S’il est une donnée qui s’impose à l’évidence de ce qu’il est convenu de subsumer désormais sous le vocable courant de « crise », c’est la violence. Elle se déploie à différents niveaux (mondial, régional et local) et se déroule sur des plans divers (économique, politique, social et idéologique). Elle est aussi d’intensité variable, allant de ce que l’on pourrait appeler la violence ordinaire moyennement réglée, à la violence extrême. À cet égard la Grèce présente une spécifcité au sein de l’Union Européenne. Elle est le point de plus haute condensation de la violence de la crise et, à ce titre, le symptôme même de la crise de l’Europe.
Le choix de la violence
Les indicateurs de la montée en puissance électorale du parti Aube dorée (X.A.) sont connus.
– 1992 – 2010 : moins de 1% obtenu toutes élections comprises.
– 2012 : 6,9% aux législatives (18 néo-nazis sur un total de 300 députés font leur entrée au Parlement).
Les observateurs se sont interrogés sur les causes du phénomène. Les faits sont en effet troublants. Comment se fait-il qu’un parti décidément nazi dans son idéologie et sa pratique parvienne à marquer des scores aussi impressionnants ? Aux yeux des spécialistes la montée de X.A. serait due au concours d’un ensemble de facteurs d’ordre économique, politique, historique et affectif. Résumons brièvement.
Le vote X.A. serait, en premier lieu, l’effet de la crise économique et de la politique d’austérité extrêmement rude qui est menée. De fait, pour ne retenir que ce seul indicateur, la courbe de la progression de l’audience de X.A. dans l’électorat depuis 2009 a évolué de façon parallèle à la courbe de croissance du chômage. On peut donc parler d’une corrélation du phénomène économique et du fait politique. On notera néanmoins une divergence importante. D’emblée l’audience de X.A. a crû beaucoup plus fortement que le taux du chômage. Cela indique que des facteurs autres que le chômage, et sans doute autres que le seul malaise économique personnel, ont joué. On en prend la notion si l’on considère le profl des électeurs du parti nazi. Aux législatives de 2012 on note que si près de la moitié d’entre eux sont des chômeurs et travailleurs précaires, 20% sont néanmoins patrons et hommes d’affaires.
C’est dire que des facteurs politiques ont infuencé le choix des électeurs. On notera qu’au même scrutin près de la moitié des électeurs de X.A. disent partager son idéologie nazie, tandis que l’autre moitié se déclare indifférente voire, pour 15% d’entre eux, très éloignés de cette idéologie. Dans ces conditions, qu’est-ce qui a motivé leur choix ? Il convient ici de prendre en compte les affects que le vote pro-nazi a permis d’exprimer. Il est aisé d’y lire l’effet de la désespérance, du ressentiment voire de la vengeance que les électeurs entendent tirer contre un système économique et politique dont ils ont le sentiment d’être les victimes, en tout cas les laissés pour compte. Il est aussi loisible d’y percevoir la demande de rétablissement d’un ordre fort, autoritaire, durement répressif et « populaire ».
S’ils expliquent la montée soudaine et fulgurante du vote X.A., on tiendra que ces facteurs ne disent rien de sa cause réelle. Il convient, en effet, de distinguer les motifs et mobiles des électeurs et le choix spécifque qu’ils ont fait pour les exprimer et les satisfaire. Celui-ci ne peut être ramené à ceux-là. Il est de fait que les mêmes facteurs ont conduit la majorité des électeurs à exprimer leur mécontentement, leurs états d’âme et leurs aspirations en votant pour les partis de l’opposition parlementaire. Serait-ce donc alors qu’en l’espace de 3 ans 10% du corps électoral serait tout d’un coup devenu nazi ? On peut en douter. La question est donc : pourquoi donc préférer précisément X.A., alors que d’autres partis politiques se sont faits, et de façon argumentée et bien plus convaincante, porteurs des mêmes aspirations qui ont motivé le vote X.A. ? Les mêmes aspirations vraiment ? Oui, sauf une : l’aspiration à la violence. C’est elle qui fait la différence. C’est elle qui est décisive. En votant pour le parti par excellence de la violence, le seul à la prôner et à l’exercer ouvertement et massivement, l’électeur de X.A. plébiscite la violence. Il la demande. La violence devient ainsi le signifant-maître de la politique qu’il appelle de ses voeux. Elle fgure en première place dans l’agenda du parti néo-nazi.
La cause réelle de ce choix politique apparaît dès lors pour ce qu’elle est. Cet électorat opte pour le parti de la violence politique anti-démocratique et raciste. Il vote pour lui non pas en dépit de sa politique de violence, il vote pour lui à cause de cette politique. Il vote pour cette violence. C’est ça qu’il veut, c’est ça qu’il demande. On s’en avisera aussi : cette violence est voulue pour elle-même, indépendamment parfois des objectifs qu’elle est censée servir, voire même indépendamment de tout objectif d’ordre utilitaire. Elle trouve alors sa fn et sa cause en elle-même. Elle ne demande qu’à se satisfaire comme telle. Elle implique un sujet que l’on appellera le « sujet de la violence ». On en relèvera ici la modalité principale.
