Sortir de ses gonds
Claudine Valette-Damase – Foyer de Saint-Eloy-Les-Mines
Le feuilleton préparatoire aux Journées des 23-24 janvier attend vos textes aux adresses
[email protected]
[email protected]
Gontran met l’institution en état d’urgence. Accueilli depuis de longues années au foyer occupationnel, il a toujours été, aux dires des éducateurs, « gentil, aimable, tranquille ». Mais, tout à coup, un changement qu’aucun professionnel n’avait envisagé se produit, bien que sa psychose ait été diagnostiquée dès sa prime enfance.
Il se propulse de façon désordonnée de droite à gauche, de haut en bas. À la vitesse d’un éclair, il traverse l’institution, se précipite sur la route où il se couche, envahit l’espace de son corps, de ses grognements, de ses cris. Il hume et mordille, à la manière d’un chien de chasse, ses mains, ses bras, les vêtements qu’il porte à son cou. Il se jette sur les objets pour les effleurer ou les lancer avec violence devant lui. Il menace de se tuer avec un couteau. « On dirait un chien fou », dit un éducateur.
La fulgurance de sa présence affole son entourage ; Gontran angoisse celui qui l’approche. Cette urgence ne trouve ni lieu, ni lien pour se loger ; elle contamine l’ensemble des sujets accueillis et des éducateurs qui en ont la responsabilité. Une volonté surmoïque se manifeste dans l’équipe éducative sur deux versants : certains veulent qu’il parte ailleurs, « l’institution lui [étant] néfaste », et d’autres veulent l’apaiser en trouvant un sens à « ses comportements inhabituels qui le mettent et nous mettent en danger ».
Plusieurs éléments précédent ce déclenchement. La restructuration des activités du foyer a fait disparaître des portes, ouvrant ainsi des espaces sans frontières avec les couloirs. Le chien adulé de Gontran, qui vivait dans la famille de celui-ci, meurt ; depuis ce jour, il n’en n’a plus jamais parlé. « Le papa », c’est ainsi qu’il nomme son père, a des soucis de santé qui l’ont conduit à l’hôpital. Au-delà du sens donné à un tel renversement, la réunion clinique a dégagé le point d’acmé de cette urgence irréductible dans l’ouverture et la fermeture des portes qu’il exécute frénétiquement en grognant.
À la demande de l’éducatrice qui a le désir d’apaiser les débordements de Gontran, je le reçois, accroché à elle. C’est la première fois que je le rencontre, sans difficulté ; il accepte de s’asseoir et répète en crescendo toussénerve . Il est important de remarquer que, le concernant, le signifiant « énervé » circule à longueur de journée dans l’institution. Je tente de faire descendre ce ton qui ne cesse de monter afin d’éviter que le cri n’arrive. J’énonce alors, un à un, les prénoms des éducateurs, suivi de « énerve » : « Simon énerve », « Pascale énerve », « Joëlle énerve », etc. Il cesse immédiatement de parler, se met à rire, à dire non avec la tête à chaque prénom prononcé, puis il repart, pour un temps, apaisé.
À partir de cette rencontre, un lien se dessine, il vient seul, plusieurs fois dans la journée, me rencontrer. Chacun de ces moments freine son débordement. Mais un véritable changement s’opère lorsque devant ses arrivées intempestives, je décide de poursuivre ce que je suis entrain de faire, écrire, téléphoner, lire d’une voix monocorde. Gontran reste alors assis et ne bouge plus, me sourit, longtemps.
Un repérage clinique concernant son nom ouvre à ce possible. Le débordement pulsionnel qui assaille Gontran porte le nom de son symptôme écrit dans son patronyme, redoublé en partie dans son prénom.