PAPERS
ÉDITORIAL
Catherine Lazarus-Matet
Pour ce troisième numéro de Papers, les membres du Comité d’action ont fait le choix de publier les travaux de collègues qui, nombreux, nous adressent le fruit de leurs lectures, répondant ainsi à l’invitation de Jacques-Alain Miller à Rome. D’autres encore suivront.
En France, tout récemment, un plan « Dépression », destiné au grand public, vient d’être lancé par une agence gouvernementale de prévention et d’éducation pour la santé (INPES). Outre l’abrasion de la clinique et de la particularité des cas que suppose une entité « dépression », ce plan efface radicalement la psychanalyse. Notre combat se poursuit. Nos travaux sont autant de pierres apportées contre cette politique d’offre d’un nouvel objet bouchon, d’un nouveau leurre. Cette initiative un écho singulier dans ce que dit Éric Laurent dans son intervention sur « Les enjeux du Congrès 2008 », que l’on peut lire sur le site du Congrès : « (…)Jacques Lacan ne s’est pas angoissé devant l’état actuel de la civilisation. Il a plutôt parlé de la fatigue qui, à terme, allait saisir le sujet face aux objets de dépendance ou aux gadgets qui lui sont proposés. Plus précisément, Lacan a oscillé entre l’aspect angoissant d’une civilisation où manque le manque, et l’effet de fatigue, d’ennui, de dépression généralisée qu’elle produit ». Nous y sommes.
Quant à ces nouveaux Papers, ils éclairent le parcours de Lacan dans l’élaboration de l’objet.
Alfredo Zenoni montre la place essentielle que l’objet regard, paradigme de l’objet lacanien, prend au fil des Autres écrits, et les raisons pour lesquelles il en est ainsi, puisque le regard incarne de façon privilégiée l’objet pour Lacan qui en a renouvelé la notion en psychanalyse.
Kuky Mildiner s’interroge sur les raisons du retour nécessaire au Séminaire X, temps de l’objet irréductible à la formalisation, et suit la voie de l’angoisse, des multiples racines corporelles de l’objet, jusqu’au statut de l’objet dans un au-delà du transfert à la fin de l’analyse.
Marie-Hélène Roch , sur la voie du désir de l’analyste, articule, à partir de sa lecture des chapitres XXI et XXII de L’angoisse, l’élaboration par Lacan de la production d’un objet prélevé sur le corps, où l’angoisse participe au détachement d’un objet cause du désir, avec l’ascèse psychanalytique qui noue désir de l’analyste et objet.
Gilles Chatenay interroge la question de la consistance au fil de l’enseignement de Lacan, jusqu’au tout dernier enseignement. Consistances unienne, binaire, puis borroméenne, donnent à l’objet un statut singulier, ce qui n’est pas sans conséquences sur la pratique, comme il l’explicite.
Perla Miglin se livre à une lecture du dernier chapitre du Séminaire X, couplée avec celle de première partie du Séminaire XI, confrontant aliénation et angoisse, pour s’attacher à la question du désir de l’analyste, et à l’articulation de ce désir avec le fantasme et l’objet.
Enfin Luis Erneta, avec un titre aux accents freudiens, et une inspiration borgésienne (« un auteur crée ses précurseurs ») invite, après la lecture de Freud par Lacan, à relire Lacan avec Freud chez qui les vicissitudes de l’objet, la jouissance, sont déjà préfigurées.
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L’OBJET REGARD À TRAVERS LES AUTRES ÉCRITS
Alfredo Zenoni[email protected]
Si l’objet a constitue l’alpha de ces Autres écrits qui font « ex-sister un autre Lacan à celui devenu classique (autrement dit classé) sous le signe de la parole et du langage »1, le regard paraît en constituer l’incarnation privilégié tout le long du recueil. Lorsque Lacan prend son départ de la fonction de la parole dans le champ du langage pour saisir l’expérience analytique, il y a une nécessité à ce que l’objet isolé soit d’abord la voix, parce qu’un tel objet peut être d’avantage relié à la structure de la communication, notamment comme une irruption du symbole dans le réel, alors que l’objet regard paraît se dissoudre dans l’imaginaire de la relation spéculaire. Par contre, à mesure qu’est approchée la dimension “ proprement libidinale ”2 de l’objet, comme “ partie élidée ” du champ du perçu, c’est dans le registre scopique que Lacan va en isoler la place et les effets. La relation spéculaire, justement, “ avec les identifications du moi qu’on y veut respecter ”3, voile plus que toute autre dimension du perçu l’élision qui donne corps à l’objet qui y est immanent4. C’est donc au regard que Lacan va donner la préférence lorsqu’il s’attelle à la réfondation de son enseignement lors du Séminaire, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalye.
« L’impureté du perceptum scopique »
Le champ scopique s’est toujours présenté, et est toujours pensé, comme le paradigme de ce qui dans le champ de la perception à la fois peut se passer du langage et est détaché, ou est plus facilement détaché, de tout rapport “ intéressé ” avec la réalité. La contemplation a ainsi été proposée dans notre tradition comme l’idéal de la connaissance qui permet d’accéder à la vérité, puisqu’on y ferait abstraction de tout intérêt personnel, de tout gain, de tout but libidinal. Voir une chose, voir le monde, ce n’est pas s’en emparer, en user, en jouir : la vision est désintéressée, pure. Or, c’est précisément ce que la clinique vient démentir en montrant à la fois que cette pureté du perceptum visuel est seulement la conséquence d’un refoulement et que la jouissance qui en est élidée est inhérente à la condition même du parlêtre. La critique souvent ressassée d’une excessive importance que Lacan aurait accordée au langage5 au détriment d’une expérience originaire, perceptive et pré-linguistique, reste toujours subordonnée à une opposition qui, sous l’air de souligner une discontinuité entre l’ordre de la nature et l’ordre de la culture, en suppose, plus profondément, la continuité, comme le faisait remarquer J.-A. Miller dans son cours6. En les concevant comme deux « ordres », et donc comme ordonnées, on finit toujours par trouver que ce qu’on rencontre dans l’une a un équivalent dans l’autre. Or, ce que l’apparente dichotomie nature-culture escamote, c’est l’incidence initiale, sur le corps et sur la perception, de la condition d’être parlant, les “ effets de cisaillage ”7 que le langage y génère. En effet, le symbolique n’est pas simplement un ordre, il est aussi puissance de désordre. Il détraque le vivant en introduisant, dès la perception, dès l’expérience du corps, la dimension d’une perte de jouissance, qui devient en même temps la cause d’un désir qui traverse l’expérience prétendument naturelle Evoquer un être-au-monde qui serait d’avant le langage ou sans le langage ce n’est donc pas seulement négliger la moitié « culturelle » de l’expérience, c’est exclure de la moitié « naturelle » l’action de la libido qui est spécifique de l’expérience perceptive de l’être parlant.
Ainsi, Lacan peut reprendre la thèse freudienne qui veut que l’accès à la réalité perceptive suppose une délibinalisation de la perception, une castration de la libido. Le sentiment d’un monde perceptif plus ou moins tranquille autour de nous8 est déjà l’effet d’une opération préalable, due à la prise du langage, comme le montrent, par la négative, les phénomènes perceptifs que la clinique recueille, lorsque cette libido n’est pas extraite et “ fait retour ” dans le champ perceptif sous une forme hallucinatoire. C’est pourquoi ce qui apparaît plus fondamental, lorsque la description de l’expérience visuelle inclut la clinique, est ce que Lacan appelle ici “ l’impureté du perceptum scopique ”9, soit l’instance du désir et de la jouissance dans le champ même de ce que la phénoménologie considère comme le niveau originaire de l’expérience, alors qu’il suppose déjà un refoulement. Le perceptum n’est “ pur ” qu’ à la suite d’une extraction de jouissance où prend place le sujet comme absence, le sujet refoulé.
Or, cette jouissance, jouissance du percipiens, pour être perdue, pour être extraite, n’en est pas moins présente – invisible, inaperçue – dans le champ même du visible, comme regard, quand on ne le constate “ même que trop dans les effets de la pulsion (exhibitionnisme et voyeurisme) ”10. Elle donne corps à ce qui manque à tous les objets visibles et est, donc, cause de l’activité de la vue, parce que ce qu’on voit n’est jamais ce qu’on veut voir. Comme objet de la pulsion, comme “ objet perdu ”, le regard n’est pas ce que je vois quand je me regarde dans le miroir, car le miroir me restitue mon œil, non mon regard. Tout en étant invisible, antinomique même à la vision, il est, cependant, dans le visible le point d’où je suis regardé. Le regard n’est pas le regard du sujet, l’ouverture visuelle du percipiens. Il est le percipiens même, mais dans la dimension de l’Autre, il est la jouissance de l’acte de voir en tant qu’imaginée au champ de l’Autre : extraite, elle rend possible la vision claire et distincte, mais elle fait de moi un être regardé.
L’expérience du disque noir
Les séances du Séminaire, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse consacrées au regard sont référées de façon manifeste à l’ouvrage de Merleau-Ponty sur Le visible et l’invisible11 – ouvrage posthume paru au moment où Lacan tenait ce séminaire – mais c’est néanmoins La phénoménologie de la perception qui est la référence sous-jacente aux développements sur la pulsion scopique. En 1961 déjà, dans l’article d’hommage à Merleau-Ponty, paru dans Les Temps Modernes12, Lacan choisit de reprendre une expérience relatée dans cet ouvrage pour mettre en lumière l’incidence d’un refoulement que la structure même du phénomène comporte. S’appuyant sur un immense recueil de faits expérimentaux, mis au point notamment par des psychologues et des neurologues allemands, Merleau-Ponty y exposait se thèse de l’unité du champ perceptif comme un tout organisé. Dans la perception, dit-il, il est impossible d’isoler abstraitement un élément, la couleur de l’objet par exemple, sans modifier la perception de cet élément, puisque la couleur est inséparable du rapport à une multitude d’autres facteurs, tels que la matière de l’objet, l’éclairage, les effets conjugués de reflet, rayonnement, de transparence, etc. Si bien que l’addition d’un élément nouveau peut parfois produire une mutation saisissante dans l’ensemble du champ perceptif. C’est le cas de l’expérience du disque noir violemment éclairé, qui, dans un premier temps, se perçoit comme la base d’un cône blanchâtre sans que sa couleur noire ne soit aperçue et qui, dans un deuxième temps, avec l’interposition dans le faisceau de lumière d’un petit carré de papier blanc, se détache comme distinct et dans sa couleur noire, alors que le cône laiteux se dissipe et redevient ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, l’éclairage transparent qu’on n’aperçoit pas lorsqu’on regarde un objet.