L’objet a, agent de la violence
Demande de violence, a-t-on dit, pour qualifer la cause réelle du vote des électeurs X.A. Mais justement la violence en cause n’est pas n’importe laquelle. Elle est orientée. Elle porte sur un objet privilégié entre tous : l’immigré. Deux traits sont à relever dans le racisme exercé par le parti nazi. C’est en premier lieu son caractère performatif. C’est l’acte violent lui-même, l’attaque au stylet, la blessure corporelle, l’acte sanguinaire, qui constitue la victime comme objet indigne, déchue de toute humanité. La rhétorique vient s’adjoindre à l’acte : « Ces sous-hommes qui nous envahissent et qui trimballent toutes sortes de maladies », dira, en parlant des immigrés au Parlement, la femme du chef de X.A.. Il s’agit d’éradiquer l’infection que propage ce cancrelat sur le corps de la nation. « Sale boulot » d’épuration de la saleté qui l’envahit, comme le qualifera une autre sommité du parti. « Hitler était un grand personnage, Staline aussi. À chaque période de l’histoire il faut qu’il y en ait qui fassent le sale boulot ». (1) Il s’agit, on l’aura compris, de la grande épuration exécutée dans les chambres à gaz et dans les goulags, de la vermine juive dans un cas, des réseaux de comploteurs contre-révolutionnaires, dans l’autre. Quoi de commun entre les deux entreprises sinon le massacre de masse lui-même et son caractère absurde du point de vue de la logique utilitaire, « délirant » dans sa démesure même ?
Mais le « sale boulot » n’est pas séparable du personnel qualifé pour l’exécuter. Il faut des éboueurs qui s’y connaissent en déchets. Les faits l’attestent : seuls des rebuts de la société, rebuts de fait ou par choix, s’avéreront aptes à ce travail de vidange. Le recrutement du militant de base de X.A. ne laisse aucun doute à ce sujet. Il relève du Lumpen-prolétariat et tout spécialement, au sein de celui-ci, de la catégorie des voyous. En sorte que s’en prendre violemment à ces déchets et sous-hommes que seraient les immigrés c’est, de façon équivalente pour ces agents du nettoyage ethnique, se purifer eux-mêmes de la saleté de leur propre condition de déjection de l’humanité. De là, l’extrémisme de la violence exercée sur leurs victimes. Les commanditaires l’annoncent sans ambages : « Nous sommes prêts à rouvrir les fours » (2). Le sale boulot d’épuration en est l’amorce. Il demeure que l’agent qui frappe l’immigré et l’assigne, ce faisant, à la place d’objet a de la société, son déchet et son produit de déjection, se retrouve de fait à la même place que lui, pierre de rebut du socius, en tant qu’affecté au sale boulot. C’est par conséquent son propre être d’infamie que le sbire X.A. vise chez l’Autre, sa propre substance d’objet a.
C’est également cet objet a ainsi mis en scène, frappé et épuré, qui cause le désir des électeurs. Il est au coeur de leur demande de violence. À nouveau, les faits semblent parler d’eux-mêmes. Si la moitié des électeurs de X. A. se déclare franchement partisane de l’idéologie nazie et vote en conséquence, l’autre moitié qui déclare s’en tenir à distance ne rechigne pas pour autant à voter pour un parti qui assassine pour un oui ou pour un non, quand ça lui chante. C’est ce que montre le meurtre du chanteur rap Pavlos Fyssas survenu le 18 septembre 2013. Meurtre gratuit, inutile, acte de violence pure. Il eut l’effet d’un moment de vérité. L’émotion provoquée, son ampleur et son intensité, conduisirent le pouvoir à se résoudre à prendre enfn les mesures de répression qui s’imposaient dès longtemps à l’encontre de cette organisation de délinquants et de criminels.
Eh bien, malgré tout, malgré l’atrocité du crime commis qui ft apparaître au grand jour les agissements de tueurs des agents de X.A., malgré cela ou, à vrai dire, à cause de cela même, faut-il interpréter fermement, la cote électorale du parti s’envola presqu’aussitôt de 3 points, passant de presque 7% en juin 2012 à pas loin de 10% aux européennes de juin 2014, soit neuf mois à peine après le meurtre de Fyssas. Comment le désir de tuer, inconscient ou non, pourrait-il se faire plus net ? Comment, au travers des motifs qui suscitent la demande de violence et par-delà ces motifs, sa cause réelle, le désir de tuer, pourrait-elle se manifester plus vivement ?
Notes:
1 : Human rights first, « We’re not Nazis, but… », The rise of hate parties in Hungary and Greece and why America should care, Washington, 13 août 2014, p. 88. Disponible en ligne.
2 : Human rights first, op. cit., p. 87.