Il Salto (1) est un poème de Christian Tarting (2) — disposé sur les pages imprimées d’une seule
traite, d’un seul jet : pas de parties, de scansions, de reprises. Un seul poème — à lire en silence
en continu ; ou bien à haute voix sans interruption en sachant prendre sa respiration et en
modulant son souffe. Une fois que l’unité-poème Il Salto a été posée, quelle première
conséquence en tirer ? Pour en parler, en rendre compte, faut-il démembrer l’unité ou la
parcourir telle avec l’ensemble de ce qui la constitue comme ce poème-ci, cette unité-là ?
De la possibilité d’une lecture
Nous déplacerons la question, nous obligeant à modifer ce que nous appelons une unité et ce que nous obtenons, après démembrement, sous le nom de fragments. Une première indication de lecture : n’opter ni pour l’unité, ni pour le fragment ! Il Salto y résiste, n’en veut pas, s’y dérobe. Est-ce possible ? Comment s’y prendre et pourquoi faudrait-il s’y prendre ainsi ? Pourquoi ce refus du choix ? N’est-ce pas aussitôt annuler la possibilité de la lecture ? Un résultat : refuser de lire un poème en totalité ou en fragments l’annule comme pouvant être lu. Le poème se réduirait à son seul titre (ici : Il Salto) et tel un monument fermé, inviolable, il ne resterait que son seul nom sur le fronton (ici, le nom du livre édité : Il Salto). Ce n’est pas que le poème ne puisse être lu pour raison d’illisibilité ou d’obscurité internes, formelles, mais parce que le choix pour pouvoir le lire, la façon pratique de pouvoir y accéder, sont récusés d’emblée. Il est comme le couteau de Jeannot dont on change le manche puis la lame et, à ce titre, n’existe plus, a disparu : un couteau aura été et il était celui de Jeannot — et Jeannot lui-même disparaît puisque seul son couteau, s’il avait été, aurait pu nous permettre de l’identifer. Les Avant même d’être commencé, le compte-rendu du poème serait annulé et l’article pour |
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La poésie, et notamment la poésie contemporaine avec une vivacité particulière, pose la
possibilité même de la lire par le biais de l’impossibilité — appelons cela : une thèse à propos de cette poésie. Il y a le poème — un poème écrit, publié, achetable sous forme de livre. Mais un second il y a émerge aussitôt : il y a sa non-lecture, l’impossibilité de le lire. La poésie, cette poésie-là, écrite dans une langue, ici : le français, mais qu’on ne sait pas lire parce que la forme poème laisse en suspens ce qui, seul, permettrait de le lire : le poème est-il à lire en totalité ou par fragments ? Or, mon hypothèse pour Il Salto, est que le poème sous ce titre crée cette impossibilité du choix ouvrant à la lecture et, en même temps (j’insiste sur ce : en même temps), donne une issue qui permet de penser et de pratiquer la lecture autrement. Il y a une poésie, c’est la thèse complémentaire de la précédente, qui ouvre à une lecture qui ne choisit nullement entre l’unité ou le fragment et se refuse, impossibilité continuée, à dépasser cette exclusivité entre les ou bien par le nouage, le compromis, le maintien-dépassement (Aufhebung). Il faut donc, cette poésie-là, la lire en acceptant que la lecture crée les conditions, ou possibilités, ou ouvertures, nouvelles, inédites qui ne précédaient pas la lecture. Une poésie qui, à la lire, nous apprend un peu à lire. |
démonstration ni l’explication. Je ne veux pas fournir les preuves. Je vais en faire un axiome
intéressé seulement par les résultats, même modestes, limités, voire contradictoires, qu’il
emporte. Dire axiome c’est escompter des conséquences heuristiques et oublier les longs détours
des justifcations.
dans le poème. Comment le lire ? Et puisque la première occurrence (= premier vers) ouvre le
poème : mais c’est alors, acceptons que le poème démarre par l’inauguration d’une temporalité
qui aura ses conséquences. Le mais indique deux régimes temporels : celui d’avant le mais que
ce mais dit restrictif transforme. Avant, c’était — mais il n’y a rien à en écrire. Le poème
commence sur une objection qui ouvre à un nouveau temps.
