PIPOL NEWS FLASH 19
Trois questions posées par Daniel Roy à Maria-Sueli Peres, participante aux simultanées de Pipol VI
Daniel Roy : Chère Maria Sueli, vous avez depuis longtemps porté votre attention de psychanalyste sur les plus neufs d’entre nous, les tout jeunes enfants. Comment en êtes-vous venu à privilégier les tout petits ?
Maria Sueli Peres : Votre question m’oblige à jeter un regard rétrospectif sur mon cheminement professionnel avec les tout petits. Il vient de loin. Me laisser interroger par les questions posées par l’entrée de l’être parlant dans le langage constitue l’élément central de ce parcours. Et plus particulièrement de me laisser interroger par la souffrance du petit d’homme qui n’est pas entendu par les adultes qui en ont la charge. Je n’ai jamais su rester indifférente à cette souffrance. La non reconnaissance des tentatives de prise de parole d’un petit enfant m’est toujours apparue comme « l’injustice fondamentale ». C’est ainsi.
Jeune femme, au Brésil, mon pays d’origine, avant l’université, j’ai suivi des études sur la méthode Montessori. Cela, afin de me frayer une voie professionnelle dans l’accompagnement des jeunes enfants à partir de l’enseignement en maternelle. Cela m’aurait permis de travailler et de poursuivre les études au même temps. Mais le réel en a voulu autrement. Une dictature féroce imposée par la force des armes, et d’un usage extrême de la violence physique sur le corps des dissidents, m’a amené à chercher l’asile au Chili qui à ce moment-là avait élu un gouvernement d’unité populaire.
Là-bas, j’ai essayé de poursuivre mon idéal en créant un projet de crèche gérée par les mamans ouvrières, dans une grande entreprise textile. Ce projet n’a pas pu voir le jour. Encore une fois, une dictature féroce est venue prendre la place du gouvernement populaire de Salvador Allende. J’ai dû quitter le pays. En 1974, j’ai trouvé asile en Belgique où j’ai obtenu le statut de refugiée politique et où j’ai choisi de vivre depuis lors. Assez vite il m’a été possible d’avoir une première inscription professionnelle. En 1976 j’ai été engagée par un institut médico-pédagogique. Cette institution était une expérience orientée par la psychothérapie institutionnelle, mais c’est la présence de quelques lacaniens, dont celui qui est devenu le papa de mes filles, qui devait décider du cours que ma vie allait prendre.
Après quelques années de passage par cette expérience, avec un bout d’analyse parcouru et un diplôme de psychologue en poche, j’ai commencé une expérience comme accueillante dans une institution de style Maison Verte, dans les alentours de Bruxelles. L’éthique que notre Champ dégage, une éthique des conséquences, m’a permis de relever le défi d’y mettre en place avec quelques autres, dans une structure ambulatoire, une méthodologie de consultation et de traitement « à plusieurs » en mesure d’aborder l’effroi et de la souffrance du tout petit, lors qu’il est pris d’une mauvaise manière dans les embrouilles avec ses motions pulsionnelles, ses Autres et ses signifiants. Cette expérience a été reconnue par les autorités de tutelle du Ministère de la santé de la Région Wallonne et a fait l’objet, entre 2007 et 2010, d’une recherche-action financée par cet organisme.
DR : Et le passage d’une langue à une autre, qu’en retenez-vous pour le style de votre pratique ?
MSP : Il me semble que le fait d’avoir été forcée à m’inventer au jour le jour un savoir-faire pour frayer un passage d’une langue à l’autre, n’a pas constitué et ne constitue pas un élément traumatique. Plutôt le contraire. Il me semble que cela fait partie des éléments porteurs qui comportent mes restes symptomatiques. Ce passage, d’une langue (le portugais) à l’autre (l’espagnol), puis, encore à une autre (le français), a été provoqué par un traumatisme bien réel : les exils à rebondissements multiples. Mais, Il a été plutôt libérateur. Je crois pouvoir dire que j’ai pu inventer quelque chose autour de ce traumatisme qui a fini par m’amener à un bout de savoir. Celui de prendre appui sur le trait d’esprit pour découvrir au gré des situations ce que traduire veut dire. Mais, c’est à partir d’une soumission aux conventions de la langue de l’exil que j’ai pu trouver en analyse quelques possibilités pour traduire ce qui voulait dire ma douleur d’exister. Et je crois encore pouvoir dire que j’ai pu me servir de ça comme point d’appui pour soutenir le travail de traduction que chaque enfant que j’accompagne a à faire pour se frayer un passage entre sa lalangue et les exigences de la langue commune, en passant d’abord par le lourd travail de traduction autour des exigences de la langue de ses Autres.
DR : Dans ce travail, votre a-venir de femme a-t-il une importance particulière ?
MSP : Ces changements de langue, passage contingent, ajouté au fait d’avoir décidé, quelque part à mon insu bien sûr, de décliner les temps de ma vie du côté femme des formules de la sexuation, m’ont sûrement donné un style particulier pour aborder cette pratique avec l’enfant qui ne peut pas encore porter sa parole tout seul et qui, pour poser l’acte de parler, doit tout d’abord consentir à apprendre à lire dans les lèvres de quelques autres. Supporter sa condition de pas-tout dans le langage n’est-ce pas la porte étroite par laquelle nous avons tous à passer pour nous frayer un chemin en tant que parlêtre ?
Ce que je peux dire aujourd’hui pour terminer ces propos, c’est ceci : accompagner en français, en espagnol et en portugais des jeunes enfants dits psychotiques ou dits autistes, à partir d’une structure ambulatoire, soumise aux exigences et aux protocoles de la dite santé mentale avec ses exigences évaluatives, en plus du malentendu intrinsèque au langage, tout en tâchant de prendre appui, sans franchir, sur « le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », a constitué un exercice de style qui a beaucoup mobilisé mon côté pas-toute. Ce style m’a portée et me porte encore. Ce style m’a joué des nombreux tours. En tout cas, permettre à un enfant en grande détresse de prendre appui sur mon corps parlant, dans une tentative toujours bancale, afin que puisse émerger chez lui le sujet de l’inconscient, c’est mon pari. C’est un pari fou. Et pourtant, c’est le pari qui j’ai tâché et que je tâche de tenir. Mais… pas toute seule!