Moments
de crise » sera donc le titre du prochain congrès de la NLS qui se tiendra à
Genève, en Suisse, les 9 et 10 mai 2015. C’est sous ce même titre que se tient
ce premier séminaire Nouages de la NLS de l’année académique, ici, à Athènes. Il
y en aura plusieurs, tout au long
de l’année, dans les différents lieux d’Europe et du monde de la NLS. Tous
seront autant de moments de travail, de façon croisée entre les Sociétés et
groupes de la NLS, vers le congrès. Que le premier des Séminaires Nouages sur ce
thème ait lieu – hasard du calendrier – en Grèce est en quelque sorte « heureux
». Au cœur d’une crise majeure sur son versant économique, social et politique,
nous ne pouvions mieux commencer notre élaboration des savoirs sur « la crise »
que Gil Caroz supposait aux différents groupes de la NLS1. Nous
disposons maintenant de son texte qui a lancé le thème, traduit dans de
nombreuses langues, dont le grec. Je suppose qu’il est connu et lu. Sinon, je
vous y engage.
« Crise », le mot est lâché. Il est partout. Dans tous
les domaines. Une simple recherche internet en montre le pullulement sémantique.
Tout le monde, d’une façon ou d’une autre, s’y reconnaît. Pas un discours n’y
échappe. C’est la crise. Non seulement, les différents champs géographiques et
des savoirs sont concernés, mais au sein même de chacun, les crises succèdent
aux crises, dans un rythme effréné.
Qu’ont donc les psychanalystes lacaniens à en dire ?
Pour
reprendre la définition psychanalytique qu’en donne Jacques-Alain Miller, si la
crise c’est quand « le discours,
les mots, les chiffres, les rites, la routine, tout l’appareil symbolique,
s’avèrent soudain impuissants à tempérer un réel qui n’en fait qu’à sa tête
»2, si la crise, c’est « le réel déchaîné, impossible à maîtriser
»3,
alors, par l’empan sémantique que le signifiant « crise » a pris et par ses
successions continues, il faut postuler que nous tenons là un des noms du réel
de l’époque.
Posons
qu’il prend la forme d’un moment continu de « crise de la vérité
»4.
C’est comme si les cadres symboliques ne s’avèrent plus à
même de cadrer, même pour des temps courts, le réel. Incessamment, ils s’en
trouvent débordés et caducs – ce qui est de structure, mais se trouve
actuellement absorbé dans un rythme où il n’est plus donné au temps de les
poser.
Et la psychanalyse ?
Dans
une interview donnée au magazine Panorama, rééditée en France par le
Magazine Littéraire5,
Lacan balaie d’un revers de main le fait que la psychanalyse puisse être en
crise. Il prédit qu’elle pourrait bien disparaître – mais c’est autre chose. De
crise de la psychanalyse, « il ne peut y en avoir »6,
dit-il. Sans doute, parce que la psychanalyse, il la définit comme s’occupant,
précisément, « de ce qui ne va pas » – en quoi, dit-il, elle est terriblement
difficile. Posons que la psychanalyse est affine de la crise et du réel. C’est
pour cela d’ailleurs que, sans être un concept psychanalytique, le thème de la
crise l’intéresse au plus haut point. Dans des manifestations cliniques et
structurales différentielles, le psychanalyste rencontre justement ces moments
de rupture de l’ordre symbolique par l’émergence de l’événement contingent et
imprévisible d’une jouissance qui le troue, le défait et le rend inapte d’en
donner raison.
C’est ce que la psychanalyse a, par exemple, isolé sous la
modalité du « trauma » : comme autant de moments de crise dans l’économie
subjective. C’est tout aussi bien ce que la psychanalyse appréhende sous terme
de « symptôme ». Dans ce même article, Lacan précise : « J’appelle symptôme tout
ce qui vient du réel. Et le réel, tout ce qui ne va pas, qui ne fonctionne pas,
qui s’oppose à la vie de l’homme et à l’affrontement de sa personnalité.
»7
Si la psychanalyse n’est pas en crise, de ne connaître et
de ne s’intéresser, en quelque sorte, qu’à elle, Jacques-Alain Miller ne cesse
pourtant d’insister sur le fait qu’elle change, qu’elle se modifie sous les
effets de l’époque ! Il le situe comme un fait – qui en modifie la pratique et
la clinique. Il est intéressant pour notre propos de situer pourquoi, dans
quelles coordonnées. Posons que c’est du fait, précisément, d’une
caractéristique de l’ordre symbolique contemporain que l’on pourrait dire en
crise comme il ne l’a jamais été.
