa vie, mais dans son être, que, par un acte de liberté, l’autre héroïne [Sygne par conséquent] va contre tout ce qui tient à son être jusqu’en ses plus intimes racines. » [VIII, 323]
Sygne aura donc connu aussi cette entre-deux morts, étant morte d’avoir dû renoncer à honorer le pacte avec son cousin, parce que c’est tout son être qui est là sacrifié. D’où le tic négativant, ce non fait de la tête, qui est une forme de mort avant sa mort réelle à la fin de la pièce (il y a en outre deux fins possibles de cette pièce, que Lacan compare d’ailleurs avec une grande sagacité). Cette tête faisant sans cesse non fait penser à la ritournelle mortelle du Joueur de vielle (Der Leiermann) à la fin de la Winterreise de Schubert.
9. Et donc, dans ce cadre, le réel du tragique que Lacan va retenir dans la trilogie de Claudel, du tragique de la vie, en somme, c’est ce « non de Sygne », comme Jacques-Alain Miller en intitule fort bien le chapitre qui l’évoque, c’est-à-dire le tic maladif qui l’affecte tout au long de la pièce, ce qui n’est rien quand on la lit, mais qui à la scène finit pas hypnotiser le spectateur, et qui marque en cela le tragique moderne2.
C’est presque sur ce non seul, inédit dans l’histoire du théâtre antique, que repose l’idée, développée dans la suite par Lacan, que nous autres modernes sommes chargés du malheur « de ce que le destin ne nous soit plus rien ». [VIII, 354]
La beauté antique d’Antigone, qui est une image, opposée en somme au tic, au non de Sygne, qui est un symptôme (donc du côté du réel dans la topologie borroméenne de Lacan), voilà les deux points (de) réels annoncés au début, et qui constituent le noyau des analyses des deux pièces par Lacan.
10. « Ici, après vingt siècles d’ère chrétienne, c’est au-delà de cette limite que nous porte le drame de Sygne de Coûfontaine. » Plût au ciel que les excellents commentateurs du théâtre grec comme ceux de ce drame de Claudel tinssent parfois un peu compte de telles analyses. Grâce à quoi les meilleurs d’entre eux franchiraient à leur tour les limites de la littérature !
11. Il n’est pas cependant pas sûr qu’on trouve beaucoup de pièces modernes ou contemporaines qui aillent, comme Claudel, au-delà de cette limite. Sans doute l’Hedda Gabler d’Isen, quelques héros de Strindberg, le Romeo Daddi de l’On ne sait comment de Pirandello, le Goetz du Diable et du bon Dieu de Sartre, mais de façon bien trop volontariste, et j’hésite à le penser, quelque héros ou quelque héroïne de Brecht, bien que les perspectives de son théâtre ne s’orientent pas vers de telles zones d’ombre.
Ou alors, mais de façon carnavalesque, Saïd et Leïla dans Les Paravents de Genet, comme les envers réussis des héros claudéliens ?
12. Le dernier tournant de ce rapide périple est le suivant, déjà évoqué par nous. C’est ce qu’on pourrait appeler la prophétie de Lacan, et qui vient à la suite de son analyse de la Trilogie de Claudel ; elle se fait jour lorsqu’il aborde en face la question du Père, de sa dégénérescence, de cette lente aphanisis de la fonction paternelle, dont bien des analyses, développées notamment depuis lors par Jacques-Alain Miller, font état, de ce que Claudel indique à propos de Turelure comme « décomposition caricaturale, voire abjecte » [VIII, 344], à laquelle nous autres, fils et filles de notre horde tardive, nous assistons : le père humilié entre tous.
Cette prophétie consiste à remarquer que « ce que nous savons par notre expérience de tous les jours, c’est que la culpabilité qui nous reste, celle que nous touchons du doigt chez le névrosé, est justement à payer pour ceci que le Dieu du destin est mort. Que ce Dieu soit mort est au cœur de ce qui nous est présenté dans Claudel. » [VIII, 355]
Et il nous renvoie au verset de l’Évangile de saint Jean : « Le Verbe s’est fait chair », mais il en conteste la suite : « Il n’est pas vrai que nous ne l’ayons pas reconnu. » [VIII, 354]. Je renverrai donc pour conclure à ce chapitre intitulé « Le désir de Pensée », à ce texte confondant, entièrement appuyé sur l’exemple de Sygne de Coûfontaine : « Sans doute l’Atè antique nous rendait-elle coupables de cette dette, mais à y renoncer comme nous pouvons maintenant le faire, nous sommes chargés d’un malheur plus grand encore, de ce que ce destin ne soit plus rien. » [VIII, 354]
Aussi pour échapper à ce que Lacan se refuse à nommer notre liberté (« Je ne parle jamais de la liberté », déclare-t-il à des journalistes belges), nous empressons-nous de nous rendre esclaves « comme tout le monde », et préférons-nous affronter les interdits plutôt que d’encourir la castration. Ce que s’empresse de faire le nouveau régime institué par Turelure, ce « service des biens » auquel se voue quiconque aura cédé sur son désir, et qui caractérise encore si bien la conjoncture où nous sommes, nous, aujourd’hui.
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Ce texte a été écrit pour le 3ème Congrès de l’Eurofédération de psychanalyse (Pipol 7)
qui se tiendra à Bruxelles les 4 et 5 juillet sous le titre «Victime !» – http://www.pipolnews.eu
Notes:
1-. Je note entre crochets les références aux Séminaires VII (L’éthique de la psychanalyse) et VIII (Le transfert) de Lacan par le n° du Séminaire et celui de la page.
2-. Je me rappelle l’actrice Mireille Perrier jouant ce tic de façon automatique, comme étranger à sa conscience et la parcourant incessamment, dans la belle mise en scène réalisée en 1991 à la Comédie de Genève par notre ami Claude Stratz, assistant de Chéreau, puis Directeur de la Comédie de Genève et mort en 2007 lorsqu’il dirigeait le Conservatoire National d’Art Dramatique de Paris.