La violence qui s’est emparée du monde, se propageant partout, — et qui en est venue à frapper la France au cœur de sa capitale visant singulièrement une jeunesse libre — a des causes multiples. Parmi celles-ci, l’affrontement de conceptions socioculturelles opposées, incompatibles selon certains, est le plus souvent avancé et stigmatisé. Et c’est presque toujours sur le sort fait aux femmes que se clôt la discussion, toujours en impasse. On voudrait faire tout dire à la culture, aux traditions, en fait à ce qui se saisit de l’extérieur et qui est théorisé, établi comme dogme. Ainsi, on insiste à l’infni sur ces sociétés et/ou religions qui seraient fondées sur un désaveu de la femme et une sublimation de la mère ; la mère substituée à la femme. La féminité recouverte par la maternité est ce qui justiferait l’évidence de la place de chacun : l’homme tout-puissant et la femme soumise et ravalée.
Ces positions, pour une part caricaturales, ne se limitent pas à la société arabo- musulmane le plus souvent visée : ce peut être en son sein mais aussi en bien d’autres lieux. Cela ne dit pas non plus ce qu’il en est pour une femme, ce que précise très bien Fouzia Liget : « Si les traditions étouffent la féminité, l’écrasent sous la loi phallique, la femme ne se laisse pas si aisément ranger sous un signifant. » (1) Et faire de la solidarité des femmes un contrepoint à la complicité tacite des hommes n’est pas, non plus, ce qui permet qu’une parole de femme en émerge.
Cette solidarité entre les femmes a aussi son revers quand elles se font les gardiennes des traditions en prenant le relais des hommes et en perpétuant ainsi l’asservissement auquel elles ont été elles-mêmes soumises. Ce qui se joue dans ces sociétés verrouillées est plus subtil et si la domination masculine sur les femmes, sur leur vie, sur leur corps semble l’évidence, les hommes n’en sont pas non plus les maîtres tant ils sont sous le regard vigilant, et parfois acharné, de celles qui leur rappellent qu’ils ne sont pas à la hauteur de la place qu’ils revendiquent. Aucun, aucune ne sait comment se libérer du regard de ces traditions dont la transmission reste obscure. Pour celle qui veut s’en extraire la nécessité d’une rupture est la condition de toute survie comme celle d’échapper à une jouissance logée dans le signifant obscurantisme qui la recouvre d’une causalité extérieure au sujet.
Un livre, À l’origine notre père obscur, écrit par une jeune auteure d’origine marocaine, Kaoutar Harchi (2), aborde l’obscur de la jouissance par le regard d’une jeune flle qui tente de percer le secret de sa mère, mais se trouve, dit-elle dans la première phrase du roman, face à « une porte épaisse contre laquelle elle se cogne ». Cette porte épaisse c’est aussi celle qui sépare la ville, la vie du dehors, de l’intérieur de cette « maison des femmes » où elle est née et a toujours été recluse auprès de sa mère et d’autres femmes, toutes répudiées, exilées de la vie pour des fautes presque toujours inventées par des hommes, mais aussi et bien souvent, par la malveillance d’autres femmes. C’est une sœur, une mère, une autre femme qui a persuadé l’homme de l’infdélité de sa femme, d’un acte qu’elle aurait fait, d’une intention qu’elle aurait eue qui toucherait à l’honneur du clan. Une part de la jouissance obscure est dans la violence, pas tant celle de la domination des hommes sur le corps des femmes comme on pourrait le penser, que dans celle qu’exercent les femmes elles-mêmes, gardiennes acharnées des traditions qui les ont déjà aliénées et qu’elles appliquent, infexibles, sur leurs flles, belles-flles, sœurs, belles-sœurs.