Citons les trois occurrences, continuées chacune jusqu’à une ponctuation forte (à défaut du
point jamais utilisé, ce sera le point-virgule).
mais c’est alors
en dérobade
c’est alors
Troisième (p. 21) :
c’est alors
cela,
déplié saignement de l’attente ;
Si chaque c’est alors ouvre à une temporalité et à des conséquences, s’il n’y a pas d’avant parce
que rien ne précède et donc mérite d’être dit, d’advenir à l’existence, alors le poème écrit, Il
Salto, EST la temporalité nouvelle et les conséquences qui s’annoncent. Avant le c’est alors, il n’y a
rien parce qu’il n’y a pas le poème — rien n’est parce que aucun nom ne le nomme. Avec le
c’est inaugural, s’affrme une présence. C’est le poème qui est cette présence. Et le alors des
conséquences ? Il touche au corps, au corps vivant. Lisons-le avec la page 66 du Séminaire
XXIII de Lacan, Le sinthome : « Le parlêtre […] croit qu’il l’a [son corps]. En réalité, il ne l’a
pas, mais son corps est sa seule consistance – consistance mentale, bien entendu, car son corps
fout le camp à tout instant (3). » Le c’est alors ouvre à cette épreuve du corps qui, à tout instant,
fout le camp. Il Salto est la lente description du corps qui fout le camp, juste après que la
consistance mentale qui tisse sa fction n’est pas écrite puisqu’elle est dans ce rien d’avant le
poème, juste avant qu’une nouvelle consistance mentale ne récupère ce corps qui tombe, fout
le camp et se fractionne, pour produire une fction. La ment-alité, comme son nom fragmenté par Lacan l’interprète, ment. Après le mensonge d’avant et avant le mensonge d’après, tel est
l’entre-deux où se loge le poème. Le poème est cet entre-deux, cette cicatrice.
C’est à la fn de son enseignement que la poésie devient, chez Lacan, une référence
déterminante pour la cure et sa terminaison : dans Le moment de conclure, en 1977, il remarque
que « dire est autre chose que parler. L’analysant parle. Il fait de la poésie. Il fait de la poésie
quand il y arrive, c’est peu fréquent (4) ». L’enseignement de ces années-là ne limite pas la
poésie à la seule position de l’analysant. L’analyste lui-même y est tenu, notamment dans
l’interprétation — « à l’aide de ce qu’on appelle l’écriture poétique, vous pouvez avoir la
dimension de ce que pourrait être […] l’interprétation analytique (5) ». La coupure, la cassure
qui font interprétation participent de l’écriture — « C’est pour ça que je dis que ni dans ce que
dit l’analysant, ni dans ce que dit l’analyste, il y a autre chose qu’écriture. (6) » Lacan trouva un
mot pour la lalangue attrapée par sa queue : le sinthome — « La bonne façon est celle qui, d’avoir
bien reconnu la nature du sinthome, ne se prive pas d’en user logiquement, c’est-à-dire d’en
user jusqu’à atteindre son réel, au bout de quoi il n’a plus soif (7). » Ce poème Il Salto use le
sinthome jusqu’à isoler l’effet de poésie comme son réel. À ce réel, le corps vivant est impliqué
(les mots du poème l’écrivent : lèvres, muscle, main, membre, yeux, saignement). Le signifant produit
ses effets de jouissance sur le corps — il l’affecte (8). Il produit le plus intime de ce qui fait
« événement de corps ». La psychanalyse nous apprend que toucher à cette « corporisation
(9) » vise au plus vif, au plus intime/extime d’un parlêtre. Cette trace, même si elle se
collectivise dans l’après-coup, est d’abord, et peut-être essentiellement, une marque de
jouissance corporéisée, donc propre, singulière à chacun… Il Salto, par ces trois c’est donc, ouvre
à cet usage. Il apporte sa contribution à cet enjeu du corps qui fout le camp et de la ment-alité qui
l’annule, le rattrape dans sa chute. Seulement, cette fois-ci, le temps de ce poème, son entre-
deux, qui est sinthome fait advenir un nouveau bout de réel qui reste en travers.
Le poète précède le psychanalyste, comme l’on sait…
1 : Tarting, Christian, Il Salto, coll. « Doute B.A.T. », Tarabuste Éditeur, 2013. Site : http://www.laboutiquedetarabuste.com
2 : Christian Tarting, né en 1954, professeur d’esthétique et de
philosophie de l’art à Aix-Marseille-Université, est écrivain, critique,
traducteur (de l’italien, de l’anglais, de l’espagnol) et dirige les
éditions chemin de ronde.
3 : Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome (1975-1976), Seuil, 2005, p. 66.
4 : Lacan, Jacques, Le moment de conclure, séance du 20 décembre 1977, (inédite).
5 : Lacan, Jacques, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séance du 18 avril 1977, (inédite).
6 : Lacan, Jacques, Le moment de conclure, séance du 20 décembre 1977, (inédite).
7 : Lacan, Jacques, Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 15.
8 : Miller, Jacques-Alain, « Biologie lacanienne et événement de corps
», La Cause freudienne, n° 44, p 58 : « le savoir passe dans le corps et
il affecte le corps ».
9 : Ibid., p. 57 : « la corporisation est en quelque sorte l’envers de
la signifantisation. C’est bien plutôt le signifant entrant dans le
corps ».