Le cas, l’institution, et mon expérience de la psychanalyse
Introduction aux simultanées cliniques de PIPOL 6
Gil Caroz
Le terme institution recouvre une large gamme de choses. Dans le champ de la Santé mentale – qui nous concerne, mais duquel nous nous distinguons –, la série disparate des institutions s’étend de l’hôpital psychiatrique, aux institutions pour enfants, centres de santé mentale, de postcure, de traitement monosymptomatique, d’hébergement et d’observation judiciaires, etc. Notons par ailleurs que le terme institution sert aussi à nommer des lieux de formation à la psychanalyse : nos Écoles et les structures qui les entourent répondent de la « chose institutionnelle ». On constate que ce terme indique un élément de la structure présent dans des discours variés : politique, médical, social, juridique, et aussi bien dans le discours de la psychanalyse.
Le recours à l’étymologie du mot, qui renvoie à la « chose établie » mais aussi à « l’instruction », ne nous est pas vraiment nécessaire pour reconnaitre dans l’institution une manifestation du discours du maître. Tout compte fait, l’ancien paradigme de l’institution est l’Œdipe familial dans ses deux versants : le versant des exigences et des idéaux du père, et le versant des soins maternels1. Néanmoins, en épinglant le monde contemporain par l’expression Après l’Œdipe, Jacques-Alain Miller nous conduit à élargir notre grille de lecture des institutions, pour y inclure d’autres « formations humaines » qui ont comme essence, dixit Lacan, la double fonction de « refréner la jouissance »2 et de la relancer à répétition comme un refrain. Après l’Œdipe d’autres éthiques sont venues orienter les institutions, suppléant à la fragilisation du lien familial et occupant la place vacante laissée par le père : le pacte des frères, le savoir et la science, le scientisme, le contrat social, l’utopie communautaire, le despotisme, etc. Dans ce nouveau paysage institutionnel, les cas les plus heureux sont ceux qui se laissent orienter par la psychanalyse.
De la possibilité de conjuguer la psychanalyse et une institution
La question du mode de présence de la psychanalyse dans une institution sociale, pédagogique ou de soins de santé mentale est aussi vieille que la psychanalyse elle-même. Dans le Champ freudien, cette question est étudiée depuis de longues années et plusieurs orientations intéressantes ont été élaborées. Pour n’en citer que quelques-unes, les effets contreproductifs de l’identification à l’analyste au sein d’une institution ont été largement décrits. Le transport du divan de l’analyste dans l’institution, au sens propre et figuré, semble être contre-indiqué. Un intérêt centré sur la lecture du réel de la clinique est une démonstration en acte de l’efficacité de la psychanalyse. Il met le patricien à l’abri des concurrences imaginaires entre les orientations cliniques. On parle volontiers d’une pratique à plusieurs comme mode de « traitement de l’Autre » du psychotique.
Quelles que soient les découvertes issues de ce travail de recherche, il faut noter trois points. Premièrement, un grand nombre d’adhérents à l’EuroFédération, orientés par la psychanalyse lacanienne, sont présents et opèrent dans des institutions de Santé mentale, abris sociaux, institutions du juge, écoles, etc. C’est un fait. Deuxièmement, ce fait est primordial pour la survie d’une psychanalyse qui n’est pas extraterritoriale. Troisièmement, et c’est le point que nous voulons expliciter lors des simultanées de PIPOL 6, on s’aperçoit que le praticien qui a l’expérience de la psychanalyse a très souvent un rapport juste et un savoir-faire inédit avec le réel de la clinique. Cette particularité est absente quand le praticien n’a pas cette expérience. Cette justesse et ce savoir-faire apparaissent quand le praticien rend compte d’un cas, même si cela se passe à son insu et qu’il a l’impression de « ne rien comprendre ».