L’ordre
symbolique du XXIe siècle est touché d’une mutation majeure. Dans son allocution
lors du dernier congrès en date de l’Association Mondiale de
Psychanalyse, Jacques-Alain Miller précisait qu’il est dorénavant « très largement conçu comme une
articulation de semblants. Les catégories traditionnelles organisant l’existence
passent au rang de simples constructions sociales, vouées à la déconstruction.
Ce n’est pas seulement que les semblants vacillent, mais ils sont reconnus comme
des semblants. »8
La dimension de la vérité
est
sans arrêt remise en question. Tout ordre est remis en cause, tout semblant
dénoncé
comme
tel. Même ceux qui se faisaient fort de mimer au plus près le supposé ordre de
la nature, et qui semblaient par là-même intangibles, n’y échappent plus et sont
renvoyés à leur statut de simples constructions sociales arbitraires, sous les
avancées de la science et des principes d’égalité. N’épinglons que la différence
sexuelle, les principes de la reproduction et les structures qui étaient dites «
élémentaires » de la parenté, pour en mesurer la portée.
Une
des conséquences en est que tout discours est désormais empreint du sceau du «
faux » potentiel, du virtuel. C’est l’ère du fake généralisé – ce
qui s’entend beaucoup de la bouche des jeunes, pour autant que sur la toile,
tout le monde est jeune. Temps de l’incroyance généralisée,
où
rien
ne vaut, voire où tout vaut tout, c’est le règne du non-dupe. « L’opinion » est
à ce sujet un marqueur. Partout, elle est présentée comme ne croyant plus,
suspicieuse et empreinte du sentiment d’être trompée. La parole du politique,
par exemple, est là en première ligne – mal servie par ses représentants qui
n’en peuvent mais.
Vous en savez un bout ici en Grèce. En France, dernier
bastion où tente de se sauver quelque chose de l’ancien régime, pas un jour ne
passe, sans que les fonctions – théoriquement les plus éminentes – ne soient
détruites, laminées, les semblants déconstruits par les révélations toujours
plus fortes, et toujours plus loin, par exemple sur les jouissances privées, qui
toutes sont dé-voilées. Tout est maintenant mis sur la table, comme il se dit.
Aucune Aufhebung de la fonction ne tenant face la « normalité » de la
personne qui l’incarne. Quant à la Belgique, du moins francophone, cela fait
longtemps qu’elle a cessé de croire à tout ça, pour autant qu’elle n’y ait
jamais cru. Nous traduisons cela dans notre langue comme la montée de l’objet
a au-dessus de la barre – là où il se situait en-dessous, comme reste
voilé, enserré sous sa représentation signifiante. C’est dorénavant dénudé, cru,
déchaîné, frénétique, sous les coups de boutoir des avancées que permettent la
science, le développement de la technique et son corollaire du règne de la
transparence. La déconstruction de l’ordre symbolique est continue – ce qui
donne le caractère permanent de la crise ou du moins ses successions effrénées.
Il n’y aura pas de retour en arrière.
La dévalorisation des semblants et le détricotage des
grandes constructions sociales ont pour effets d’assurer la production d’affects
privilégiés : du désenchantement, habité de colère, au sentiment de tromperie et
de laissé-tomber – ce que les populations ne cessent de clamer. Lacan dans son
interview en pointait déjà les effets : « ce qui ne va pas aujourd’hui, c’est
une grande lassitude de la vie, comme conséquence de la course au progrès ». En
contrepartie, elles sont en demande, parfois revendicative – et toujours plus –
de vérité.
Mais
l’affect majeur qui en découle, c’est l’ennui – les non-dupes errent.
Là aussi, il suffit d’écouter les jeunes. Au
royaume du faux, du mensonge, de la « vérité menteuse », quand tout n’apparaît
que semblant et vain, la seule chose qui sonne alors vrai : c’est la sensation.
Le corps, la pulsion – et l’angoisse ! Autre affect moderne.