Autant de versions de l’Autre femme qu’une dénonciation peut envoyer dans ce lieu clos, dans cette maison des délits des corps, où l’on suffoque de cet entre-femmes. Chacune justife de son innocence à penser toutes les autres coupables. Pas de solidarité entre femmes mais une jouissance à la souffrance des autres. La narratrice, seule enfant, reste auprès de sa mère, veille sur elle en même temps qu’elle doit échapper aux mains des autres femmes qui s’en serviraient comme d’un objet sexuel par d’étranges demandes de caresses (faites ou réclamées à cet enfant) qui leur évoquent celles qu’elles ont pu recevoir d’un homme. Celle qui n’est pas encore femme est identifée à un objet phallique dont on pourrait jouir. Jouir d’une enfant au même titre que d’un phallus est différent d’un enfant qui serait le phallus de la mère. La seconde est jouissance du fantasme, la première implique le réel du corps. Ce corps qui est là pour son impureté désignée.
Comment échapper à cet univers qui vous enserre, comment se préparer à la vie dans cet environnement quand la mère ne vous voit pas, ne dit rien de sa vie et répète les actes suicidaires pour échapper à son éternel chagrin. Cette flle se construit des bribes de son histoire à partir des fragments qu’elle peut s’approprier en surprenant une conversation de sa mère avec les autres femmes, en dévorant un cahier intime oublié, en épiant par un entrebâillement de la porte mal fermée les rencontres de sa mère avec son mari. Visites qui scandent l’année et où immuablement l’homme demande à la femme de reconnaître sa faute, afn que tout puisse rentrer dans l’ordre, celui du clan. Piège redoutable où l’aveu de ce dont on n’est pas coupable justiferait, rétroactivement, le châtiment.
Elle s’imagine un père à partir de cette forme massive qu’elle ne vit que de dos et qui prenait la mère dans ses bras. C’est comme si sa mère disparaissait dans cette étreinte, où elle criait son innocence. Alors elle n’eut qu’une idée, retrouver ce père entrevu en un clair-obscur et échapper à ce ravage qui la dévastait. Mais comment s’arracher à la mère ? C’est sa mort qui précipita les choses. C’est elle qui décida de l’enterrer seule, hors ces murs honteux et de ne pas repasser la lourde porte. Elle chercha la maison du père, fnit par la trouver. Bien que ne l’ayant jamais vue, la tante – la sœur du père – la reconnut immédiatement : sa mère ! Elle dit qu’elle veut juste voir « le père ». Ce n’est pas possible. Pas tout de suite, demain. C’est la sœur qui décide pour le clan. On l’installe dans une chambre où ne tarde pas à se présenter un homme : « je suis ton demi-frère ». Cette voix la dérange. C’est lui qui, dans l’obscurité des couloirs, la conduira auprès du père. Alité, haletant, le père reconnaît en elle sa femme. Le demi-frère sort en frôlant son corps, un contact qui lui fait honte. Elle a un mauvais pressentiment. En effet au sortir de la chambre du père, il voudra se saisir d’elle. Elle lutte, elle a honte, elle comprend ce qui s’est passé pour sa mère, tant d’années en arrière. Elle est comme sa mère ! Elle trouvera la force de s’arracher au clan, pour partir seule dans l’aventure d’une vie incertaine, bien que déjà marquée par l’expérience des mauvaises rencontres.
Avoir la force d’aller vers une vie incertaine, c’est ne pas renoncer à trouver le chemin de son désir. À chacun sa manière pour y arriver. L’une est la psychanalyse, assurément « émancipatrice » (3)
Notes.
1 : Liget Fouzia, « Il n’y a pas d’incompatibilité entre psychanalyse et
Islam », La règle du jeu, 13 octobre 2011, cité par Lacan Quotidien.
Islam », La règle du jeu, 13 octobre 2011, cité par Lacan Quotidien.
2 : Harchi K., À l’origine notre père obscur. Arles, Actes sud, 2014.
3 : Liget F., « Il n’y a pas d’incompatibilité entre psychanalyse et Islam »,
op. cit.
op. cit.