« Ce qui fait fonction de poison pour Hamlet, c’est la parole de son père »[1] : telle est l’une des phrases de Lacan mise en exergue par Jacques-Alain Miller en introduisant les travaux de cette tournée. À propos de la parole du père d’Hamlet, Lacan parle donc précisément de poison et pas de toxique. Alors, poison ou toxique ? La portée de ces deux termes n’est pas la même.
L’histoire de la toxicologie montre que le terme de poison a dû progressivement être remplacé par celui de toxique pour que se constitue une véritable science des poisons, la toxicologie. L’univers sémantique du mot poison diffère pourtant de celui du mot toxique. En quoi le poison était à ce point incompatible avec la constitution d’une science ? Qu’est-ce qui empêchait de le conserver comme tel ? Le poison en disait trop, en tout cas beaucoup plus que la substance, beaucoup plus que l’objet qu’il est. Le poison n’est en effet pas qu’une substance. C’est aussi un récit à chaque fois particulier, mettant en scène un empoisonneur, un empoisonné, pris dans une intrigue. Qu’il s’agisse d’un suicide ou d’un meurtre, le récit de l’acte, entre sa cause et sa visée, occupait toute la place. Le poison était pris dans toutes sortes d’histoires – entre héritages, drames amoureux, secrets ou coups d’état – qui semblaient le rendre incompatible à constituer une science.
Ainsi il a fallu isoler le toxique du monde proliférant des poisons pour en faire un objet d’étude en tant que tel. On peut le constater en suivant le destin des récits d’empoisonnements, à partir de leur description initiale, telle qu’on la trouve dans les œuvres d’Ambroise Paré (notamment au livre XXI, Des venins), regorgeant de détails précis tant sur les protagonistes que sur les circonstances et le contexte social.
Lisez par exemple l’histoire de cet abbé de campagne qui se rend à la ville pour solliciter une femme, dont on comprend vite que c’est une prostituée, dont il craint de ne pouvoir honorer l’attente, ce qui l’amène à passer chez l’apothicaire se procurer des cantharides, dont les effets aphrodisiaques lui sont connus mais dont il abuse jusqu’à obtenir une érection hémorragique, qui le conduit en urgence chez le médecin.
Les traitements de lait, d’huile de lys, de suif de bouc et de thériaque se révèlent tous inefficaces, même s’ils suivent les règles de l’art, et l’abbé meurt dans d’atroces souffrances, qui le prennent là où il a péché. Ce récit, comme bien d’autres, est repris dans toutes sortes de traités ultérieurs sur les poisons, mais l’histoire progressivement se raréfie, pour ne plus conserver que le toxique et son effet. Par exemple, Mathieu Orfila, qu’on pourrait considérer comme le fondateur de la toxicologie au début du XIXe siècle, reprend dans ses traités les mêmes récits qu’Ambroise Paré, mais sous une forme simplifiée, resserrée autour de la seule substance. Comme si la science ne pouvait se fonder que sur un silence : faire taire le sujet, effacer le récit, faire disparaître le rapport à la ville, la prostituée, l’abbé, la mort aussi.
Le poison implique le sujet, le toxique le rejette. Le passage du poison au toxique est paradigmatique de ce qu’il faut faire taire, rejeter, refouler, simplifier, pour faire science, pour établir un discours universalisant qui puisse faire système. Mais cette universalisation se fait au prix du rejet du sujet et de ses multiples dimensions, dont la mort, celle qu’on se donne ou celle qu’on impose.
Le récit, la mort, la souffrance sont rejetés pour faire une science qui portera désormais le nom de toxicologie. Ce qui n’est pas pris dans cette science reste cependant comme une voix en écho. C’est là le malentendu fondamental dans la constitution d’une science: l’établissement d’un discours dit « scientifique » se fait au prix d’une parole qui n’a plus d’espace pour se dire. Le glissement du poison au toxique révèle l’évidence de ce qui ne peut plus se dire.
Mais il n’y a pas que le récit qui disparaît dans le passage du poison au toxique. Il y a aussi une opposition fondamentale, une contradiction, interne au terme même de poison. Le poison est aussi remède et le remède est aussi poison. C’est la logique du pharmakon, qui unit indissociablement ces deux contraires, qui articule poison et remède. Ces deux acceptions sont indissociables, issues de la même source. En témoignent de nombreux exemples : le sang qui s’écoule de la veine gauche de la tête de Méduse coupée par Persée est poison, alors que le sang de sa veine droite est remède, avec lequel Asclépios ressuscite les morts; l’usnée qu’on récoltait au vertex de la tête des pendus qui avait la réputation de pouvoir traiter les maladie incurables ; les poudres de momies qui ont figuré longtemps à la pharmacopée, ayant la réputation de prolonger la vie dans des situations extrêmes ; ou encore, les ptomaïnes, considérées comme des poisons produits par le mourant dans son corps, qui finissent par créer un état d’auto-intoxication entraînant la mort. On a cherché à extraire les ptomaïnes pour les utiliser comme un traitement possible des causes immédiates de la mort: leur utilisation permettrait d’immuniser les patients mourants par de petites doses, qui éviteraient que le processus de la mort ait lieu.
Bref tous ces poisons associés à la mort, sortes de réactifs de la mort, portent en eux des propriétés supposées pouvoir apporter aussi des solutions possibles pour celui qui meurt. On volt là toujours à l’œuvre la logique du pharmakon, avec le double aspect de la substance quand elle est associée à la mort, à la fois cause de la mort et issue possible. Le poison introduit donc à cette logique binaire, ambivalente – dans le poison, il y a aussi la solution. Là où le toxique est dans une logique cause- effet linéaire, le poison implique une dialectique, un nouage d’effets négatifs et positifs. Bref, avec le poison, contrairement au toxique, l’effet négatif comprend aussi la possibilité d’une réponse, d’une solution, le négatif et le positif s’enchaînant sans frontière, comme dans la bande de Moebius.
La parole du père d’Hamlet le paralyse, mais elle lui révèle aussi la clé de l’énigme. Elle scelle l’impasse en même temps qu’elle lui indique potentiellement la voie pour s’en sortir, pour autant qu’il puisse la prendre. La parole a une double valence : en elle, peut résider à la fois le mal et le remède. Qu’un sujet soit soumis au poison de la parole, y compris de la parole destructrice d’un père dit toxique, ne veut pas dire qu’il se retrouve pour toujours pris au piège. L’enjeu est qu’il puisse faire de ce poison un remède, son propre remède. Tel est le pari de la psychanalyse : qu’on puisse se servir de ce qui a scellé l’impasse pour en faire une solution, pour s’inventer son issue singulière, au-delà du piège qui s’est refermé sur soi.
Notas: