Une extravagance dirigée – Éric Laurent
> Traductions en espagnol, portugais, italien et anglais <
C’est dit, c’est entendu! Tout le monde est fou. Moi qui vous parle, je suis fou. Cela ne m’empêche ni de vous parler, ni de croire raisonner, ni d’être toujours dépassé par ce que je dis. Comme tous les corps parlant, je suis toujours sur le point de l’ignorer, ce corps, et de croire que c’est un esprit qui parle, ou un rêveur.
Rêve et folie, dans quel ordre?
Lacan dans son aphorisme évoque d’abord le rêve, puis le délire.“Freud a considéré que rien n’est que rêve, et que tout le monde est fou, c’est à dire délirant”. A l’inverse, dans la première méditation, Descartes s’assure d’abord d’avoir un corps. Pour ce faire, il écarte d’abord la folie de ceux qui n’ont pas de corps. ”Mais quoi, ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples”1. C’est seulement ensuite qu’ il parle du rêve. La folie enveloppe t-elle le rêve, le rêve enveloppe t-il la folie? Le rêve n’est-il pas le plus hyperbolique puisqu’il est pour tous? Cette question a donné lieu à une fâcherie et une cause célèbre entre M. Foucault et J. Derrida. Lacan balaye le débat en affirmant que la folie aussi est pour tous.
Dan Arbib, lors des journées de l’ECF, soulignait combien Descartes tarde à se réveiller: ”Puisque dans mon rêve, je crois que je suis éveillé, quand je suis éveillé il n’y a pas de raison que je ne soupçonne pas que je dorme… je pense que nous pouvons parfaitement admettre que les Meditationes I-V s’effectuent en régime de sommeil2”. L’accent mis par Dan Arbib sur le sommeil et la difficulté du réveil, nous renvoie à une injonction de Lacan énoncée six ans avant l’aphorisme qui nous occupe : « Apprenez à lire Descartes comme un cauchemar3 ». Si Descartes se réveille c’est que l’angoisse est là. C’est la rencontre évitée avec le réel.
L’épreuve de réalité et le réel.
En 1979 dans son texte “Pour Vincennes”, non seulement Lacan sépare le discours psychanalytique de l’approche philosophique ou universitaire, mais il sépare l’inconscient de Freud et le savoir supposé par le sujet de l’inconscient selon Lacan. Jacques-Alain Miller, dans sa présentation du thème des journées a mis en valeur l’opposition entre la place de la Realitätsprüfung pour Freud et l’instance du Réel pour Lacan. Freud tente de négativer la jouissance par le principe de réalité, mais y échoue. Le principe du plaisir qui cherchait le Lustgewinn est relayé par le principe de réalité. Il compose mais ne cède sur rien. “Ce qu’il s’agit d’obtenir via le principe de plaisir, puis via le principe de réalité, est toujours …le plus-de jouir”.4
Lacan donne un nouveau statut à la jouissance. Il reconnaît qu’elle est impossible à négativer. Elle est réelle. En suivant cette nouvelle articulation de l’inconscient et du réel, Lacan en viendra à proposer un inconscient, distinct de l’inconscient freudien, un inconscient réel.
L’immanence de la pratique psychanalytique
Un des enjeux de nos Congrès est d’apprendre à parler toujours mieux encore de notre pratique orientée vers le réel. Nous le faisons avec des inflexions renouvelées par la facette de l’expérience que choisit de mettre en valeur le titre. Ce Congrès-ci, est l’occasion de faire un tour supplémentaire en sachant que la jouissance impossible à négativer est une conséquence du “Tout le monde est fou”. Il est vain de vouloir parler de notre pratique de la position du clinicien qui pense se séparer, au nom de son savoir, des phénomènes de folie dont il parle. Nous sommes par le transfert, inclus dans le discours du sujet de l’inconscient. La clinique sous transfert est une clinique immanente. L’expérience de la Passe, au centre de l’École, nous en montre la voie. On ne parle de la clinique psychanalytique qu’en s’y incluant. Il s’agit d’étendre toujours mieux cette immanence lorsque nous parlons de notre pratique à partir des sujets qui s’adressent à nous.
Les enjeux du Congrès
Ce sera l’enjeu des salles multiples et des échanges entre praticiens de tant de pays et de cinq langues traduites en même temps. Ce sera aussi l’enjeu des plénières où nous parlerons de sujets extraordinaires, qui ont eu un rapport plus ou moins évident à leur folie. Malgré les mises en garde ou les interdits du “parti philosophique”, comme aurait dit Philippe Sollers, nous continuons à parler de la folie des autres, parce que nous la fréquentons quotidiennement. Il a fallu résister aux mises en garde. Comment osez-vous parler des poètes, des artistes, des scientifiques, de tous ceux qui ont une œuvre? Vous n’avez pas le droit de gâcher l’œuvre. Mais si, mais si! Et nous avons eu raison d’insister, quelle diversité de folies remarquables! Des philosophes, des psychiatres, des écrivains, des artistes, des politiques, des mystiques, des scientifiques, des inclassables. Ils viennent de toute l’Europe, de l’Amérique du Nord et de l’Amérique du Sud. Ils parlent toutes les langues du Congrès. Le cas que nous faisons de leur folie tient compte de la nôtre. Ce qui, dans chaque cas, relève de la folie nous porte, de façon à nulle autre pareille à la limite, jusqu’à la feuille transparente qui nous en sépare, selon Joyce. La folie, nous n’en faisons pas l’éloge, car nous savons la souffrance qu’elle emporte et que nous avons à charge de tempérer. Mais nous savons aussi son caractère non-négativable.
Il ne faut pas rater un seul de nos Congrès. Chacun est l’occasion d’assertions anticipées, provoquées par son titre. Cette fois-ci, du 22 au 25 février, tentons de parler comme des fous des folies de l’époque, et de la folie de chacun.