Merleau-Ponty ramène cette interdépendance des éléments du champ perceptif à la profonde unité et indivisibilité d’une présence où se composent et s’unifient non seulement les éléments d’un champ, mais les divers champs de l’être-au-monde à travers un corps. Ce qui intéresse Merleau-Ponty, c’est de montrer à la fois la profonde unité du percipiens et la nature pré-réflexive et pré-scientifique de cette unité. Il veut montrer le caractère abstraitement artificiel des constructions scientifiques par rapport à la profonde unité charnelle de la perception, à laquelle il pense d’ailleurs que la science devrait revenir. Mais, ainsi préoccupé par cette critique de l’attitude scientifique, alors que la coupure que constitue la science est irréversible (“ la théorie de la perception n’intéresse plus la structure de la réalité à quoi la science nous a fait accéder en physique ”)13, il ne peut se déprendre de la “ présupposition d’un primat du sujet constituant qui est aussitôt celle de son unité ”14. Il suffirait, dit Lacan, de “ profiter de la structure si manifeste du phénomène ” pour y accorder le sujet lui-même. Mais, pour cela, il faudrait renverser la priorité : partir du phénomène, et non de la présupposition d’un sujet, et en déduire le sujet qui y correspond. Or, ce que la structure du phénomène montre, c’est que le sujet n’est pas un.
Le bref commentaire de l’expérience du disque noir que Lacan nous donne dans cet article y fait valoir deux temps contrastés qui correspondent à deux états distincts du sujet, voir même à deux sujets distincts de la perception. Jacques-Alain Miller en a déployé la logique dans son cours « L’orientation lacanienne ». Nous en suivrons ici les indications15.
Dans le premier temps de l’expérience tout se passe comme si le sujet investissait tout le lieu de l’Autre que l’éclairage constitue. C’est, d’ailleurs, de l’idée même que Merleau-Ponty se fait de la lumière que Lacan peut inférer son équivalence avec une “ localité d’Autre ” . Lorsqu’il décrit la lumière comme ce qui précède la vision que grâce à elle je prends du spectacle du monde, il compare l’éclairage à un guide qui saurait déjà avant moi où il faut que je regarde. En quelque sorte l’éclairage est déjà là en train de voir avant moi : la vision est déjà là dans le spectacle du monde, dans une visibilité, un donné à voir, une auto-scopie du monde à laquelle ma vision ne fait que s’accorder. Dans le premier temps de l’expérience, donc, l’Autre est cette lumière se matérialisant dans ce cône blanchâtre, où le sujet se confond avec sa “ consistance laiteuse ”. Dans le second temps, avec l’introduction du carré blanc, le premier état de la perception disparaît, est refoulé ; un nouvel état de la perception émerge où les éléments se distinguent et la lumière redevient transparente : un sujet de la perception claire et distincte s’affirme dans les formes violemment éclairées du papier blanc et du disque noir, en même temps que le cône blanchâtre disparaît. Le sujet, d’abord confondu avec un effet de perception trouble, avec une “ opacité de lumière ”, est élidé : / S ; ou, pour le dire dans les termes de la longue note ajoutée en 1966 à la “ Question préliminaire ”16, l’objet a regard est extrait, pour donner à la réalité son cadre : l’extraction de la libido de l’acte perceptif initial permet l’investissement de l’opposition carré blanc–disque noir. L’exemple est ainsi utilisé par Lacan pour montrer, comme il l’avait fait à propos de l’hallucination auditive17, que le champ de la perception est déjà “ structuré comme un langage ”, que l’ effet de la prise du corps dans la structure, en tant que la structure est synonyme de structure signifiante, se manifeste dans l’expérience par l’incidence d’un refoulement ou d’une élision qui sont seulement concevables dans le champ du langage.
Même au niveau de la perception, le sujet psychanalytique, ou le sujet de la clinique, se distingue du sujet de l’intentionnalité, il n’est pas le sujet constituant de la phénoménologie18.
L’objet lacanien
Non seulement la petite expérience du disque éclairé est utilisée par Lacan comme une sorte de paradigme perceptif du refoulement, mais elle comporte déjà l’épure d’une topologie qui va permettre le développement du Séminaire, Livre XI sur la pulsion scopique. Déjà ici il est suggéré que loin de coïncider avec la vision, le regard relève du “ registre, fondamental pour la pensée de Freud, de l’objet perdu ”19, cause du désir, en tant que jouissance perdue, extraite. Aussi, ce statut du regard, isolé par la clinique, mais aussi par la littérature, ne peut qu’échapper à la phénoménologie de la perception. En voulant retrouver un niveau de l’expérience qui serait préalable à sa condition langagière, et donc aussi bien à la cause de sa division, la phénoménologie ne peut que concevoir le regard, même enraciné dans le corps, que comme ce qui en nous répond aux sollicitations de la lumière20, c’est-à-dire comme étant encore du côté de « nous », du coté du sujet. Or, en tant qu’extrait du corps, élidé, le regard est du côté du monde, du côté du perceptum. Il est ce qui nous inclut en tant qu’êtres regardés dans le spectacle du monde, il est foncièrement le regard de l’Autre, la perception impensable au champ de l’Autre. Ce n’est donc pas un hasard si ce sont plutôt les textes littéraires qui mettent le mieux en valeur cette dimension du regard, dans la mesure où le champ de la perception y est , pour ainsi dire, moins purifié de l’instance du désir que dans les textes philosophiques.
Ainsi, dans un autre écrit contemporain du Séminaire, Livre XI, “ Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein ”21, Lacan va isoler la place déterminante du regard, non pas comme activité du sujet, du sujet voyant, mais comme objet, comme ce qui regarde sans me voir et qui me fascine. Il signale ainsi dans le roman les différentes occurrences de cette dimension de fascination et d’angoisse de ce qui à la fois attire le regard et regarde sans qu’on sache ni s’il me voit ni ce qu’il voit : c’est la femme non-regard, du début du roman, celle qui ravira à Lol le fiancé et qui captive son attention ; c’est la nudité même du corps de Tatiana, “ nue, nue sous ses cheveux noirs ” ; c’est, enfin, Lol elle-même, qui est là couchée dans le champ de seigle et dont on ne sait pas ce qu’elle y fait ni ce qu’elle veut. Chaque fois il s’agit de ce qui fait tache dans le spectacle et force à regarder, ce qu’on ne peut s’empêcher de regarder : “ on dit que ça vous regarde, de ce qui requiert votre attention ”22. Et s’il force à regarder, si on ne peut s’empêcher de le voir, c’est que ce qui fait tache exerce une action, veut quelque chose, est signe d’un désir, qui cependant est inconnu23. Pour que ce regard de l’Autre, qui n’est d’aucun œil qui voit, surgisse, il suffit que la lumière se concentre en un point, il suffit d’un reflet, d’une opacité, de ce qui fait tache, “ premier modèle du regard ”24. Dès lors, lorsque ce qui a valeur de regard porté sur le sujet surgit, c’est le sujet lui-même qui est regardé, qui entre dans le tableau, dans le spectacle, et qui peut, à la limite, y devenir lui-même tache, comme il est développé dans le Séminaire, Livre XI.
Le regard est comme le paradigme de l’objet “ lacanien ”, c’est-à-dire de l’objet dont Lacan a renouvelé la notion en psychanalyse, en le détachant de tout soubassement biologique comme de toute imaginarisation, dont les objets « freudiens » ( sein et excrément ) peuvent encore être entachés. Au-delà de ce moment central de son enseignement, la notion du réel de la jouissance que Lacan y abordera fera néanmoins apparaître l’objet a lui-même comme un semblant.
1 J.-A . Miller, “ Prologue ” aux Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 8.
2 J. Lacan, Autres écrits, p. 219.
3 Ibid .
4 Ibid .
5 Par exemple, certains analystes dans le supplément de Libération consacré au centenaire de la naissance de Lacan, le 13/04/2001.
6 J.-A. Miller, “ Le Lieu et le Lien ”, leçon du 21/03/2001 (inédit).
7 J. Lacan, Autres écrits, p ; 224.
8 « Nous voyons les choses mêmes, le monde est cela que nous voyons », M.Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, Tel, Paris (1964), 1979, p.17.
9 J.Lacan, Autres écrits, p. 219.
10 Ibid. Les deux perversions montrent, en effet, à l’évidence, que l’objet pulsionnel de la vue n’est pas constitué par l’objet vu, le pénis dénudé ou la nudité d’une femme, par exemple, mais par ce qui ne se voit pas, ce qui désespère la vue, la jouissance du regard lui-même.
11 Op. cit., p. 188.
12 Le séminaire, Livre XI, Paris, Seuil, 1973, p. 99.
13 J. Lacan, Autres écrits, p. 176.
14 Op. cit., p. 178.
15 J.-A. Miller, “ Silet ”, leçon du 31/05/1995, publiée in “ La logique du perçu ”, Cahiers de l’ACF Val de Loire et Bretagne, n°5, 1995.
16 J. Lacan, Ecrits, Paris, Seuil, 1066, p. 553-554.
17 Op. cit., p. 532-533.
18 “ Si je maintiens le terme de sujet pour ce que construit cette structure, c’est pour que ne reste aucune ambiguïté sur ce qu’il s’agit d’abolir, et qu’il s’abolisse, au point que son nom soit réaffecté à ce qui le remplace. ” J. Lacan, Autres écrits, p. 225.
19 Op. cit., p. 188.
20 M. Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, Gallimard, Coll. Tel, Paris, (1945) 1992, p. 358.
21 J. Lacan, Autres écrits, p. 191-197.
22 Op. cit., p. 194.
23 Nous reprenons ici le commentaire de ce texte par J.-A. Miller dans un autre cours, “ Les us du laps ”, leçon du 14/06/2000 (inédit).
24 J. Lacan, Autres écrits, p. 194.
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DESTIN DE L’OBJET a DANS L’ANGOISSE
Kuky Mildiner[email protected]
Pour ce travail, je prendrai appui sur la Conférence de Rome que Jacques-Alain Miller a donnée au mois de juillet 2006. Je vais me référer notamment à une indication précise où il pointe qu’à partir du Séminaire XX, Lacan ne recourt plus au formalisme logique – construit les années précédentes – pour situer l’objet en tant qu’irréductible à la structure. Il s’agit de saisir l’objet en tant que « pièce détachée », « livre de chair » dont on trouve la préfiguration dans le Séminaire X.
A différence de la logique qui va du Séminaire X au Séminaire XX – qui fait « pâlir » l’objet -, dans le séminaire X celui-ci apparaît comme ayant une « brillance » particulière. Cette brillance résulte du fait que l’objet est « la partie irréductible » à la formalisation. Ceci nous indique qu’il y a, dès lors, une rupture avec les paradigmes de la significantisation et du début du traitement de la jouissance en relation à un reste réel. « Le séminaire sur l’angoisse est celui où les organes qui ne se transforment pas en signifiants commencent à pulluler ».
La brillance de l’objet est donc marquée par l’irréductibilité et c’est sur ce point-là où, dans l’œuvre de Lacan, l’objet se pluralise ; il n’est pas subsumé par le signifiant.
Tout cela reprend l’opposition entre l’objet plural et l’objet unique, thème débattu lors des « nuits ouvertes » * de l’EOL.
Pourquoi cette indication de revenir au séminaire X ? Que pouvons-nous y lire de nouveau?
Nous partons d’une hypothèse : dans le séminaire X, à partir des différents niveaux de découpage de l’objet, se fraye la brèche qui mène au franchissement de l’angoisse lors de la fin de l’analyse. Et cela a pour effet la production d’un analyste.