Il s’en déduit l’explosion des pratiques de corps
diverses, opérant comme marques réelles, là où elles étaient plus symboliques
auparavant. L’usage des drogues (à la fois pour tromper l’ennui, mais aussi pour
se « défoncer ») trouve là son point d’origine. Les pratiques des sports
extrêmes aussi. Comme vrai, ce qui est recherché, c’est la sensation, qui se
doit d’être de plus en plus forte – accoutumance oblige. Seule elle donne encore
le sentiment de la vie. La sexualité est également profondément marquée par ces
coordonnées. S’éloignant de son insertion dans des scenarii fantasmés, elle se
montre dans le porno généralisé et accessible à tous, crue, dénudée, dans des
scénarii ready-made et répétitifs qui la réduisent à des pratiques de corps
désincarnés où l’impératif de la jouissance prime.
Nous sommes non seulement
passés du temps de l’interdiction à la permission, remarquait Jacques-Alain
Miller, mais au temps de la monstration quasi forcée et ouverte à tous. Une
modification des comportements sexuels s’en fait jour chez les jeunes comme
effet dans ces nouvelles modalités d’initiations sexuelles : désenchantement,
brutalisation, et banalisation des pratiques autrefois dites perverses, comme la
« normalisation » des pratiques sadomasochistes. Les conséquences sur la
jouissance sont nouvelles. Ce qui frappe, c’est la dimension de « vacuité
sémantique »9 présente dans la copulation pornographique moderne,
réduite à une pratique des corps, coupée de sa dimension imaginaire et
symbolique. Épinglons, par ailleurs également l’appel, dans la sphère politique
par exemple, au discours « vrai », qui « appelle un chat un chat », aux
politiques « concrètes » et « d’action » – où la même antienne du
désenchantement se fait plus entendre encore. C’est à une réduction de la
dimension métaphorique que nous assistons, au profit d’une dimension dite «
réelle ». Au niveau sociétal, Éric
Laurent faisait valoir, récemment à Dublin, qu’il était indéniable que les
sociétés étaient de plus en plus violentes. Il pointait que les raisons n’en
étaient pas encore claires. Je me permettrai de poser qu’une partie des
coordonnées du phénomène sont ancrées dans ce que je
développe.
Dans ce vide sémantique où domine le culte de la
sensation, l’appel à de nouveaux discours, de nouvelles vérités qui fonctionnent
en termes de cause et d’idéal est fort. Quand je disais qu’il n’y aura pas de
retour par rapport à ce nouveau, ce ne sera pas sans des tentatives de
restauration. Mais toutes porteront probablement la marque « réelle » de
l’époque. Le phénomène du dit État
Islamique en est à mon sens l’exemple. Un appel au sens et à la cause,
restauration de valeurs soi-disant patriarcales – en réalité, des plus
délirantes –, écrasement du féminin, restauration d’un « ordre » dit abusivement
religieux ; toute une « mise en forme » qui n’habille pas, voire, mieux,
qui s’accompagne nécessairement de la
plus féroce et dénudée des violences du corps à corps : décapitation, viol,
jouissance déchaînée et terreur épouvantable. Remarquons d’ailleurs, comme trait, que les vocations augmentent –
particulièrement chez les jeunes qui se « convertissent » en moins de deux
semaines – à mesure que les exactions sont révélées, montrées et dévoilées. Loin
de détourner, elles fonctionnent comme un appel.
Si tout sujet est sommé d’inventer et de faire face au
réel qui s’engouffre à l’intérieur de ce vide créé dans le système symbolique,
la psychanalyse n’a, elle, pas à rendre les armes. Elle a d’ailleurs sa part
dans cette évolution au regard du dénuement des semblants10. Elle n’a
pas à rendre les armes ; elle doit l’interpréter !
A
ceci près que dans
ces coordonnées nouvelles des discours et de la clinique, l’interprétation est à
repenser et n’est pas sans devoir porter la marque elle aussi d’une nécessaire
mutation. À ce niveau, le psychanalyste est sommé de jouer sa partie dans son
cabinet et dans la direction de la cure à nouveaux frais. Elle ne peut plus se
situer entièrement dans le registre de la levée du refoulement et de
l’interprétation-vérité. Le refoulement, remarquait encore Jacques-Alain Miller,
est une catégorie désormais peu usitée. « Certes il y a des resouvenirs, mais
rien n’atteste l’authenticité d’aucuns. Le dit retour du refoulé est toujours
entraîné dans le flux du parlêtre où la vérité se révèle incessamment menteuse.
