Au-delà de la crise du symbolique?
par François Ansermet
Avec la rectification d’une référence
Quelques notes à propos du colloque de l’ASREEP-NLS du 3 Septembre 2011 à Lausanne : « Les métamorphoses contemporaines dans la culture. Incidences sur la clinique psychanalytiques ».
Comment caractériser notre époque ? Sommes-nous vraiment face à une métamorphose dans la culture ? Ou chaque époque entretient-elle à la fois une inquiétude perplexe quant à l’avenir et un rapport nostalgique au passé, finalement des formes de solitude du sujet face à sa condition de mortel qui le laisse finalement potentiellement sans recours ?
Si il y a une caractéristique de notre époque qui a traversé les exposés présentés, c’est celle d’une généralisation du plus de jouir – une exigence de jouir qui impose son rythme de façon tyrannique, jusqu’à déboussoler complètement un sujet qui se retrouve sans autre repère que cet impératif de jouissance. Le sujet déboussolé, comme le pointe Jacques-Alain Miller à partir de Lacan dans son exposé à Commandatuba[1], c’est ce qui caractérise l’époque dite postmoderne ou hypermoderne : « les sujets contemporains, postmodernes, voire hypermodernes sont des désinhibés, néodésinhibés, “desamparados”, désemparés, déboussolés ». Jacques-Alain Miller se réfère dans ce texte à Lacan lorsqu’il signale que nous sommes entrés dans l’époque de la montée au zénith social de l’objet a, qui vient prendre le pas sur les repères symboliques et les Idéaux aussi bien. On serait ainsi bel et ben entrés dans l’époque du a > I, sans autre repère que ce qu’exige la tyrannie d’un objet plus de jouir qui s’impose au sujet en le désubjectivant, le laissant sans histoire, sans récit porteur, sans but, hors temps, dans l’errance face à la perte de toute transmission symbolique, dans un mode sans repères ni loi, pris par une sorte de forclusion généralisée qui oblige en effet à revoir nos repères cliniques En effet, la question qui a orienté nos discussions a été celle du statut de la pratique clinique à l’époque de la généralisation du plus de jouir. Quelles conséquences pour la pratique ? Qu’est-ce que nous en avons entendu dans les cas présentés ? Quelle clinique au temps de la postmodernité, de l’hypermodernité ?
La condition postmoderne, c’est celle de la disparition des grands récits : c’est ainsi par exemple que Lyotard la définit[2]. S’il n’y a plus de grand récit, cela va aussi pour la psychanalyse. Le psychanalyste n’est plus situé dans un grand récit tel que celui qui le portait dans les années 70 par exemple Il n’est plus pris dans un champ culturel attracteur[3]. Ce n’est peut-être pas plus mal. Mais quelles en seraient alors les conséquences pour la cure ? Quelles conséquences de ce nouveau statut du psychanalyste qui, auparavant, devait travailler à défaire quelque chose pour passer de la position du maître ou du Grand Autre à celle d’objet cause du désir, noué au sujet dans le fantasme. S’il devait défaire quelque chose pour aller vers une destitution, aujourd’hui on pourrait dire qu’il est destitué d’emblée. Cela implique un autre maniement d’un transfert qui n’est pas préétabli, où le malentendu est tout de suite en jeu, rejouant le malentendu fondamental, qui est celui du fait que les humains naissent malentendus, version lacanienne du traumatisme de la naissance[4], le traumatisme qui se joue du fait de l’entrée dans la langue. On pourrait dire que ce traumatisme se retrouve de façon nouvelle chez des sujets postmodernes, désemparés, lorsqu’ils rencontrent dans l’analyse, d’une façon inattendue, sans pré-transfert, les enjeux de la parole et de ses limites.
Un autre point clinique abordé a été celui de la nécessité aujourd’hui de construire le symptôme, comme un travail préalable à tout traitement analytique. A une autre époque, celle qui précède le déboussolement actuel, les sujets venaient chez l’analyste avec le poids de leurs symptômes, de leurs phobies, de leurs obsessions. Il fallait construire sur cette base une demande pour aller au- delà de la jouissance du symptôme afin que celui-ci puisse se défaire et libérer le sujet de son poids. Aujourd’hui, il semblerait au contraire qu’il faut d’abord travailler à construire le symptôme, avant même toute construction d’une demande. Cela nous a conduit à évoquer deux versions du symptôme en jeu dans les cas présentés: d’une part le versant classique de la jouissance du symptôme et d’autre part le symptôme comme coupure par rapport à la jouissance. Un symptôme à construire, un symptôme qui fasse coupure plutôt que message. Il s’agit de donner ce statut paradoxal de coupure au symptôme pour certains sujets envahis par l’angoisse, par exemple ceux qui viennent consulter aux prises avec des crises de panique qui sont pour eux hors sens, hors histoire, sans déclenchement et finalement sans récit : comment face à ce non sens de l’angoisse pure qui s’impose à eux trouver l’appui d’un symptôme, construire ce petit récit qu’est le symptôme.