Deux aspects sont mis en exergue dans ce séminaire:
1. La voie de l’angoisse nous permet de situer l’objet, en tant que reste vis-à-vis de la constitution du désir. Pour en arriver là, Lacan met l’accent sur les sources corporelles de l’objet – multiples modalités de l’objet a -, qui, séparées du corps propre via l’opération de l’angoisse, vont donner de la substance et du sens à la jouissance de chaque sujet. L’objet donne un corps à la jouissance.
2. La voie de l’angoisse et de son franchissement à la fin d’une analyse : à travers le transfert, l’intervention et la présence de l’analyste, le sujet arrive à se reconnaître dans l’objet a comme étant la preuve la plus radicale de son existence. Ainsi, ayant traversé l’angoisse, le sujet obtient de celle-ci une garantie réelle.
La voie de l’angoisse
Situons-nous dans la dernière partie du séminaire X, « Les cinq formes de l’objet a », et plus particulièrement dans la leçon dix-sept, « la bouche et l’œil ».
Lacan choisit le chemin de l’angoisse car c’est le seul qui, d’après lui, nous permet d’introduire un nouvel éclairage quant à la fonction de l’objet en relation au désir.
De quelle manière ?
Lacan établit un lien entre le désir, la fonction de la coupure et la fonction du reste. « Le désir, je vous apprends à le lier à la fonction de la coupure, et à le mettre dans un certain rapport avec la fonction du reste, qui soutient et anime le désir, comme nous apprenons à le repérer dans la fonction analytique de l’objet partiel. Autre chose est le manque auquel est liée la satisfaction. La distance, la non-coïncidence de ce manque avec la fonction du désir en acte, structuré par le fantasme et par la vacillation du sujet dans son rapport à l’objet partiel, c’est là ce qui crée l’angoisse, et l’angoisse est seule à viser la vérité de ce manque. »1
C’est pourquoi Lacan situe, à chaque niveau de sa structuration du désir, un point de désir et un point d’angoisse.
Pour ce qui relève de l’objet oral, Lacan situe le point d’angoisse autour du sein maternel. « Il y a, d’une part, la mamme comme telle. Le rapport à la mamme retera structurant pour la subsistance et le soutien du rapport au désir. La mamme deviendra ultérieurement l’objet fantasmatique. Il y a, d’autre part, ailleurs, le point d’angoisse, où le sujet a rapport avec son manque. Ce point est non coïncidant avec la mamme. Il est en quelque sorte déporté dans l’Autre, car il est, au niveau de la mère, suspendu à l’existence de l’organisme de celle-ci. »2 Lacan poursuit : « le a est un objet séparé, non de l’organisme de la mère, mais de celui de l’enfant. (…) Le rapport à la mère, le rapport de manque à la mère, se situe au-delà du lieu où s’est jouée la distinction de l’objet partiel comme fonctionnant dans la relation du désir. »3
Ici « s’ébauche et se profile une dimension qui donne au message son accent le plus profond, celle d’une possibilité du manque, réalisée au-delà de ce que l’angoisse recèle de craintes virtuelles par le tarissement du sein. Il met en cause la fonction de la mère »4.
Analysons ce paragraphe.
Eclairés par la voie de l’angoisse, quelques éléments s’en dégagent :
1. La fonction de la coupure qu’implique la séparation de l’objet en tant que reste séparé du corps propre.
2. Le concept du corps morcelé
3. Le point du désir séparé du point d’angoisse qui se localise à ce niveau-là chez la mère.
4. Un Autre distinct de l’Autre du signifiant. Et ce, avec le questionnement de la fonction maternelle.
Le fait que la constitution du désir se soutienne d’un objet « reste », séparé, découpé du corps propre, nous amène à ce que – le corps pris dès l’animation du désir – est un corps morcelé. Il suppose une « sépartition », une séparation à l’intérieur, différente du corps que celle produite par le miroir. Ici, nous trouvons chez Lacan une critique précise de la position spéculaire, position où le sujet se reconnaît dans le miroir comme partageant les qualités des ses semblables. Cette reconnaissance a comme conséquence logique la méconnaissance de a, de ce « je ne sais pas quel objet je suis pour l’Autre ».
Il y a, d’emblée, une relation au désir qui ne concerne pas la mère mais l’objet a. Si la mère fonctionne en tant que cuirasse du désir et de la demande, c’est parce qu’elle représente l’Autre qui inclut l’objet. Donc, lorsque celui-ci apparaît hors cuirasse , il en résulte quelque chose de désubjectivant et d’étrange (l’angoisse comme phénomène).
Lors de la leçon vingt-quatre (du séminaire X), Lacan situe l’objet en relation avec la jouissance : « et cet objet [ reste ] est le principe qui me fait désirer, qui me fait désirant d’un manque – manque qui n’est pas un manque du sujet, mais un défaut fait à la jouissance qui se situe au niveau de l’Autre »5.
Lacan appellera cet objet la « livre de chair ».
« il y a toujours dans le corps (…) quelque chose de séparé, quelque chose de sacrifié, quelque chose depuis ce moment inerte : la livre de chair »6.
« Il est possible d’emprunter tous les crédits que l’on voudra pour couvrir les trous du désir… Mais… entre le sujet, qui se trouve ici, pour ainsi dire ‘autrifié’ dans sa structure de fiction et l’Autre, jamais tout à fait authentifiable… Ce qui surgit est ce reste, a, la livre de chair… nous voyons là le juif qui sait quelque chose de la balance des comptes et, à la fin, il demande : la livre de chair… »7
Dans cette phrase, nous voyons une condensation : le désir implique un trou. Le sujet, dans sa fiction fantasmatique occulte ce trou, essaye de le cacher. Dans cet état-là, le sujet se trouve « autrifié » et l’Autre non authentifié. C’est-à-dire, l’Autre et l’Un sont réunis dans cette fiction. Néanmoins – et ici nous nous avançons vers un développement ultérieur -, pour que l’Autre cesse d’être l’Un (ceci est l’une des implications d’une cure analytique), pour que le désir soit en relation avec la cause qui le détermine, le sujet devra payer la livre de chair. Et c’est ce que la voie de l’angoisse viendra signaler. « Ce qui vise la causalité psychique… Pour nous, la présence de l’objet définit un régime de certitude auquel nous ne voulons pas renoncer… »8
Quelle est l’indication de ce questionnement de la fonction maternelle ?
J.-A. Miller nous apporte un éclairage dans les cours d’introduction du séminaire « L’angoisse ». Et il le fait d’une façon singulière. Il nous explique que Lacan y situe l’objet réel – dont le paradigme est le sein -, l’objet oral comme antérieur à l’objet du désir. Cela à partir de la lecture du séminaire IV. C’est à partir de cette citation que nous trouvons une extraordinaire mutation du sein, de l’objet oral.
Dans le séminaire IV, La relation d’objet, le sein en tant qu’objet oral est conçu comme étant extérieur, il s’agit d’un objet appartenant à l’Autre. C’est le cas de la mère. Et en même temps, c’est un objet dont le sujet a besoin, il satisfait la faim. Toute l’élaboration de ce que Lacan appelle « la dialectique de la frustration » consiste à démontrer comment cet objet réel devient objet symbolique, c’est-à-dire comment l’objet de satisfaction se transmute en objet du don. L’objet réel devient signe d’amour. L’objet réel est ainsi élevé à la dignité de l’objet symbolique ; il passe de la stupide satisfaction du besoin à l’indéfini du désir métonymique.
L’économie du désir est ainsi dominée, conditionnée, déterminée par l’amour. L’amour, en tant que satisfaction symbolique, prévaut sur la satisfaction réelle du besoin. Dans la demande d’amour, une fois la satisfaction obtenue, s’en suit une sorte d’écrasement. « On se rassasie, et on s’endort précisément parce qu’il y a quelque chose d’insatisfait du côté de l’amour. »9 La satisfaction essentielle serait celle donnée par l’amour…
La voie de l’amour – que Lacan suivit jusqu’au séminaire X – donne accès à l’objet symbolique, au phallus en tant que symbole du désir de la mère, au désir en tant que désir de l’Autre. Parallèlement, la voie de l’angoisse conduit à l’objet réel. Elle vise à mener vers l’objet de la satisfaction, mais une satisfaction autre, différente de celle du besoin, qui concerne la pulsion. Cette satisfaction-là est jouissance.
« J’ai déjà signalé que l’angoisse n’est pas vraiment le thème du séminaire sur l’angoisse, mais plutôt la voie pour accéder, en ce qui concerne l’objet, à une dimension distincte de celle tracée par la voie de l’amour. » 10
Sur le versant de l’angoisse apparaît la disjonction entre la jouissance et le désir. L’amour devient le voile de l’angoisse et de ce qu’elle produit, à savoir, l’objet qui cause le désir. J.-A. Miller indique que l’angoisse transforme la jouissance en cause de désir. La jouissance se localise dans le corps propre tandis que le désir implique une relation à l’Autre.
Nous pouvons référer le questionnement sur la fonction maternelle à celui de la notion de frustration dont la mère est l’agent symbolique. (Séminaire IV)
L’angoisse pointe donc la vérité du manque. Celle-ci deviendra plus tard le signal du réel. Et ici, qu’est-ce qui trompe ? L’amour est bien sûr trompeur et trompé. Le désir est trompé et piégé. Ce qui ne trompe pas est ce qui ne se laisse pas significantiser, ce qui ne se laisse pas attraper dans l’Aufhebung, c’est-à-dire le reste réel.
C’est ainsi que l’altérité de l’Autre est marquée non pas par l’existence d’un signifiant identificatoire mais par le fait que « quelque part il y a de la jouissance ».
La voie de l’angoisse dans le transfert, son franchissement
Ayant localisé l’objet a comme étant séparé du corps en tant que morceau de réel ou livre de chair, il est le résultat de la division du sujet et de son interrogation vis-à-vis de l’Autre. Divers concepts se dégagent à partir de cette relation du sujet à l’Autre. Ils situent ce qui se produit dans une analyse. Nous pouvons lire cela tout particulièrement dans la dernière leçon du séminaire X.
Alors que l’objet a, dans la première partie de ce séminaire, fait son apparition en jouant sa partie entre le sujet et l’Autre marquant ainsi la présence de ce reste non significantisable, résistant à toute représentation, et localisé (selon la précision de J.-A. Miller) du côté du sujet. Alors même que a est invisible pour le sujet, il n’apparaît que par la voie de la tromperie au lieu de l’Autre. D’une façon ambiguë, l’objet est d’un côté irréductible à la symbolisation et irreprésentable d’après les lois de la perception ; il est extérieur à l’Autre. Pourtant il apparaît comme étant logé dans l’Autre mais différencié du signifiant. « L’objet, défini comme un reste irréductible à la symbolisation au lieu de l’Autre, dépend néanmoins de cet Autre car, sinon, comment s’y articulerait-il ? »11 Lacan y situe l’analyste comme celui qui sait que a est irréductible au symbole et, par conséquent, il ne se laisse pas piéger par la métaphore paternelle. L’analyse rapporte ainsi le désir à l’objet a en tant que ce qui le cause. Il restitue l’objet partiel à sa place de cause. Pour se faire, nous dit Lacan, l’analyste doit avoir traversé le franchissement de l’angoisse.
