« Le Verbe fait homme », ainsi définit-il Voltaire pour conclure La Guerre du goût il y a déjà vingt ans.
« Il va falloir que je m’occupe d’améliorer le style de la détestation que je déclenche. Il faut tout faire désormais », écrit-il dans son Journal de L’Année du tigre, en date du 13 novembre (1998).
2001. Dans Éloge de l’infini, suite de La Guerre du goût qui s’adresse aux « musiciens de la vie », « politiciens véreux », parmi d’autres, s’abstenir. Le sollersisme, aujourd’hui, est donc une passion à éclipses, vie oblige !, et la LPA (lecture pour autrui) que pratique son inventeur confère aux intervalles autorisés le charme puissant des conversations de Paradis : « prends et lis » (Éloge de l’infini, p. 366), « comme tu vis, tu lis » (Ibid., p. 367), « pour savoir écrire, a dit une fois Debord, il faut avoir lu, et pour savoir vivre il faut savoir lire » (Ibid.).
« Quel beau livre ne composerait-on pas en racontant la vie et les aventures d’un mot ? », se demande Louis Lambert (Ibid., p. 368). L’aventure qui a fait Sollers ferrer ce mot aujourd’hui a nom « politique ». Il nous invite autour du creuset où il la retient captive, et verse avec précaution sur elle un soupçon de littérature, sous le regard transsubstantiant du mage François le Bordelais. Miracolo ! Evviva e gioia ! Les mots s’accolent, se prennent au collet, décollent, racolent, s’encollent sous la frappe qui cette fois vise la page Une, qui condensera en son unicité l’excès que c’est de lire, si peu, pour marquer d’autant mieux que c’est encore et, quoi qu’il arrive, contre vents et marées et malgré tout.
Les entrées, nombreuses, entourent à chaque fois un nom, qui est plus souvent propre que commun. C’est en tout cas réglé comme un ballet. Les réminiscences de cette tétralogie (Après La Guerre du goût et Éloge de l’infini nous avons eu Discours parfait puis Fugues) de cette somme plus-Une sont recensées et référencées dans une table pourvue d’un index dont l’exhaustivité renforce le mystère : l’anatomie de notre animalité est là, disséquée et exposée, partes extra partes, ô combien plus nombreuses que le « tout » supposé les contenir, en pleine lumière, à fleur de culture : chaque synapse de ce cortex d’homo lector1 invite au voyage et rappelle qu’« il faut écouter l’espace respirer » (Ahmad Jamal, Discours parfait, p. 512), et bruire des cent mille voix des personnages live de ce rejeton de comédie humaine. Parmi eux Lacan est là, qui agace avec sa « poubellication » (p. 616), mais demeure une fulgurance (p. 299). Miller aussi, Jacques-Alain, salué pour son Neveu de Lacan et l’édition du Séminaire. Chaque nom, une carte. Lecteur démiurge, il ne tient qu’à toi de prolonger la vie de tous ces avatars.
Analyser à Pékin ? L’idée le tente, mais ce fumeur invétéré (ne pas manquer à ce propos les pages hilarantes sur la morale de Frêche, qui me rappellent toujours la formule délicieuse de Gérard Wacjman refusant la cigarette que je lui offrais en m’assurant qu’il fumait toujours, « intérieurement »), « recule devant la pollution » (p. 548). C’est une surprise. La voie reste ouverte à celles et ceux que ce mal contemporain n’arrête pas.
La politique n’est donc rien d’autre que le plein exercice de cette responsabilité : lire, relire. C’est dire si elle est plus que tout, et que Sollers ne le sait que trop – ce pourquoi il lui faut réinventer et diffuser sans trêve les moyens de renouveler et prolonger ce miracle.
Si la lecture en est l’exercice le plus spirituel, c’est parce qu’elle est ouverte, invitante, criblée d’anfractuosités, d’anciens impacts où s’adosser avec les livres et s’y dépêcher soi-même en ambassade pour enrichir la matière des jours qui menace chacun de morne illisibilité, à force de savoir stérile sur l’ignominie ordinaire.
« Le langage doit être remis au feu » (p. 452). Que Sollers ne cesse pas d’écrire cela qui, s’écrire une fois pour toutes, ne le peut, c’est sa grandeur, aussi bien sa pudeur, son audace et le soin qu’il prend de sa mélancolie, et de la nôtre autant qu’il le peut.
« Requinquennage », dit-il. C’est le 14 Juillet, nous sommes avec Jacques Chirac pour un entretien-éclair. Tout va pour le mieux aux Champs-Élysées, l’air est maniaco-exquis, on en redemande, à dose homéopathique, car c’est un traitement de fond, vous savez, ce qui manque le moins. Puisqu’il faut tout faire, vous dis-je.
À la fin de la première soirée de ses Études lacaniennes à l’ECF le 25 novembre dernier, Éric Laurent nous promettait un développement sur la lecture par Husserl de la sixième Méditation de Descartes. Un monde, disait-il, qu’il lui faudrait nous présenter sans le trahir, ni non plus lui donner toute la place.
Choisir, dit-il.
Pas-tout Sollers, donc. Sollers, cet expert exceptionnel en pas-tout.