Guy Poblome est psychanalyste, membre de l’ECF et de l’AMP, directeur thérapeutique de l’Antenne 110 en Belgique.
Voici quelques fragments de la conférence qu’il a donnée à la Société Bulgare de Psychanalyse Lacanienne à Sofia le 10 février 2024 dans le cadre du cycle de conférences vers le congrès de l’AMP « Tout le monde est fou », sous le titre « Tout le monde délire, est-ce normal ? »
La folie et la liberté
Lacan nous indique, dans le Séminaire III, que même si nous vivons dans une société où l’esclavage n’est pas reconnu, il n’en est pas pour autant aboli. Au contraire, dit-il, la servitude est même généralisée dans notre rapport à l’économie, à la consommation. C’était déjà là, la montée de l’objet a au zénith, huit ans seulement après la guerre ! Et, pour lui, ce qui porte la servitude généralisée, c’est un discours de libération, qui reste secret, qui subsiste à l’état de refoulé. Je traduis cela par : « Je suis libre de consommer comme je veux. Je suis libre de me faire le serf de la consommation. »
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Pourtant, dit-il, chacun en son for intérieur aspire à une liberté, à un droit de l’individu à l’autonomie et l’autodétermination, à une indépendance par rapport à tout maître, ou tout dieu. C’est un champ qui est d’ailleurs indispensable à la respiration mentale de l’homme moderne, lui qui est serf du discours capitaliste. Eh bien, dit Lacan, ce discours sur la liberté est délirant. Pourquoi ? Parce que si chacun se pose la question de ce que serait cette part de liberté fondamentale, qu’on ne peut refuser à personne, chacun répondrait de façon tout à fait intime, personnelle, même si c’était voilé par l’universel des droits de l’homme. Et le problème de cette idée personnelle de la liberté s’oppose, ou du moins ne rencontre pas celle de son voisin. En fait, il faut toujours composer avec ce que l’autre apporte, c’est une réalité, et il y a toujours une résignation du côté de la liberté individuelle, une renonciation par rapport à notre discours intérieur.
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C’est peut-être à partir de là que nous pouvons saisir cette formule de Lacan qui dit que « l’homme libre, le vrai, c’est le fou ». Ça, il le dit en 1967, dans son « Petit discours aux psychiatres », mais il le dit déjà bien plus tôt, en 1946, dans ses « Propos sur la causalité psychique ». Je le cite : « Loin que la folie soit pour la liberté une insulte – il reprend là le terme de Henry Ey – elle est sa plus fidèle compagne, elle suit son mouvement comme son ombre. Et l’être de l’homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme la limite de sa liberté. »[1] J’ai toujours eu du mal à saisir cette dernière phrase, parce que j’étais moi aussi pris dans le délire du discours sur la liberté. Je lisais cette phrase comme si la folie était la limite de la liberté du dit fou, du fait de son aliénation – ne dit-on pas du fou qu’il est un aliéné ? Mais il faut le lire à l’envers : la folie fait la limite de l’être de l’homme, ce qui veut dire que cet être de l’homme est limité dans sa liberté du fait du fou, car lui seul est le véritable homme libre.
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Ce qui est essentiel à entendre chez Lacan dit Jacques-Alain Miller dans son texte « Sur la leçon des psychoses », c’est qu’aucune identification ne peut compter pour le sujet sans une décision de l’être, fût-elle insondable, et le défaut d’identification qui préside à la psychose répond à un refus de l’identification commune, à un refus du délire commun pourrait-on dire. C’est ça le point important : le sujet psychotique décide, prend la liberté, de rejeter l’identification commune. Il s’agit là d’une position subjective, et non d’un déficit. Et même si Lacan va mettre au point le mécanisme symbolique de la forclusion du Nom-du-Père, de l’échec de la métaphore paternelle au moment de la « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », nous ne pouvons pas nous réduire à n’être que des mécaniciens du structuralisme, nous dit J.-A. Miller, car Lacan va insister sur la dimension de rejet par le sujet du signifiant du Père hors du champ du symbolique. Et c’est pour cela que la psychose ne peut pas être considérée du point de vue du déficit, mais du point de vue éthique. C’est la position radicale de la psychanalyse. Le symptôme, quel qu’il soit, n’est pas défaut, n’est pas dysfonctionnement, mais fonctionnement qui se rapporte à la jouissance.
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En effet, la formule de Lacan en 1967 indique que si le fou, c’est l’homme libre, c’est du fait « qu’il a son objet a dans la poche ». Cela veut dire que si le névrosé a dit oui au symbolique, au Nom-du-Père – c’est la fameuse Bejahung freudienne – cela implique qu’il a dit oui au signifiant comme meurtre de la chose, qu’il accepte de troquer la jouissance contre l’ordre symbolique, qu’il accepte de s’appuyer contre un discours pour se défendre du réel. Et cette perte de jouissance a pour conséquence que l’objet a, le plus-de-jouir, est situé au champ de l’Autre. Le sujet va dès lors se mettre à demander à l’Autre ce qui lui manque, c’est le principe du désir et de l’amour. En revanche, si le psychotique refuse d’échanger la jouissance pour le signifiant du Père, alors il garde la jouissance, « la jouissance lui est restée intime, comme dit J.-A. Miller, dès lors, la liberté en effet est son lot, car il n’a pas placé en l’Autre la cause de son désir »[2]. Il a pris le risque de la liberté de garder l’objet a dans sa poche.
[1] Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 176.
[2] Miller J.-A., « Sur la leçon des psychoses », Actes de l’ECF, n°13, juin 1987, version CD-ROM, Paris, EURL-Huysmans, 2007, p. 96.