Du discours et de lalangue en institution
On constate, dans les institutions qui laissent place à la psychanalyse, que l’orientation passe par un effort de bien dire, mieux dire, dire autrement. À la place de « il vole tout le temps », on préfère : « il décomplète l’Autre ». À la place de « il est très violent », on préfère : « il passe souvent à l’acte », le passage à l’acte étant une parole qui passe dans le « faire » faute de pouvoir se dire. À la place de « il cherche à attirer l’attention », on préfère : « il est en place du phallus maternel ». À la place de « tu n’as pas le droit », on préfère un « nous n’avons pas le droit ». À la place de « c’est un manipulateur », on préfère : « il échappe à la volonté de l’Autre méchant ». À la place de « il est hyperactif », on préfère : « la jouissance lui fait retour dans le corps ».
Cet effort d’arracher le discours ambiant de l’institution aux coordonnées imaginaires, éducatives ou « scientifiques » de l’événement clinique aux fins de le localiser dans la structure, n’est pas un simple humanisme de bonnes intentions car, quand on dit les choses autrement, on les modifie. À la longue, ces formules deviennent un langage institutionnel qui détermine une politique de l’institution face au réel de la clinique. En même temps, un praticien qui a l’expérience analytique réinvente à chaque fois, en fonction du cas, un bien-dire inédit, qui se décale du langage institutionnel commun quel qu’il soit.
D’où vient cette capacité d’invention ?
C’est que de faire la lecture de sa propre lalangue dans son expérience analytique, le praticien est aussi bien disponible à lalangue d’un autre. Lors des échanges avec le sujet concernant les événements institutionnels ou tout autre thème, le praticien-analysant lit dans la narration du sujet ce qui est écrit au-delà de l’écran de ce langage, là où « la fonction de vérité est en quelque sorte amortie, par quelque chose de prévalent »3. Cette lecture du langage le plus privé du sujet permet au praticien de répondre de façon inventive, au-delà du langage institutionnel.
L’institution comme canevas de la lettre
Lacan souligne que quand un sujet nous parle de « papa – maman » et de ses autres liens de parenté, en fait c’est de lalangue qu’il s’agit, car « l’analysant ne parle que de ça [de ses liens de parenté] parce que ses proches parents lui ont appris lalangue »4. Or, lire lalangue ne nécessite pas toujours cet effort de traverser la narration du sujet, puisqu’à l’occasion lalangue est à ciel ouvert. Dans ce cas, le praticien s’immisce dans cette lalangue en participant et encouragent le sujet à élaborer un travail de la lettre, sans insister à comprendre ni se précipiter à plaquer un sens sur ce langage privé. Tous les éléments de la structure institutionnelle sont à disposition pour mettre en œuvre ce travail de la lettre : les espaces, les couloirs, les bureaux, les portes, les véhicules, le jardin, les activités, les ateliers, les autres praticiens, les documents administratifs, les titres du « personnel », les règles, etc. Ce partenariat « sujet-praticien » peut alors dessiner des circuits pulsionnels et y circuler, border une jouissance affolée qui éclabousse les alentours, pluraliser un Autre persécuteur et trop consistant, condenser hors corps une jouissance qui envahit le sujet, faire une rencontre d’un essaim de signifiants qui permettent au sujet de s’engager dans la voie d’un sinthome singulier. Ce travail de la lettre enrichit lalangue et vient suppléer à un défaut d’apprentissage, car lalangue, cette « langue maternelle »5, s’apprend.
De la langue privée à la langue publique
Mais il n’y a pas que la lettre. Dans d’autres cas, le lien de travail se tisse par un arrachement du sujet à la dimension autistique de sa lalangue, afin de la verser dans le langage. Cette opération, qui va de la langue privée, vers le langage public est une application du principe lacanien concernant les enfants autistes : « il y a sûrement quelque chose à leur dire »6. Ce principe est ainsi élargi au-delà de l’autisme stricto sensu vers la dimension autistique de tout sujet. Il s’agit justement de parler avec ce qui ne s’adresse pas à l’Autre, en introduisant lalangue dans le dialogue. Le patricien soumet alors au sujet l’hypothèse d’un Autre du code. Le sujet dit : « aïne né ka la audornuit ? », et le patricien lui répond : « mais si, Nadine est là aujourd’hui, elle est dans la cuisine ». La substance institutionnelle ne sert pas ici de canevas pour tracer la lettre, mais offre une matière à la construction d’un Autre. Le praticien s’inscrit ainsi dans le sillon de Mélanie Klein éclairée par Lacan qui pouvait dire que dans son rapport au petit Dick, elle « lui fout le symbolisme avec la dernière brutalité »7.