Qu’est-ce que cela veut dire si ce n’est que l’angoisse est la voie qui permet – dans une analyse – d’atteindre le noyau pulsionnel qui masque la certitude fantasmatique ?
Suivant le dire de J.-A. Miller, dans ce séminaire Lacan met en symphonie la relation entre jouissance et angoisse et, derrière celle-ci, le lien entre la jouissance et la pulsion.
Que résulte donc de l’objet a ? Reste-t-il du côté du sujet ou de celui de l’Autre ?
A cette dernière question nous pouvons répondre à partir de la structure topologique, le cross cap, ou depuis les opérations d’aliénation et de séparation déployées dans le séminaire XI.
Si le fonctionnement du désir, en tant que désir de l’Autre, se soutient de la méconnaissance de l’objet que nous sommes, alors « la méconnaissance de a laisse une porte ouverte. (…) La seule voie dans laquelle le désir puisse nous livrer ce en quoi nous aurons à nous reconnaître l’objet a en tant qu’(…) il est notre existence la plus radicale, ne s’ouvre qu’à situer a comme tel dans le champ de l’Autre. (…) Ce n’est rien d’autre que la possibilité de transfert »12.
Lacan consacre la dernière partie du séminaire X à situer ce qu’on attend d’un analyste de l’Ecole en tant qu’il est sensé avoir traversé l’angoisse, qu’il « soit celui qui, si peu que ce soit, par quelque biais, par quelque bord, ait assez fait rentrer son désir dans ce a irréductible pour offrir à la question du concept de l’angoisse une garantie réelle »13.
Puisque « la fonction de la cause est si irréductible car identique à cette partie de nous-même, de notre chair, qui reste nécessairement prise dans la machine formelle. Quelque chose sans quoi le formalisme logique ne serait absolument rien. Au cours d’une analyse, il s’agira aussi de faire de l’objet une fonction de cause. »14 Ceci vient du fait qu’objet a et cause sont superposés.
Dans la machine de formalisation des discours, il s’agit tout le temps de chercher quelque représentation. C’est ainsi que le concept de « plus » permet de situer comment l’objet, localisé dans l’Autre, fonctionne en tant que médiation avec cet Autre qui n’existe qu’en mesure de la jouissance propre.
C’est pourquoi on pourrait affirmer qu’« il s’agit de la nécessité pour l’analyste de franchir la limite de l’angoisse pour pouvoir soutenir le questionnement du désir »15.
Interpréter les points d’angoisse au cours d’une analyse implique l’articulation de l’objet condensateur de jouissance avec l’effet qui décomplète l’Autre.
Ainsi, toutes les formes offertes par l’objet a dans ce séminaire seront reprises dans sa fonction à partir du parcours d’une analyse.
Le premier témoignage de M. Tarrab nous apporte un éclairage sur cette question. Il déploie le « souffle » lié à l’objet voix dans le fantasme : « être le souffle de l’Autre », qui commandait sa vie. Cela signait son pacte avec l’Autre, le faisant exister à la mesure de sa jouissance. Une fois le fantasme traversé, alors qu’au lieu de l’Autre s’ouvrait un trou… émergeait un réel sans le voile de l’objet… c’est ce qu’affectait le sujet dans le corps et en tant qu’angoisse… » 16 Et là, à nouveau, l’angoisse et sa solution.
A ce moment-là, l’intervention de l’analyste – avec son « dire » – incarna le bord de l’Autre par lequel se constitue le trou qui cerne ledit trajet. Il en résulte la chute du masque du désir de l’Autre laissant advenir la voix qui résonne dans le corps. « Le roman analytique avait été « se faire écouter » pour empêcher que le trou n’apparaisse dans le silence, le trou muet, voilé par l’objet en tant que semblant. »17
Eric Laurent, commentant ce témoignage, notait que l’analyste se transmute en ventouse, logeant le chemin vers le désir sans le support de l’Autre. Ce qui rend possible à l’analysant de faire un nouvel usage de l’objet, lié non pas au fantasme mais à la satisfaction pulsionnelle.
Ainsi, le « souffle » est extrait et l’Autre reste comme le lieu où le trajet pulsionnel s’articule.
Traduit par Beatriz Gonzalez et Romain-Pierre Renou
* « Las noches abiertas de la EOL » Soirées d’études organisées par L’Ecole d’orientation lacanienne à Buenos Aires, Argentine.
1 Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, éd. Du Seuil, coll. Champ Freudien, Paris, 2004, p. 266. (C’est l’auteur qui souligne)
2Ibid., p. 271.
3Ibid.
4Ibid., p. 272.
5Ibid., pp. 382-383.
6Ibid., p. ?
7Ibid., p. ?
8 Laurent, E., « La nouvelle clinique des angoisses, ses fondements et ses conséquences pour la psychanalyse », in Nuevos sintomas, nuevas angustias (ouvrage en espagnol), coll. Orientation Lacanienne, Argentine, p. 42.
9 Miller, J-A., L’angustia lacaniana, (Ouvrage en espagnol) Editions Paidos, p. 70.
10Ibid., p. 70.
11Ibid., p. 88.
12 Lacan J., Op. Cit., p. 389.
13Ibid., p. 390.
14Ibid., p. ?
15 Laurent, E., « Commentaire du témoignage de passe de M. Tarrab » in Patologias de la identificacion en los lazos sociales. (Ouvrage en espagnol) Collection Orientacion Lacaniana, Argentine, p. 62.
16 Tarrab, M. La identificacion no es el destino. (Texte en espagnol) Collection Orientacion lacaniana. Argentine, p. 54.
17Ibid.
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L’ATELIER DE LACANChapitres XXI et XXII du livre X, L’angoisse
Marie-Hélène Roch[email protected]
J.-A. Miller nous a parlé récemment de l’ouvrage de Peter Brown, intitulé Le renoncement à la chair, qui se réfère au christianisme des premiers siècles. On y apprend entre autres que l’éthique de la chair était déjà présente en des temps très anciens. Elle est à l’origine de la formation morale chrétienne et elle a produit de grands idéaux d’ascétisme sexuel en tant que réponse au plus perturbant des problèmes, à savoir la jouissance.
La jouissance est le seul vrai problème de la psychanalyse. Mais contrairement aux ascètes qui entraînaient leur corps dans une aventure impossible, convaincus de sa transformation le jour de la résurrection, la psychanalyse engage l’analyste à ne pas renoncer à ce qui fait justement problème, la chair d’un corps. L’ascèse psychanalytique se pratique sur l’Autre. Elle élimine cette dimension de la Toute Puissance au fond du monde jusqu’à faire de l’Autre une inconsistance, jusqu’à obtenir sa continence. De cette manière, un corps qui a renoncé à sa jouissance du simple fait qu’il habite le langage peut récupérer les ressources que le surmoi a stockées, par gourmandise.
Dans les chapitres XXI et XXII du Livre X, on trouve un large écho de cet enjeu. Lacan y soulève une aporie concernant la fin de la cure de l’obsessionnel. Il se demande si le sujet, du fait de la particularité de son désir anal, peut aller au-delà de la demande, déranger sa défense qui n’est autre qu’une couverture de son désir par l’idéal du moi et remettre à niveau son désir déterminé par sa cause. Comment déjouer cette tentation de faire de l’analyse une religion ? Lacan soulève aussi ce point crucial : est-ce que le névrosé à la fin de son analyse peut prétendre être débarrassé de cette dimension aussi ferme dans son cadre que la fenêtre du fantasme ? Et il ajoute : « Athée serait celui qui aurait réussi à éliminer le fantasme du Tout-puissant ». C’est impossible sans un acte. Mais en supposant qu’on y arrive, que cette dimension de présence de la toute puissance puisse s’éliminer, cela soulèverait alors l’inédit d’une position d’athéisme et pour l’analyste un désir athée. Tel serait l’enjeu d’une fin de cure d’un sujet névrosé. En conclusion, Lacan dicte cette condition : l’existence de l’athée, au sens véritable, ne peut être conçue, en effet, qu’à la limite d’une ascèse dont il nous apparaît bien qu’elle ne peut être qu’une ascèse psychanalytique.
Afin de répondre à cette aporie sur la conclusion de la cure, Lacan va déplacer notre intérêt pour l’Autre de l’Autre vers la topologie de l’objet a. Ce séminaire est l’atelier de Lacan, nous dit J.-A. Miller, une forge servant à la production d’un objet prélevé sur un corps. Ce nouvel alliage ne se fabrique pas sans angoisse; angoisse, qui, elle, ne trompe pas. Elle participe au détachement d’un objet cause d’un désir qui cette fois ne serait pas un leurre. Lacan nous donne les moyens de ne point faire de la psychanalyse une théologie et d’élucider cet incroyable besoin de croire.
Cette fabrique de l’objet-cause nous permet d’entrevoir ce que serait l’ascèse psychanalytique dont il parle (page 357) : une pratique de la pulsion plus prompte à traiter la souffrance d’un corps enchâssé dans ses leurres. Lacan apporte cette réponse à l’aporie du fantasme du Tout- Puissant. Il montre que le désir propre à un corps dénoue l’harmonie avec le symbolique et révèle que le désir, loin d’être intentionnel, est un résultat et que l’angoisse est un noyau irréductible du rapport de constitution de l’objet a dans l’expérience analytique.
Dans les chapitres XXI et XXII, le travail s’opère à dessein de produire la chute d’un corps, un objet a non/spéculaire.
Dans le premier chapitre, il s’attache au procès de causation afin de pouvoir situer le désir dans sa cause, à sa place du côté du sujet. Dans le chapitre suivant, il permet à l’analyste d’entrevoir qu’il est en place d’agent du désir pour soutenir la circularité de l’objet a.
Chapitre XXI
La forme primordiale de la cause
Lacan commence par introduire la catégorie de la cause, car elle soutient la question du désir de l’analyste. Un désir authentique qui trouve sa fonction de non–rapport entre la cause et son effet . Lacan appelle cet écart un gap, une béance ; c’est aussi un résidu de la fonction signifiante. La forme primordiale de la cause est une trace vide dans l’apparole, initiant la mise en circuit d’un objet chu. Cette trace trouve son écriture algébrique a.
Quelle est la difficulté que soulève un réel primitif ? Est-ce parce qu’il fonctionne sans loi ? Ou n’est-ce pas plutôt parce que tout avènement du a implique l’avènement du sinthome dans sa contingence et sa nécessité pour un être parlant ? Toute jouissance se complique du fait que le signifiant gagne sur elle et que celle-ci se laisse refluer sur une zone érogène. Un bord du corps se prête au désir de l’Autre, s’angoisse, s’affecte.
Après l’avènement de a, Lacan parle de l’avènement du symptôme comme d’une fonction équivalente.