À la place du refoulement, l’analyse du parlêtre installe la vérité menteuse. Ce
qui ne ment pas, c’est la jouissance, la ou les jouissances du corps parlant.
»11 Un autre statut de l’interprétation est donc nécessaire, comme
d’ailleurs – il faut aller jusque-là – un autre statut de l’inconscient.
L’interprétation oraculaire, qui demande un supposé savoir vrai et une position
dissymétrique dans les rapports au savoir de plus en plus inacceptables, vit là
son chant du cygne. Dans le registre de la vérité menteuse, sans doute
l’orientation de la cure serait de conduire l’analysant à être « dupe d’un réel
»12, « que sa débilité cède à la duperie du réel »13. C’est une indication de Jacques-Alain
Miller qu’il nous faudra élucider dans la voie vers notre congrès. Je traduirai
: que trouve à se serrer et s’isoler dans la cure, que par-delà la dimension
menteuse de la vérité, un réel singulier et contingent cause le sujet.
Il
revient à la psychanalyse de restituer un réel, qui n’est pas
semblant.
Sans
cela, l’angoisse – autre affect qui ne trompe pas – que le parlêtre cherche de
plus en plus anesthésier à mesure qu’elle se fait de plus en plus présente comme
corrélative du couple manie/dépression, sera le prix à payer.
Dans ce travail vers le nouveau auquel en tant
qu’analystes nous sommes sommés d’être au rendez-vous, sans doute le
Séminaire XI14 de Jacques Lacan peut-il être une pierre sur
le chemin qui peut nous aider. Il y a dans ce séminaire comme une anticipation
de tout cela. Si Lacan y appréhende en effet la répétition en terme signifiant,
donc symbolique, comme interprétable et surtout déchiffrable, situant la
répétition du côté de l’inconscient, il se trouve obligé de prendre en compte,
ou du moins d’en distinguer, une inertie qu’il situe du côté de la pulsion, qui
elle ne se laisse pas déchiffrer en terme signifiant. Là se trouve le point de
départ qui le conduira à devoir inventer plus tard un concept qu’il dira plus
opératoire que l’inconscient : le parlêtre. Ce concept prend en compte l’inertie
du ça, de la pulsion et du corps, tout en permettant de surmonter la dichotomie
qu’il introduit dans ce Séminaire XI
entre répétition et inertie. La répétition est moins répétition signifiante, que
répétition de jouissance. Il y a là moins une énigme logique signifiante qu’une
énigme libidinale.
Dans une psychanalyse, nous avons à faire des rémanences
de modes de jouissance. À savoir, l’itération de ces moments mystérieux où dans
la rencontre du signifiant avec le corps, de façon contingente, des modes de
jouissance se sont fixés. Ce sont des moments, non pas à se remémorer ou à
déchiffrer, puisque ce sont justement des moments où, comme individus, comme
sujets du cogito, vous n’y étiez pas.
Quelque chose de cette percussion entre le corps et le signifiant manque à
l’ordre symbolique pour qu’elle puisse se dire. C’est cette rencontre manquée, qui fait trauma. Elle fait
retour par des bouts itératifs qui indexent ce moment de la rencontre ratée –
vécue toujours comme une jouissance qu’il ne faut pas, qui n’est pas la bonne :
en trop, trop peu, par effraction, par forçages, etc. comme les cas cliniques en
témoignent.
La psychanalyse est donc un excellent observatoire de ce
moment de crise.
2008.
Jacques-Alain MILLER, L’inconscient et le
corps parlant, http://wapol.org/fr/articulos/Template.asp?intTipoPagina=4&intPublicacion=13&intEdicion=9&intIdiomaPublicacion=5&intArticulo=2742&intIdiomaArticulo=5
LACAN, Il ne peut pas y avoir de crise de
la psychanalyse, http://www.magazine-litteraire.com/mensuel/428/jacques-lacan-il-ne-peut-pas-y-avoir-crise-psychanalyse-18-06-2014-25207
Jacques-Alain MILLER, Ibid.
9-27.
ibid.
fondamentaux de la psychanalyse [1964], texte établi par Jacques-Alain
Miller, Paris, Seuil, coll. Champ freudien, 1973.