Urgence d’attendre
Mariana Alba de Luna – Hôpital de Jour d’Aubervilliers
Le feuilleton préparatoire aux Journées des 23-24 janvier attend vos textes aux adresses
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Il est là sans rien dire, tête baissée, presque pétrifié. Sa mère l’amené à la consultation car il était urgent pour elle de parler à quelqu’un, pour dire que son enfant ne parle pas, qu’à l’école ça ne vas pas. Elle, empreinte de peur et de honte dans le regard, veut dire, en s’excusant, sa crainte que son fils ne soit pas « normal », qu’il soit « gogol », comme disent les enfants de son école. Samir, le corps désarticulé, choisit de se taire. Comment alors accueillir cette urgence des paroles de la mère et de silence de Carlos ? Quelle position prendre face à ce qui dans le réel les déborde et renvoie chacun à son insupportable ?
Dès le premier rendez-vous, je prends le pari de recevoir Carlos seul, ensuite sa mère. Cet enfant de douze ans à une démarche lente et particulière. Il accepte de me suivre. Dès le départ, il faut ralentir la cadence. Carlos habite un silence, qui est fait d’un non regard mais d’une écoute de ce qu’on a à lui dire. Je pose quelques questions auxquelles, sans me regarder, il marque sa présence d’un petit balancement de tête. Je suis impressionnée par la force de son silence. Il fait signe, mais ne laisse sortir aucun son de sa bouche. Il me laisse ainsi savoir qu’il ne sait pas pourquoi il est là, qu’il va à l’école en 5e et que parler est très difficile. Je lui dis qu’en effet, parler, ce n’est pas toujours facile et que les mots font parfois peur. Il est d’accord pour revenir me rencontrer. La mère m’apprend ensuite que son fils lui dit « avoir honte ». Depuis longtemps il est « très timide » et qu’il ne parle qu’avec elle et les membres de sa famille. Il est un peu solitaire et « ne demande jamais rien ». Récemment aurait été diagnostiquée une maladie musculaire dont elle ne sait pas le nom, « fatigue musculaire ». « Il se fatigue. Il s’accroche à moi pour marcher dans la rue. » Elle ne demande pas plus aux médecins, elle a « honte », s’en excuse sans cesse.
« Peut-être avez-vous peur ? » « Oui, j’ai peur pour mon fils madame. J’ai peur qu’il soit gogol ! » « Gogol ? » « Oui, fou ! À l’école, on l’appelle comme ça ! » Carlos est le septième enfant, « le petit », « le dernier », il est venu par « surprise ». La mère dit l’avoir toujours surprotégé, s’être dit : « Il est là, il est là. Dieu le veut. » Ses autres enfants lui disent que si Carlos est comme ça, c’est de sa faute. Elle en vient maintenant à se le demander. Elle souffre du silence de son enfant, dit qu’il est timide, comme elle quand elle était petite. « C’est comme ça chez nous. Il ne faut rien demander ! Rien prendre sans demander ! Ma mère me l’a enseigné. » Elle a reçu un mot de l’école. Un professeur a puni Carlos car celui-ci lui aurait donné un coup de pied !
À l’école, il s’agite et quand maintenant il n’en peut plus, il cogne contre le mur, donne des coups de pied. L’enfant dit à sa mère, dans le secret de leurs confidences : « Ce n’est pas ça maman. » Carlos s’explique. Il allait tomber en marchant derrière le professeur, et aurait touché, sans le vouloir, la jambe de celui-ci. À l’école, cela ne peut pas se dire, cela ne semble pas pouvoir être entendu.
Au deuxième rendez-vous avec l’enfant, je dis très peu, presque rien. Il me semble que dans un premier temps il est urgent de laisser s’inscrire la temporalité propre au sujet, qu’il m’indique comment faire une place à ce qui ne peut pas se dire et qu’insiste. Le temps de comprendre, le temps de loger ce silence et cette honte dans lesquels il est pris. C’est un travail à minima qui commence. Un lieu de parole est ouvert. Beaucoup reste à entendre, très peu à dire, le temps qu’il faudra.