La cause est prise dans la forme du phénomène
Le symptôme de l’obsession montre de façon clinique cette dimension originale de la cause d’être prise dans le phénomène; l’angoisse surgit si la compulsion ne s’accomplit pas. Avec le symptôme, nous sommes au niveau le plus favorable pour lier la position de a à l’angoisse comme au désir.
Lacan précise que la présence de la cause du désir s’est annoncée dès les données premières du champ où Freud a engagé la recherche analytique; c’est-à-dire dans le champ du symptôme où cette dimension de la cause est manifeste. Il faut considérer que le symptôme n’était pas présent au départ dans sa belle forme classique. Freud disait que la dimension du symptôme devait apparaître au sujet. Le symptôme n’est pas d’abord constitué, il faut aller le chercher, c’est-à-dire solliciter l’implication du sujet, afin qu’il reconnaisse qu’il fonctionne comme ça. Sans cette implication, il n’y a pas moyen de faire parler le symptôme, de l’attraper par l’oreille.
Lacan indiquait déjà cet enjeu dans lesÉcrits ; enjeu pour le transfert qu’Éric Laurent a lui-même commenté, montrant comment Freud avait obtenu la rectification subjective de la position de belle âme de Dora et l’implication subjective de l’homme aux rats dans la cristallisation de sa dette. Cette implication au symptôme favorise son développement selon les variantes de la vérité, ce que Lacan appelait son enveloppe formelle. Il en parle autrement dans ce chapitre XXI, car il inclut le « non-assimilé » du symptôme. Il ne s’agit pas seulement que le sujet prenne l’intelligence de la situation, mais « que se dessine qu’il y a une cause à ça ». Lorsque le « qu’y a-t-il, qu’est-ce que c’est que ça » vient à se formuler comme cause, le sujet de l’obsession montre qu’elle est « entr’aperçue comme Angst ». Et c’est dans le désir dans l’Autre sous sa forme la plus pure (au cinquième niveau). C’est à ce niveau que la cause prend sa consistance. Si elle se présente d’abord sous la forme d’une trace vide, un creux, un non savoir mis à la production de ses effets, elle prend aussi cette valeur d’une jouissance absolue. La cause va avec la Chose, avec das Ding. L’implication à sa cause peut verser le sujet obsessionnel dans l’héroïsme quand il approche de la structure de ce cinquième niveau . La contrainte qui commande sa symptomatologie force une volonté d’accès à un savoir qui est pour l’obsessionnel saisi dans la dimension d’horreur de la jouissance (cf « Kant avec Sade »).
Situer le désir à sa place d’objet-cause laisse entrevoir que le symptôme (ainsi que le désir) n’est pas un effet de la cause mais un résultat. L’avènement de a fait l’avènement du symptôme ; ou, pour le dire autrement, il y a symptôme lorsqu’il y a (a).
L’analyste ne renonce pas à ce qui fait problème, la chair d’un corps. C’est elle qui enserre la topologie du circuit. Dans le chapitre suivant, l’analyste est appelé à soutenir la circularité de l’objet a, c’est-à-dire la chute d’un corps, trace inédite du réel fortuit. Un mode de présence au monde dû à ce qui s’est imposé de façon particulière et traumatique.
Chapitre XXII
Une enforme topologique de l’objet a
Lacan appelle désir anal le résultat de la cession de l’objet. Il ne faut pas confondre le désir avec l’excrément. Si celui-ci prend une valeur paradigmatique, c’est parce qu’il nous permet de concevoir l’objet a subsistant sous des modes divers et comme ordure (palea).
Or, comment ce désir est-il appendu à la structure de l’objet a? Lacan commence par isoler une trace de l’excrément dans le milieu, dans la biologie. L’excrément est le dépôt du vivant, C’est le blastopore. Il est dans le milieu bien avant que la bouche et l’anus ne soient différenciés. Cependant, il y a toute une économie et une organisation usinière de la fonction pour la récupération des excréments. Dans le circuit économique, la visée de l’homme comme réductible à l’excrément n’est pas absente.
Lacan pense qu’il n’est pas hors de saison de rappeler quelle est la visée de la Chose, « la réduction de masses humaines entières à la fonction d’excrément », « la transformation d’un peuple par l’intermédiaire du four crématoire à l’état de quelque chose qui se répartissait sous la forme de savonnettes ». Voilà qui situe le progrès dans les relations humaines et la visée de la cause en objet a , en l’immonde.
Une fois ce désir situé sous la forme d’une trace réelle, posons-nous la question : comment, ce qui est rebutant, peut-il jouer un rôle privilégié dans le mode subjectif d’un désir ? Cette question en fait résonner une autre :où se situent les limites du corps érogène ? Dans son commentaire du livre X, J.-A. Miller souligne que les cercles d’Euler répondent à ce problème clinique. Ils schématisent la cause du désir selon cinq formes (au sens d’enforme). Leur usage fait apparaître la fonction circulaire de l’objet a à chaque niveau et la nouvelle approche de l’objet comme un organisme issu d’une coupure ; de l’ordre d’une zone, pas d’une bonne forme, et d’une zone érogène. Cet organisme est montré comme empiétant sur le corps de l’Autre et pourtant hors des limites du corps. J.-A. Miller rappelle que dans « Position de l’inconscient », Lacan parle d’un organisme dont les limites vont au-delà du corps. Et il définit la libido comme : «(…) Cette part du vivant qui se perd à ce qu’il se reproduise par les voies du sexe ».
Cette trace du réel, du vivant, trouve un bord érogène donnant accès à l’existence d’une zone antérieure au corps dans sa forme et son identité. Comment faire d’une zone du corps un individu, un sujet de droit ? C’est là qu’entre en jeu l’objet dans sa chute ; elle caractérise la toute première inscription du sujet, la naissance de l’Autre.
La cession de l’objet n’est pas sans évoquer l’angoisse anale de l’homme aux loups requis de se manifester comme sujet dans la scène traumatique inaugurale de sa présence au monde. Elle peut s’illustrer de façon moins dramatique, mais pas moins traumatique. Lacan fait observer que le cambrioleur qui vient de manier la pince-monseigneur pour ouvrir votre porte et vos tiroirs a toujours à ce moment-là la colique. C’est la signature, dit-il. Ajoutons, la signature de son passage illégitime chez l’Autre. L’angoisse donne existence à une position du désir, un désir qui cède à la situation ; elle en reste la source. Cette façon de céder à la situation dans la précipitation est familière de l’acting out obsessionnel ; c’est dans l’émoi qu’une trace finit par se laisser.
Ce déplacement du côté du sujet (de la cause du désir) donne accès à un objet, dont on peut dire que s’il est familier des lieux, il n’y est qu’en étranger.
Le corps d’un parlêtre en garde la trace. Le désir de retenir, par exemple, qui supporte le désir obsessionnel, c’est de façon structurale le désir pris en otage dans le verbe. Le sujet de l’obsession en fait spécialement l’épreuve. On retrouve son inhibition du désir dans toutes ses dimensions, quand il est installé dans la demande dans l’Autre ou quand il approche de la béance entre désir et jouissance dans son rapport à l’Autre sexe. C’est un désir en recul de l’acte. Si le point d’appel est sur le corps, quand le désir est requis de se manifester, le sujet aura besoin de prendre des chemins toujours plus éloignés, de parcourir toutes les impossibilités du trajet, de s’écarter de ce qui est le problème de son désir, l’impossibilité du désir en acte.
Lacan dessinant les cinq niveaux de la constitution de l’objet a dans sa relation extime à l’Autre, montre que le deuxième niveau est celui de l’objet anal et de l’introduction de la demande dans l’Autre. C’est l’objet qui montre le mieux le caractère cessible d’un objet a « comme morceau séparable qui véhicule primitivement quelque chose de l’identité du corps, antécédant sur le corps lui-même quant à la constitution du sujet ». (p. 363)
Par quelle voie l’excrément entre-t-il dans la subjectivation ? Le deuxième niveau répond à la question. Il y entre par l’intermédiaire de la demande dans l’Autre représentée à l’occasion par la mère et sa demande. L’obsessionnel en connaît les scènes familières et la temporalité : tantôt l’enfant doit retenir, tantôt lâcher. L’angoisse gît dans cette installation dans l’Autre. L’appréhension de perdre vient au corps avec l’idée que ce déchet lui appartient. C’est avec l’idée d’appartenance au corps que l’angoisse se transforme en peur. Ce qu’il craint de perdre peut prendre une valeur de satisfaction accordée à la demande de l’Autre. Mais comment, le caca, a-t-il pu être élevé à l’objet précieux, à l’agalma ? Les effets de la discipline ne sont pas suffisants pour comprendre l’ampleur des effets qui s’attachent à la relation agalmatique de la mère à l’excrément de son enfant.
L’agalma n’est concevable que dans sa relation au phallus et à son absence ; à l’angoisse phallique qui se manifeste dans le phénomène de détumescence de l’organe. Lacan conclut : « C’est en tant que symbolisant la castration que le a excrémentiel est venu à la portée de notre attention ».
Rappelons que c’est au niveau de ce déchet que le sujet a pour la première fois l’occasion de se reconnaître dans un désir. Mais n’allons pas trop vite. Car les deux temps de la demande : « Garde-le. Donne-le. Et si je le donne, où est ce que ça va ? » Ces deux temps, on les retrouve dans l’ambivalence de sa position, de ce oui et non que Lacan écrit (a losange S ) et aussi dans son symptôme, sur le versant de l’annulation : c’est de moi, mais néanmoins ce n’est pas de moi .
La structure fondée sur la demande laisse hors circuit le désir. On pourrait s’attendre, dit Lacan, à ce qu’un désir sexuel venu de l’extérieur vienne balayer la demande et ainsi la relayer. Il se trouve que non, du fait de la fixation à l’objet anal et à cette propriété qu’il a de choir, de disparaître au même titre que le phallus lui-même. L’objet par sa caducité se substitue à celle de l’organe qu’il symbolise parfaitement. Ce qui a toute sa portée au niveau phallique.
Le troisième niveau est celui de la fonction centrale, le phallus. À cet étage s’introduit le rapport du sujet à la jouissance dans l’autre sexué. C’est le lieu par excellence de l’angoisse, de la caducité de l’objet et de l’insatiabilité du désir, du fait de la béance entre désir et jouissance.
Lacan rappelle les aléas du désir, à savoir que l’homme entre châtré dans la relation sexuelle. Les mouvements vers la jouissance de l’Autre sexué inclut la castration comme gage de la rencontre. Quant à la femme, si elle ne manque de rien, elle risque pourtant dans son mouvement vers l’homme de s’écraser sur la nostalgie phallique. Ce qui appelle une autre dimension et un au-delà visé dans un amour transfiguré en termes de puissance.
Apories Réponses
Vu sous cet angle, comment le sujet obsessionnel approche-t-il la béance entre désir et jouissance dans son rapport à l’autre sexe ? Par la métaphore du don d’amour empruntée à la sphère anale et destinée ici à retenir le désir sur le bord du trou de la castration.