Un élément majeur dans cette construction de l’Autre est la réunion d’équipe. Tel Freud incarnant l’Autre d’un transfert au-delà du père du Petit Hans, la réunion d’équipe opère comme un au-delà du praticien auquel ce dernier peut se référer. Si toute séance analytique implique la présence de l’Autre du langage comme tiers, au-delà de la relation duelle, le « on en a parlé en réunion » ou « on en parlera en réunion », donne souvent la consistance nécessaire à ce tiers dans le travail institutionnel. Ce lieu d’au-delà où la parole s’incarne dans plusieurs voix qui s’échangent, allège le poids du rapport imaginaire entre le praticien et le résident, forgeant dans les certitudes une forme de dialectique.
Avoir l’expérience de la psychanalyse
Il faut avoir l’expérience de la psychanalyse, avons-nous dit, pour lire lalangue. D’abord la sienne, ensuite celle d’un autre. Il faut aussi faire l’expérience de sa propre jouissance, de la façon où elle s’élève partiellement au signifiant, se réitère, se borde, se localise, se condense pour pouvoir la manier dans la rencontre avec l’autre, sans passer par le père, la castration, la justice, la morale. Il faut passer par le divan pour savoir intimement que le semblant a des effets réels, même s’il n’est que vérité et mensonge. Il faut se laisser faire par cette expérience pour donner aux idéaux d’une institution la place qui leur revient, c’est-à-dire, s’en passer et s’en servir à la fois.
Pourtant, si l’institution est « chose établie » le savoir-faire du praticien est tout, sauf établi. Tant que l’analyse n’est pas finie, ce savoir ne se sait pas, mais néanmoins il transperce aussi bien le savoir qui s’élabore dans l’institution que la doctrine psychanalytique en général. De ce savoir qui ne se sait pas et qui est pourtant opérant dans le travail en institution quand on a l’expérience de la psychanalyse, un jeune AE8 écrivait récemment : « Ce qui me surprend à chaque fois, c’est un sentiment de n’avoir pas su dire l’essentiel. Comme si au cœur de ce que nous racontons de notre clinique, de nos recherches, de nos avancées, se loge un indicible, un petit quelque chose qui vaut comme un noyau invisible, une cause intransmissible, condition pour que cette clinique puisse se déployer ».
Eh bien, le projet audacieux des simultanées de PIPOL 6 sera d’approcher, par des dires, ce point indicible, en mettant en évidence le triangle qui se forme entre le cas, l’institution et l’expérience de la psychanalyse du praticien. Des praticiens analysants, qu’ils soient analystes ou pas, parleront à partir d’un cas, de la façon dont ils ont pu s’appuyer sur leur propre expérience de la psychanalyse pour lire lalangue, la soutenir, la verser dans le langage public et manier le discours de l’institution pour extraire et soutenir les solutions inventives du sujet.
1 LAURENT E., « Institution du fantasme, fantasmes de l’institution », Feuillets du Courtil, n°4, avril 1992.
2 LACAN J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autre écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 364.
3 LACAN J., Séminaire XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, 19/04/1977, Ornicar ? 17/18.
4 Ibid.
5 LACAN J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet 6-7, Paris, Seuil, 1976, p. 14.
6 LACAN J., « Conférence à Genève sur le symptôme » (1975), in Bloc-notes de la psychanalyse, n° 5, 1985.
7 LACAN J., Le séminaire livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p.81.
8 Bruno de Halleux.
Square Brussels Meeting Centre / 6 et 7 juillet 2013
(Ancien Palais des Congrès), Mont des Arts, 1000 Bruxelles (Entrée : cube en verre)
Inscriptions : Jusqu’au 31/01/2013 : 130 € (65 € pour les étudiants de moins de 26 ans)
Après le 31/01/3013 : 160 € (80 € pour les étudiants de moins de 26 ans)
Traductions simultanées : Français, Anglais, Espagnol, Italien, Néerlandais