De permettre au sujet l’appui d’un symptôme est aussi important face à la prévalence des systèmes de jouissance : des systèmes de jouissance qui impliquent un objet plus de jouir qui vient boucher le trou de l’angoisse. Une solution qui pourrait se révéler être d’abord un piège, en allant jusqu’aux indo-européennes tels que repérés par Dumézil en son temps, on pourrait dire qu’il n’est pus du côté de Mars ou comportements addictifs, si fréquents aujourd’hui. L’addiction, avec ou sans substance, c’est une compulsion de répétition hors sens, mettant en jeu des cycles de répétitions qui ne s’additionnent pas[5]- une jouissance qui se répète sans s’additionner. On peut aussi les retrouver ce même type d’impasse avec des systèmes de jouissance mettant en jeu l’idéal, selon une injonction surmoïque de jouir selon un idéal addictif, une tyrannie du jouir de tout, tout le temps, tout de suite. C’est ce que mettent aussi en jeu des dispositifs aliénants [6] propres aux gadgets contemporains, comme les téléphones portables qui tordent les corps autour d’eux, dont les fonctions de plus en plus multiples appareillent les corps, dans un foisonnement de prothèses non repérées comme telles.
Comment dans la conduite de la cure aller à contre-courant de ces systèmes de jouissance contraignants, désubjectivants, universalisants – qui procèdent d’un objet pris comme plus de jouir, ou d’un dispositif aliénant, ou encore d’un idéal tyrannique – pour retrouver le petit détail qui fait le propre de chaque sujet, au un par un ? Un tel projet nécessite d’aller contre le discours commun, y compris, pourquoi pas, celui de la diabolisation de la crise du symbolique.
Le psychanalyste n’a pas à être un musée des restes vacillants du symbolique, elle n’est pas là comme musée du Nom du Père, de la métaphore paternelle, avec le psychanalyste comme conservateur, conservateur de l’ordre symbolique.
Il s’agit plutôt de sortir de ces universaux, pour retrouver les bricolages de chaque sujet, pour les permettre, pour les faciliter : ouvrir la voie à l’invention du sujet, en créer les conditions, sans proposer quoi que ce soit, afin que chacun puisse constituer sa propre solution, sa réponse, fondamentalement imprédictible, surprenante. Cette réponse ne peut finalement que s’appuyer sur l’impasse pour ouvrir le champ des possibles – quelque soit l’impasse qu’on repère, y compris celles des excès d’une jouissance contraignante. Il s’agit de donner à cette impasse, à cet impossible, un autre destin, au-delà de la crise du symbolique. Pour ouvrir cette voie, le travail du psychanalyste se doit d’être créatif, sans a priori, suffisamment libre pour transformer l’impasse, y compris celle du symbolique, en une solution dont seul le sujet peut décider.
NOTES
Jacques-Alain Miller, Une fantaisie, Mental, 15, 2005, 9-27.
Jean-François Lyotard, la condition post-moderne, Minuit, Paris, 1979.
Pour rester dans le thème des metamorphoses dans la culture, et pour reprendre les trois ordres des sociétés indo-européennes tels que repérés par Dumézil en son temps, on pourrait dire qu’il n’est pus du côté de Mars ou Jupiter mais qu’il a plutôt rejoint la position de Quirinus, celui qui cultive la terre, pour la faire fructifier.
Jacques Lacan, Le malentendu (1980), Ornicar, 22/23, 1981, 11-14.
pour reprendre l’excellente expression très éclairante de JacquesAlain Miller dans son cours du 23 mars 2011.
Voir à ce propos l’excellent texte de Giorgio Agamben, Les dispositifs, Payot, Rivages, Paris 2009.
Rectification d’une référence
Jorge Forbes m’a communiqué suite à ma contribution préparatoire au futur Congrès de l’AMP à Buenos Aires parue sur AMP-UQBAR ce 19 septembre, que l’expression «L’homme déboussolé » que j’ai attribuée à Jacques-Alain Miller en citant son article Une fantaisie paru dans Mental 15 en 2005, venait en fait de l’exposé qu’avait fait Jorge Forbes à Comandatuba, le 2 août 2004 (http://bit.ly/nPkPm3), auquel Jacques-Alain Miller a emprunté lui-même cet excellent terme en le citant. Je rends donc par cette note ce terme à son auteur.
Je n’étais malheureusement pas à Comandatuba suite à un problème imprévu d’avion : je n’ai donc pas assisté en direct à ces échanges.
Désolé pour cette imprécision.
François Ansermet.