Comment le sujet de l’obsession peut-il achever sa position de désir ? Par la projection de cet objet dans le champ de l’idéal du moi. Au niveau où il s’agit de recouvrir l’angoisse, l’idéal du moi prend la forme du Tout-Puissant. Le circuit se prolonge par le lien de l’objet anal avec l’objet scopique qui favorise l’image aimable (le quatrième niveau est celui du champ scopique, du fantasme, de la puissance dans l’Autre ; le mirage du désir humain).
Dans ce fonctionnement symptomatique de retenir son désir, de le faire dévier toujours plus loin de sa cause, le sujet trouve le complément dans un fantasme ubiquiste, ce qui montre la liaison de l’objet anal avec une production idéaliste. Qu’elle s’illustre comme la plus haute qui puisse se faire laisse le désir de l’acte en impasse.
L’impasse concerne la réalisation du désir dans sa causalité. La circularité de l’objet fait apparaître tout un ordre de causalité que Lacan n’entérine pas encore comme causalité du désir mais qui montre déjà que la causalité est un résultat (comme le symptôme).
L’angoisse dans le circuit prend un caractère de dominance dans le phénomène, de contrainte dans le symptôme à la mesure du désir de l’obsession qui est désir de retenir. L’angoisse apparaît selon ses modes d’émergences (que ce soit dans la stratégie d’évitement ou sous les compulsions et acting out). Elle est le signal du réel, dès lors que la cause fait retour sous sa forme pure dans le désir dans l’Autre. Le sujet saisit quelque chose de son désir dans la structure sadique du fantasme. Et, elle reste le noyau irréductible du rapport de constitution de l’objet a dans l’expérience analytique.
Pour réintégrer ce désir à sa cause, ne faut-il pas l’intervention de l’acte analytique ? Un bon coup de balai inattendu en somme, à l’exemple de cet analyste qui a fait le geste sidérant de jeter à la poubelle la thèse si précieuse que lui remettait son analysant.
L’analyste ne renonce pas à la jouissance. L’analyste ne fait pas semblant. Son acte dérange la défense. Il sait par expérience, et jusqu’au point nodal d’inconsistance, que seul un acte permet au désir de s’extraire de la structure de la névrose. Dès lors qu’il autorise l’accès à l’analyse, l’analyste — non sans en avoir apprécié les risques — s’attend à produire un acte qui le dépasse en sa portée. Il en reste comptable. Il est responsable du pari que fait la psychanalyse lacanienne de ne pas renoncer à la jouissance d’Un corps.
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LE DESIR DE L’ANALYSTE, OBJET D’UNE ALIENATION CONSTITUANTE
Perla Miglin[email protected]
Lecture croisée du dernier chapitre du Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse et de la première partie du Séminaire, livre X, L’angoisse.
Aliénation constituante ainsi qu’angoisse constituante seraient une autre façon de dire ce à quoi Philippe La Sagna fait référence, à savoir « que l es religions du livre sont trois et que le livre premier est celui d’un peuple qui n’a pas choisi, justement, la voie religieuse, mais qui a inventé, par contre, l’idée que l’identité n’est pas une donnée héritée mais quelque chose à acquérir, par une mise en question, un devenir et surtout un savoir, un art de lire ».1
Le chapitre XX du Séminaire XI accueille une paire de signifiants : « En toi plus que toi » et « il me reste à conclure ». Ce chapitre s’ouvre par un recto verso : « Je t’aime, Mais parce qu’inexplicablement J’aime en toi quelque chose plus que toi – l’objet petit a, Je te mutile. »2
Alors que Lacan s’apprête à conclure son séminaire XI, il évoque le fait que cette année-là il s’est adressé à un public différent de celui qui avait jusqu’alors suivi son enseignement. Il avait dû laisser en suspens « ce pas qu’[il] s’apprêtai[t] à faire franchir […] concernant les Noms-du-père ».3 Il fait savoir que cette année qui se termine dans un autre lieu l’amène à des circonstances qui lui présentifient et lui permettent de rendre compte d’une notion fondamentale : la dustuchia.
Qu’est-ce que cette notion fondamentale ? Et, qu’en dire en nous appuyant sur tuché et automaton ? Jacques-Alain Miller, tout au long des quatre cours dédiés au « Gide de Lacan » propose ce qui suit : « Je conclurai ce rapport avec le lieu remarquable que Lacan accorde à la fonction de la rencontre – dans cette analyse clinique, la malencontre, la bonne rencontre, la personne qui doit être, la personne qui ne doit pas être, cela fait la différence. […] Nous déchiffrons éventuellement, à partir de l’automaton et de la tuché cette répétition et cette rencontre, mais nous pouvons conserver leur force sans l’extinction, si vite, de tout ce qui est déjà connu. Il me semble que dans tout cela nous pouvons trouver la possibilité de précisions suffisamment pratiques, de telle sorte que j’ai proposé comme thème pour des journées espagnoles : Rencontres et répétitions dans la névrose et dans la psychose ».4
Nous ne pouvons cesser d’être surpris devant l’importance que Lacan accordait à ces fonctions. J.-A. Miller ajoute : « Sûrement on peut dire que Lacan ira encore plus loin en considérant la malencontre de la rencontre, mais je crois qu’il y a plus de choses à dire là-dessus ».5
La question pour l’ordre de vérité que notre pratique engendre devient importante là où la direction de la cure desserre la parole du savoir pour la nouer à la jouissance.
Il est surprenant de reconnaître avec netteté l’obstacle contre lequel bute l’analyste non armé du savoir, « qu’est-ce qui m’autorise ? » La formation de l’analyste vise le nouage de la parole à la jouissance. L’ordre de vérité que notre pratique engendre est une autre façon de se référer, par exemple, à la question que Freud pose à Dora lorsque celle-ci s’adresse à lui suivant les conseils de son père afin de lui raconter l’engrenage dans lequel, selon elle, son père l’avait entraînée. C’est Freud qui peut lui demander avec incrédulité quelque chose comme : « Quelle est ta part dans cet enchaînement de faits ? » La question de la rectification subjective anticipe le recours à la topologie, même si rect-ification résonne comme appartenant au genre éternel de la géométrie euclidienne – elle correspond néanmoins à un nouveau genre comme celui qui incarne la question pour l’ordre de vérité que notre pratique engendre. Quelle est ta part dans tout ça ? convoque donc la part logée en toi.
En approfondissant notre lecture du chapitre XX du Séminaire XI, nous trouvons que Lacan nous donne des formules afin que nous nous en servions en tant que points de référence : « si le transfert est ce qui, de la pulsion, écarte la demande, le désir de l’analyste est ce qui l’y ramène. Et par cette voie, il isole le a, il le met à la plus grande distance possible du I que lui, l’analyste, est appelé par le sujet à incarner. »6
Depuis le Séminaire, livre X, l’angoisse, « la pulsion ($ ♢ D), à lire – S barré, coupure de grand D, la demande. […] C’est dans toute la mesure où le fantasme ($ ♢ a) se présente d’une façon privilégiée chez le névrosé comme ($ ♢ D) ».7
« Le point de l’idéal du moi est celui d’où le sujet se verra […] comme vu par l’autre – ce qui lui permettra de se supporter dans une situation duelle pour lui satisfaisante du point de vue de l’amour. En tant que mirage spéculaire, l’amour a essence de tromperie. Il se situe dans le champ institué au niveau de la référence du plaisir […] grand I, quelque part placé dans l’Autre, d’où l’Autre me voit, sous la forme où il me plaît d’être vu. Or, dans cette convergence même à laquelle l’analyse est appelée par la face de tromperie qu’il y a dans le transfert, quelque chose se rencontre, qui est paradoxe – la découverte de l’analyste. Celle-ci n’est compréhensible qu’à l’autre niveau, le niveau où nous avons situé la relation de l’aliénation. […] l’analysé dit en somme à son partenaire, à l’analyste – Je t’aime, mais, parce qu’inexplicablement j’aime en toi quelque chose plus que toi – l’objet petit a, je te mutile. »8
Nous trouvons une autre version de ce recto verso avec lequel Lacan démarre le dernier chapitre du Séminaire XI dans le séminaire X. Lacan y introduit l’idée que le discours de l’angoisse ne peut plus se maintenir éloigné du problème du désir de l’analyste.
« […] Même si le moi est le lieu du signal, ce n’est pas à ce moi que ce signal est adressé. C’est évident. Si il s’active dans le moi, c’est pour que le sujet soit averti de quelque chose, à savoir, d’un désir c’est-à-dire d’une demande qui ne concerne aucun besoin, qui ne concerne rien d’autre que mon propre être, c’est-à-dire qui me met en cause. Disons qui m’annule. En principe le signal ne s’adresse pas à moi en tant que présent, il s’adresse à moi, si vous voulez, comme attendant, et encore plus comme étant perdu. Ce signal sollicite ma perte pour que l’Autre se retrouve en elle. C’est cela l’angoisse. »9
Le désir en position d’objet
Le thème des objets a dans l’expérience analytique nous permet de déployer « la force de l’articulation entre répétition et rencontre » dans les différents cas cliniques . Et ce, en prenant en compte que « […] il s’agit de la relation entre -(φ) et la constitution de a. D’un côté la réserve imaginairement insaisissable, même si elle est liée à un organe. De l’autre côté, l’objet a , qui est ce reste, ce résidu, cet objet dont le statut échappe à celui de l’objet produit par l’image spéculaire, c’est-à-dire, aux lois de l’esthétique transcendantale […] Il s’agit d’instituer un autre mode d’imaginarisation […] pour définir cet objet »10
Le fait que Lacan ouvre le séminaire X en disant que la structure de l’angoisse est la même que celle du fantasme n’est pas sans lien avec « la classe de désir qui se manifeste dans l’interprétation, dont la forme la plus exemplaire et énigmatique est l’incidence de l’analyste dans la cure ».11 Ceci n’est pas sans lien à la présence inédite de a, l’objet dans la fonction accomplie par le fantasme.12
Lors du cours du 03 avril 2002, J.-A. Miller nous fait part d’un morceau inédit de l’enseignement de Lacan qui correspond au séminaire sur l’acte analytique : « Le désir de l’analyste, il est impossible de le tirer d’ailleurs que du fantasme du psychanalyste. Ce de ce qu’il y a de plus opaque, de plus ferme, de plus autiste dans sa parole que vient le choc d’où se dégèle, chez l’analysant, la parole. »
J’interprète que lors de la journée sur Gide, alors que J.-A. Miller avance que Lacan a franchi un pas de plus en considérant l’essentiel de la malencontre, cela va de pair avec ce qu’il dira plus tard au sujet de cette proposition de Lacan dans le séminaire sur l’acte analytique : « sans aucun doute – et il semble donner là une échelle pour mesurer la transformation de la technique analytique, l’envers d’une pratique qui s’ordonnerait d’une réalité désexualisée ou spéculant sur la coïncidence sentimentale ». 13
D’ici semble surgir cet autre mode d’imaginarisation qui définit l’objet qui échappe à l’image spéculaire, résidu non réversible, ni significantisable dans le registre articulé14 que le thème du Congrès nous permet de déployer.
Traduit par Beatriz Gonzalez et Romain-Pierre Renou
1 « Trois questions à…Philippe La Sagna » La lettre en ligne (LEL) N° 39, juillet 2007.
