Urgence de la poésie
II- Le geste de rupture
Philippe Lacadée – La Demi-Lune
Le feuilleton préparatoire aux Journées des 23-24 janvier attend vos textes aux adresses
Faisons ici le pari d’inviter nos institutions, qui s’orientent de la pratique à plusieurs, à être à la hauteur de l’inconscient de ses membres face au « dérèglement de tous les sens » auquel sont soumis nos jeunes. Faisons valoir, dans ce qui de la pratique d’évaluation voudrait régler tous nos sens, ce qui, du non-sens, du réel qui nous oriente, peut surgir d’un acte de parole, soit « la poésie objective », et faisons le entendre.
Ces deux expressions sont de Rimbaud. Nous pouvons lire la dernière dans une de ses lettres à Georges Izambard, son maître de rhétorique, datant de mai 1871 : Le coeur supplicié. Il l’utilise une seule fois. Dans cette même lettre, il nous dit qu’à l’avenir, lui, qui se disait aussi « pressé de trouver le lieu et la formule », sera un travailleur : « Je serais un travailleur : c’est l’idée qui me retient ».
Permettez-moi de voir là, aussi, en ce geste de rupture de la création de « la poésie objective », ce que Rimbaud nous dit dans Une saison en enfer : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. » Je renvoie ici à ce que Lacan dit de l’insulte dans « L’étourdit » : « être du dialogue le premier mot comme le dernier (conféromère) », une touche du réel.
Le travail dans nos institutions peut justement ne pas être amer de faire entendre cette « poésie objective » qui surgit dans l’urgence de l’agir de certains, si on sait les inviter à être les travailleurs de « la poésie objective » enfouie dans leur agir déréglé.
Ce geste de rupture introduit dans notre modalité de travail fait surgir de telles énonciations dans le ballet de l’institution. Isabelle Capdeville, dans Le feuilleton n° 11, témoigne fort justement avec Albert de ce geste de rupture capable d’introduire dans nos institutions une atmosphère de « poésie objective ». Ainsi Albert est-il dans le jardin où il s’agite, entraînant les autres, dans « un dérèglement de tous les sens », prêt à en découdre. Il s’estime l’objet d’une injustice dont il serait victime. Alors il s’empare soudain du balai de Sylvette et gesticule avec, menaçant ses camarades. On pourrait faire jouer là le rappel du règlement du sens. Le balai est un objet dont l’usage appartient à Sylvette. C’est alors qu’Albert fait une trouvaille. Ce balai, il ne peut le rendre, car il appartient à sa famille depuis plusieurs générations. Et c’est là qu’Isabelle introduit son geste de rupture, saisissant là, dans une sorte d’urgence première, cette proposition, et l’élevant à un acte de « poésie objective ». « Je serais celui qui écrit cette belle histoire. » Il en devient comme Rimbaud le travailleur capable d’en faire un article pour le Mad News : « L’histoire du balai et du fusil et plein d’autres choses qui appartenaient à la famille B ». Il s’accouple ainsi à la Beauté du réel, là où comme le dit Rimbaud à Izambard : « Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n’est pas du tout ma faute. C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire on me pense. – Pardon du jeu de mots. Je est un autre. » Pourrait-on risquer là une institution où chacun peut dire comment son « Je est un Autre ». En tout cas là, dans cette courte vignette, Albert et Isabelle se révèlent être des partenaires à la hauteur de l’acte passeur de la poésie objective de ce moment surgi dans l’urgence ?