2 Lacan, J. Le Séminaire, livre XI,Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Editions du Seuil. Paris, 1973, p. 237
3Ibid., p. 237
4 Miller, J-A. « A propos du Gide de Lacan », Malentendido.
5Ibid.
6Le Séminaire, livre XI,Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Editions du Seuil, Paris, 1973, p. 245.
7 Lacan, J. Le Séminaire, livre X, L’angoisse, chapitre V, « Ce qui trompe », Editions du Seuil, Paris, 2004, p. 80.
8 Lacan, J., op. cit., p. 241.
9 Lacan, J. Le Séminaire, livre X, L’angoisse, chapitre V, « Ce qui trompe », Editions du Seuil, Paris, 2004 ???
10 Ibid ., Chapitre XI, « Ponctuations sur le désir », p. 173.
11Ibid., Chapitre 3, « Du cosmos à l’Unheimlichkeit », p. 39.
12 Ibid ., Chapitre 4, « Au-delà de l’angoisse de castration », p. 55.
13Ibid.
14 Miller, J-A. Orientation lacanienne III. Cours du 15 avril 2002
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TROIS CONSISTANCES
Gilles Chatenay[email protected]
Historiquement, dans l’enseignement de Lacan, la première consistance est imaginaire : le stade du miroir donne consistance imaginaire au corps. Le mouvement de logification du deuxième enseignement de Lacan promeut l’acception logique du terme : est consistant un objet, un concept ou un champ, non plus lorsqu’il donne l’image d’une unité, lorsqu’il semble être d’un seul tenant, mais lorsqu’il est exempt de contradiction interne. L’Autre est inconsistant en ce sens, la seule consistance de l’objet a est logique, etc. Mais que devient la consistance dans le troisième, le dernier et le tout dernier enseignement de Lacan ? La question de la consistance n’est pas que théorique, car si l’on accepte qu’intuitivement est consistant « ce qui tient ensemble » ou « ce qui se tient », son enjeu, me semble-t-il, est aussi clinique, et donc pratique : le fantasme, le symptôme et le sinthome par exemple peuvent être conçus comme des appareillages qui tentent de faire tenir ensemble, de donner consistance à ce qui ne va pas ensemble : la jouissance, le signifiant et le lien social.
Consistance unienne
Lacan, dans son Séminaire L’angoisse, produit l’objet a comme prélèvement sur le corps : le sein, les fecès, le regard et la voix (et à l’époque le phallus) sont particulièrement aptes à faire fonction d’objet a dans la mesure où ils se présentent comme éminemment séparables, cessibles. Très freudiennement, l’objet est ce qui peut être perdu, et au-delà il se définit à partir de la perte. Plus tard, avec la mise au point de la notion de plus-de-jouir, la cessibilité deviendra une condition suffisante pour qu’un objet, y compris un objet du marché, puisse être supposé receler l’objet de satisfaction pulsionnelle.
Dire d’un objet qu’il l’est dans la mesure où il est séparable, c’est me semble-t-il dire deux choses (au moins) : premièrement qu’il y a une coupure entre l’objet lui-même et ce dont il peut être séparé — cette coupure définit une surface — ; et deuxièmement que cette coupure permet de le dire Un.
L’objet est Un, non pas ici au sens du un du trait unaire qui marquerait sa singularité, ou du 1 numérique où il compterait pour 1quelconque, mais au sens où il ne doit pas partir en morceaux, ni ne se liquéfier ou s’évaporer : il est consistant, d’une consistance que je dirai unienne. Par ailleurs, que sa coupure définisse une surface revient à dire que la structure topologique de l’objet est celle de son bord, c’est-à-dire de sa surface. En d’autres termes, la consistance de l’objet est unienne en tant qu’il est enserré « dans » une surface d’un seul tenant. Lacan, dans D’un Autre à l’autre, spécifie les structures topologiques de ces surfaces : sphère, tore, cross-cap, bouteille de Klein. « Enformes de l’Autre » dit-il, et ajoutons : de l’objet lui-même, puisque sa surface le « circonscrit ».
Dans le paragraphe précédent, j’ai pris la précaution d’écrire ici « dans » et « circonscrit » entre guillemets : parce que si l’opposition dedans-dehors est légitime pour la sphère et dans une certaine mesure pour le tore, elle ne l’est certainement pas pour le cross-cap ou la bouteille de Klein. Ce qui n’est pas, pour moi, sans conséquences surprenantes.
En effet, « unien » est un terme corrélé à l’imaginaire : le choix de ce terme induit l’idée que la consistance unienne participe de l’imaginaire, c’est celle par exemple que l’image délivre à notre corps. Or l’imaginaire du corps comporte l’opposition dedans/dehors : le corps imaginaire est sphérique, ou pour mieux dire, torique. L’imaginaire, pour moi, jusqu’à présent, était corrélé à l’opposition dedans/dehors. Ce n’est plus le cas, puisque j’avance que la structure topologique d’un objet unien peut aussi être de type cross-cap ou bouteille de Klein. L’unien, et partant l’imaginaire, ne sont pas nécessairement sphériques ou toriques. Il leur suffit d’être d’un seul tenant.
Il me faut repenser pour moi-même l’imaginaire, et, partant, le symbolique et le réel. Proposons que la dimension imaginaire de tout objet, notion, concept, etc. résiderait dans la possibilité de sa représentation par une surface. Sa dimension symbolique, elle, se définirait comme la part de celui-ci qui pourrait trouver représentation dans l’ordre de la lettre. Quant à ce qui ressort du registre du réel, évidemment c’en serait la part impossible à représenter dans la surface ou la lettre.
Mais Lacan nous dit aussi que la seule consistance de l’objet a est logique. Et la logique assurément participe de la lettre : pas de l’imaginaire. C’est pour le moins contradictoire, semble-t-il, avec notre supposition d’une consistance unienne — qui justement ne serait pas logique.
Nous avons occulté un préalable à la consistance imaginaire de l’objet : l’opération de coupure, de séparation n’est pas donnée par l’objet, nous avons dû l’effectuer. Nous avons extrait quelque chose de quelque chose pour en dire « ceci est un objet ». Nous scandons l’extraction d’un trait, d’un point ou d’une lettre, nous générons l’objet par le signifiant au sens large : pour emprunter à Bertrand Russell, en disant « ceci », déjà nous faisons une nomination au sens large — Lacan, lui, a pu dire que le nom propre, c’est le signifiant à l’état pur : il suffit qu’un signifiant — par exemple « ceci » — vienne pour opérer une nomination. La consistance unienne, consistance de surface, imaginaire, présuppose une nomination russellienne – disons au moins un marquage par le trait unaire : une inscription symbolique. Dès lors cette consistance ne tient que par refoulement, démenti ou forclusion de la « nomination » préalable : ce n’est pas une « vraie » consistance. Ce qui n’est pas lui dénier des effets : le stade du miroir témoigne de la puissance clinique de la consistance unienne. Et à l’autre bout de son enseignement, lorsqu’il redonnera dignité à l’imaginaire, Lacan s’interrogera sur la consistance de la corde, du rond de ficelle — qui d’ailleurs est topologiquement un tore — qui ne doit pas s’effilocher ou se rompre : il doit rester d’un seul tenant.
« D’un seul tenant » est une façon intuitive de dire que l’espace ou l’objet unien est, en terme topologique, connexe.
Consistance logique : binaire
On dit d’un raisonnement ou d’une démonstration qu’ils sont valides si chaque proposition s’enchaîne correctement à la précédente. En somme, par-delà les incidences, lemmes et emboîtements, le raisonnement logique est au sens strict une chaîne, comme les anneaux olympiques il tient deux à deux.
La consistance logique est binaire. L’objet a est-il binaire ? Sa consistance est binaire : l’objet a ne tient pas tout seul, sa substance n’est qu’épisodique. Il n’existe comme objet que séparé, et non pas isolé. Les ronds de la chaîne ne sont pas en continuité, ils sont séparés, et cependant ils ne sont pas isolés, ils sont liés. Au contraire de continuité et isolement, lien et séparation — en termes lacaniens aliénation et séparation — s’articulent l’un à l’autre, l’un n’est pas sans l’autre. C’est-à-dire que l’objet a n’est qu’imaginairement unien. Souvent nous (analystes, mais aussi patients) substantialisons l’objet, souvent nous nous laissons captiver dans l’imaginaire unien de ses substances épisodiques ou de ses bords topologiques. Ce n’est pas sans conséquences cliniques : l’enfant autiste, l’adulte psychotique qui se mutilent tentent de faire consister l’objet a, mais dans sa « substance » : il lui donnent une consistance imaginaire. La mutilation signe dans le réel l’échec de la séparation logique. La consistance unienne ne fait pas vraiment tenir l’objet comme séparé, la seule vraie consistance de l’objet est logique.
Mais par ailleurs, la binarité de la chaîne a d’autres déclinaisons : il suffit qu’en un point elle se rompe pour qu’elle ne tienne pas du tout. Ou bien ça tient, ou bien ça ne tient pas du tout. Ou bien le raisonnement, le concept, le champ, l’espace, l’objet est logiquement consistant, ou bien il ne l’est pas du tout. C’est du tout ou rien : opposition binaire. « Tout se tient », dirai-je, est une formule potentiellement paranoïaque. Un monde où « rien ne tient » serait lui à l’extrême de la schizophrénie.
Consistance borroméenne : ternaire (au moins)
Dans le nœud borroméen, Lacan écrit l’objet a dans le « trou » central.
Les « bords » de ce « trou » ne sont pas en continuité : dans l’abord nodal, l’objet a n’a pas de bord au sens strict du terme.
La consistance nodale, à la différence de l’unienne, ne réside pas dans ses bords.
D’autre part, l’entrelacs borroméen, à la différence de la chaîne, ne tient, par définition, que trois par trois au minimum, et non pas deux par deux1. En termes plus mathématiques, dans un espace connectif borroméen, si les parties comprenant un seul point et celles comprenant trois points ou plus sont connexes, celles ne comprenant que deux points ne le sont pas : l’espace, dirai-je, n’est pas-tout connexe. Quant à l’objet a, ni « enformé » par ses bords, ni lié par aliénation-séparation, il est enserré dans l’entrelacs : il ne tient pas, il est tenu — ce qui est une façon de dire qu’il n’a pas de consistance, même logique.
L’entrelacs propose l’espace d’une consistance, dirai-je, pas-toute, et où celle-ci n’est pas « d’un seul tenant » : n’est pas toute connexe. Il me semble que cliniquement, nous nous intéressons à situer, dans le sac de nœuds ou le monde fracturé que nous présentent ceux qui viennent nous parler, les points ou les lieux où le sujet tente de faire tout de même tenir quelque chose : fantasmes, symptômes, modes de lien social. Cela tient malgré tout, cela tient, bien que l’Autre soit inconsistant. Et que faisons-nous souvent, sinon d’aider par coupures, épissures et raboutages le sujet à inventer un nouage plus simple, plus économique pour reprendre un terme freudien, où il puisse repérer les localités sur lesquelles il pourra s’appuyer pour décider, comme le dit Lacan, « s’il désire ce qu’il veut » : s’il désire ce à quoi il tient.
L’entrelacs tient globalement, et non localement. Pourtant, nous penserions intuitivement que la tenue de l’entrelacs demanderait au moins une tenue ponctuelle : celle de chaque rond de ficelle. Qu’un seul lâche, et de proche en proche tout se détricotera. Lacan a interrogé la consistance de la corde, de l’Un, dans son tout dernier enseignement. Finalement, tout ne reposerait-il pas sur la consistance unienne ? Mais pensons à ces tissus très solides faits pourtant de fils très fragiles. À condition de ne pas appuyer ou tirer trop fortement sur un point ou une région limitée, cela résiste remarquablement, cela résiste même mieux qu’une construction rigide. C’est la structure qui tient les éléments.
Certains sujets psychotiques ne présentent pas de symptôme au sens large, de points de déchirure clairement identifiables. Parfois nous parlons de psychose ordinaire, le hors-discours, le débranchement prévalent. Ils dérivent sans se laisser enserrer dans l’entrelacs. Les liens qui restent sont extrêmement ténus. De notre part, pas d’interprétation bien sûr, pas de scansion trop appuyée, encore moins de coupure, il nous faut, comme le demandait Lacan, opérer avec tact. Ces patients réclament du « toucher », comme on le dit d’un bon pianiste : ne pas trop tirer sur les fils, permettre des nouages légers, jouer sur toutes les notes, compter sur la multiplication des liens et leur tressage.
Reste que l’entrelacs propose une consistance globale : celle de l’entrelacs lui-même. Elle suppose que l’entrelacs, lui, tient. Elle suppose que cela tienne, dirai-je, par la globalité. En apparence, elle suppose la consistance de l’Autre. C’est une fiction nécessaire. C’est la fiction du transfert, de la supposition de savoir, nous dit Lacan dans le Séminaire XVI. La consistance de l’entrelacs est donnée par le transfert, elle tient par ce lien social particulier qu’est le discours analytique. Le sac de nœuds que nous présente celui qui vient nous voir ne tient peut-être pas — en fait il ne tiendra jamais que « régionalement », dirions-nous : entre le local et le global. À nous de ne pas détordre inconsidérément toute cosse, tirer sur n’importe quelle boucle, à nous de savoir où ne pas couper les brins.
Dernier point : la distinction des ronds, comme nous l’indique Lacan, est elle aussi liée au discours analytique. Dans notre vie quotidienne, nous mettons allègrement en continuité réel, symbolique et imaginaire dans un nœud, le nœud de trèfle dans le meilleur des cas. Un unien parmi d’autres. Que nous voulions ou pas le savoir, nous nous appuyons aussi sur l’imaginaire, sur la part que Freud laissait à l’analysant : la synthèse. Lorsque celle-ci échoue, il nous faut broder.
Nota:
1 Le mathématicien Stéphane Dugowson (après quelques prédécesseurs) a donné une écriture mathématique aux espaces topologiques borroméens avec les « espaces connectifs », et, parmi ceux-ci, ceux qu’il a appelé les « espaces lacaniens ». Voir « Qu’est-ce que tenir ensemble ? Conversation avec un mathématicien », à paraître dans La Cause freudienne.
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LES OBJETS a ET LEURS VICISSITUDES
Luis Erneta[email protected]
1- Lexique conceptuel
Satisfaire * implique un faire – facer, en vieux castillan, veut dire un certain travail, terme cher à Freud, le travail du rêve, par exemple – qui contrarie l’expression habituelle « rêver ne coûte rien » **. Pour Freud, même le Witz est travail. C’est le comble ! « Facer » donc, précédé de « satis » qui veut dire « suffisamment ». Satis entre dans la langue castillane via la langue d’Oc du sud de la France, langue des troubadours. Et si on remonte plus loin, satis provient du latin.
« Le principe de plaisir, dit Lacan en suivant Freud, est celui de l’amortissement de la stimulation »1. Faire le minimum dont la limite est déterminée par Freud comme le principe de constance. Freud sait que le principe de plaisir, réduit a minima, mène à la mort. Le principe de plaisir consiste donc à travailler le minimum pour obtenir une certaine satisfaction. Lacan indique aussi que « tout cela est révélateur d’une certaine astuce…une façon d’éviter le piège de la jouissance ». Il continue : « D’où ceci, il s’agit de faire remarquer à celui qui demande de l’aide qu’il faut suer un petit peu pour arriver à faire quelque chose ensemble. […] Avec cette sueur, on peut même se faire un nom. » Il faut travailler donc, puisque cette sueur en est l’effet.
Dans « Pulsions et destins des pulsions »2 Freud propose que le but de la pulsion (Ziel) est dans tous les cas la satisfaction qui n’est atteinte qu’en annulant l’état de stimulation à la source. Ce laborieux travail est une propriété universelle des pulsions, il est leur essence même. Toute pulsion est un fragment d’activité ; lorsque, négligemment, on parle de pulsions passives on ne peut penser à autre chose qu’aux pulsons ayant un but passif3. Même le but inhibé – par exemple la sublimation, l’un des quatre destins de la pulsion nommés par Freud – n’empêche pas l’obtention d’une satisfaction.
Mais la source « est localisé[e] dans un organe ou une partie du corps »4. Nous avons ainsi un corps en morceaux ou en parties, qui est à rapporter à l’organisme, celui dont le langage n’a pas encore fait corps, ou n’a pas incorporé. Dans un morceau soustrait à l’opération triturante du langage, nous pouvons reconnaître un objet a, en tant que morceau d’un corps.
Le travail laborieux a ses propres moyens de production pour obtenir la satisfaction ; pour Freud ce moyen est « l’objet de la pulsion […] ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but. Il est ce qu’il y a de plus variable dans la pulsion, il ne lui est pas originairement lié : mais ce n’est qu’en raison de son aptitude particulière à rendre possible la satisfaction qu’il est adjoint ». Comme nous le voyons, la pulsion n’a pas de scrupule, elle se contente de ce qui sert à ses propres fins. « Le but [de la pulsion] est l’obtention du plaisir de l’organe ».5
Dans le séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan commente, en référence à la satisfaction du névrosé, que les patients « satisfont à quelque chose […] mais pour cette sorte de satisfaction, ils se donnent trop de mal. Jusqu’à un certain point, c’est ce trop de mal qui est la seule justification de notre intervention.»6
Lacan semble être d’accord avec Freud en ce que « c’est au niveau de la pulsion que l’état de satisfaction est à rectifier »7. Et il ajoute que « cette satisfaction est paradoxale » et met en jeu la catégorie de l’impossible en la comparant au réel. Lacan semble suivre Freud lorsqu’il situe le réel en tant qu’obstacle au principe de plaisir ; du moins, tel que nous l’avons dit, il situe un réel en tant qu’obstacle ou limite à la réalisation du principe de plaisir. Lacan soutient que la satisfaction de la pulsion ne s’obtient pas avec la capture de l’objet mais en tournant autour. Il pose que cet objet contourné dans le mouvement de la satisfaction est l’objet a. Freud va jusqu’à nommer « besoin », entre guillemets, la stimulation pulsionnelle car il sait qu’une pulsion n’est ni pur besoin, ni instinct.
Nous pouvons situer, chez Freud, cet impossible en tant que réel dans une formule tout aussi paradoxale énoncée après avoir ordonné les quatre destins de la pulsion : « Si l’on tient compte des motifs dont l’action s’oppose à ce que les pulsions suivent leur voie de façon directe, on peut présenter les destins pulsionnels comme des modes de la défense contre les pulsions. »8 Défense, disons-nous, face ou contre le réel de la jouissance pulsionnelle. Si cela est ainsi, l’impossible peut se présenter en tant que jouissance inaccessible, passible d’être récupérée seulement comme plus-de-jouir.
« Le sujet fait la structure de la jouissance, mais tout ce qu’on peut espérer – jusqu’à nouvel ordre, ce sont des pratiques de récupération. Cela veut dire que ce que le sujet récupère n’a rien à faire avec la jouissance mais plutôt avec sa perte. » 9
II. Préfiguration du concept de jouissance chez Freud.
Lacan avec Freud.
Dans le séminaire V, Les formations de l’inconscient, Lacan aborde largement le Witz ainsi que des motifs de plaisir que celui-ci produit.
Néanmoins, parmi ces motifs, il n’y a qu’une référence au lien entre la jouissance et le Witz. Dans le chapitre sept, page 121, Lacan affirme que le plaisir du Witz se produit en tant qu’il « restitue sa jouissance à la demande, essentiellement insatisfaite ». Curieusement, dans le séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, chapitre seize, page 253, Lacan commente que « la jouissance est la satisfaction d’une pulsion ».
Là-dessus, Freud prend la position de quelqu’un qui serait en avance, car au chapitre trois « les tendances du mot d’esprit »10, il note : « Dès lors, on peut enfin toucher du doigt ce que le mot d’esprit réalise quand il est au service de sa tendance. Il rend possible la satisfaction d’une pulsion (hostile) en s’opposant à l’obstacle qui lui barre la route, il contourne cet obstacle et puise ainsi du plaisir à une source de déplaisir qui était devenue inaccessible du fait de l’obstacle ». Nous souhaiterions croire que l’objet a, dont Lacan disait qu’il était sa seule invention, trouve dans cette articulation une certaine racine ou inspiration. Si nous y appliquions un caractère transversale, nous pourrions oser entrevoir dans cette lecture quelque chose de semblable à la thèse de Borges, à savoir qu’un auteur invente ses précurseurs.
Conclusion
Nous aurons, au moins pour une fois, tenté de lire Lacan avec Freud, et ce après avoir lu des années durant Freud avec Lacan, certes pour notre plus grand profit et via notre pratique de ce métier impossible. C’est une façon de dire, tel que Lacan l’a fait à Caracas en 1980, qu’il était toujours freudien. C’est aussi une manière de continuer le débat que Lacan entretenait avec Freud. Or, nous ne pouvons omettre que c’est aussi un certain hommage à ce « Freud savait » que Lacan ne s’est pas privé d’affirmer. Work in progress.
Traduit par Beatriz Gonzalez et Romain-Pierre Renou
*Satisfacer en espagnol.
** Traduction du proverbe espagnol Soñar no cuesta nada.
1 Lacan J., « Le plaisir et la règle fondamentale », intervention lors d’un exposé d’André Albert en juin 1975, in Scilicet 6/7.
2 Freud, S. « Pulsions et destins des pulsions » inMétapsychologie, éd. Gallimard, Folio essais.
3Ibid, p. 18.
4Ibid, p. 19.
5Ibid, pp. 18-19 et 23.
6 Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, chapitre 13, Editions du Seuil, Paris, pp. 151-152
7Ibid, p.152.
8 Freud S. Op. Cit., pp. 24-25.
9 Lacan, J. Séminaire XVI D’un autre à l’Autre. Editions du Seuil, Paris 2006 p. 115
10 Freud S. Le mot d’esprit et sa relation avec l’inconscient Editions Folio, p. 195
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