Nous vivons des temps bizarres : plus précisément des temps où le bizarre, le odd, l’uncanny, termes que Freud cite dans son célèbre article Das Unheimliche, sont devenus presque loi. Les resituer dans notre actualité déplace sensiblement l’accent de ce sentiment si superbement analysé par Freud. La traduction française d’Unheimlich est déjà équivoque, car pour être rigoureux, plutôt que d’inquiétante étrangeté, il s’agirait d’inquiétante familiarité. Par-delà les exemples qui jalonnent son texte – l’inanimé qui prend vie, les membres qui se détachent du corps et qui continuent à marcher gaiement, le double et, de manière plus abstraite, la répétition du semblable, ou la répétition involontaire –, c’est un glissement signifiant dans la langue qui permet à Freud de passer du familier à l’étrange : « l’Unheimlich est, d’une manière, un genre de l’Heimlich. Il se développe jusqu’à trouver son contraire »[1].
C’est une autre modalité de l’altérité qu’implique l’inconscient et à laquelle nous avons affaire ici, altérité qui surgit lorsque le familier s’étrange. Certes, Freud explique, dans le dernier chapitre de son article, cette transformation par le refoulement qui rend étranger un lieu familier dans les rêves d’angoisse, mais le glissement signifiant du Heimlich à l’Unheimlich – nous le verrons – saisit aussi le corps quand l’étrangeté fait retour, de l’extérieur, en tant que phénomène perceptif, presque hallucinatoire.
Les références littéraires de Freud sont celles du début du XXe siècle : les contes d’E.T.A. Hoffmann – L’Homme au sable, Les Élixirs du diable –, Schiller, les textes de Heine. La fiction y déploie cette étrangeté du familier : de la fragmentation de l’image du corps à l’insistance du même qui ressurgit au décours du temps. L’imaginaire se déchire et l’étrangeté qui jaillit, au cœur de cette transformation imprévue, suscite ce signe inéquivoque du réel qu’est l’angoisse. Lacan expliquera ainsi le surgissement de l’inquiétante étrangeté dans l’imaginaire du corps : « l’Unheimlich est ce qui apparaît à la place où devrait être le moins-phi. Ce dont tout part, c’est de la castration imaginaire, car il n’y a pas d’image du manque »[2]. C’est alors le manque lui-même qui transperce le voile de Maya, manque qui s’évapore lorsqu’on cherche à localiser dans le cerveau même le substrat organique de toute manifestation subjective.
S’y perd la richesse des affects auxquels ce numéro s’intéresse, revivifiés par le tout dernier enseignement de Jacques Lacan. Le sentiment d’étrangeté même, auquel la philosophie phénoménologique et la littérature se sont intéressées, se voit réduit à des images sur écran scellant l’ignorance absolue de ses causes.
Le monde dans lequel nous vivons est devenu lui-même ô combien Unheimlich par l’entremise des technosciences, comme Jean-Luc Nancy le souligne dans l’entretien qu’il nous a accordé : les nanotechnologies, le numérique et ses effets subjectifs, l’intelligence artificielle dont on nous annonce qu’elle débarrassera l’être parlant de ses prises de décisions et de toute responsabilité, les robots à venir, Big Data et les capteurs qui ne tarderont pas à envahir progressivement les corps, sont là pour le prouver. Plus besoin d’avoir recours à la transformation de l’inanimé en animé pour susciter l’Unheimlichkeit si le monde se peuple de machines qui travaillent à notre place. Finiront-elles par parler en notre nom ? Peut-être que ce qui deviendra désormais inquiétant, ce sera la parole elle-même, la redécouverte par les êtres parlants que leur parole leur appartient et leur échappe encore et qu’elle peut avoir des effets ! Sherry Turkle expliquait dans un entretien dans notre revue [3] que les jeunes préfèrent utiliser les sms pour se soustraire à la rencontre avec un autre en chair et en os, à qui il faudrait répondre immédiatement. La parole médiatisée par le gadget rassure : c’est désormais la présence de l’autre qui angoisse. N’est-ce pas plutôt la permanence du même qui va devenir inquiétante dans ce monde où tout change en permanence ?
Que dire d’un corps que le progrès de la médecine fragmente toujours plus, avec l’intrusion d’organes de synthèse et de capteurs qui transmettront, nous annonce-t-on, des informations ayant vocation à se substituer au diagnostic par un monitorage en temps réel ? Du dit transhumanisme où le vivant et le recueil d’informations sur son organisme ouvriront peut-être le corps à un couplage inouï avec un autre de synthèse représenté par Big Data ? À quelles nouvelles reconfigurations de l’imaginaire donnera lieu cette ouverture inédite ? Si l’effroi provoqué par la main du conte d’Hoffmann, qui se détache du corps et s’en va toute seule, peut sembler aujourd’hui risible, quels affects produira cette hybridation (comme l’appelle Jacques-Alain Miller) de l’homme et du numérique en passe de devenir le nouvel ordre se substituant à l’ancien registre symbolique ?
Les frontières brouillées que les récits littéraires mettaient jadis en scène, suscitant une certaine inquiétude, sont aujourd’hui devenues possibles – avec des appareillages, des prothèses bioniques, ou avec les transformations d’un sexe à un autre – et agitent peu notre imaginaire. Tirésias devenu femme, détenteur d’un savoir sur l’Autre jouissance, s’est éclipsé derrière l’étrangement du corps que la figure du trans représente. Si les romans de science-fiction fascinent de moins en moins, c’est parce que notre monde s’en rapproche lentement et que ce qui pouvait éblouir jadis, du temps où Jacques Lacan expliquait que ce genre littéraire faisait exister le rapport sexuel dans un avenir proche, est à nos portes. C’est désormais l’évocation d’une possible alliance devenue réelle entre l’humain et la technologie qui stimule inquiétudes et imaginations.
Lacan était sensible au préfixe allemand Un, présent non seulement dans l’Unheimlich, mais aussi dans l’Unbewusst, et l’Unerkannt, l’incognoscible du rêve que Freud appelait l’ombilic dans la Traumdeutung. Dans sa réponse à la question de Marcel Ritter que nous publions ici, Lacan articule cet incognoscible au réel du refoulement originaire qu’il différencie de celui de la pulsion. Ce texte est une référence fondamentale pour les travaux préparatoires au prochain congrès de l’Association mondiale de psychanalyse à Buenos Aires, en avril 2020.
Il y aurait beaucoup à dire sur la dimension d’étrangeté que le regard de l’autre porte. Ce regard qui échappe aux neuroscientifiques contemporains, inidentifiable, même au scanner. J.-A. Miller nous en rappelle la puissance dans la formidable lecture qu’il fait de la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty et de l’analyse du texte de Freud sur « Un Trouble de la mémoire sur l’acropole ».
Ce numéro de La Cause du désir a été conçu au moment où Jean Starobinski quittait la scène du monde. Théoricien remarquable de la mélancolie, historien des idées et de la littérature, spécialiste de la philosophie des Lumières, de Rousseau et Diderot notamment, Starobinski a fait aussi connaître au monde les anagrammes de Ferdinand de Saussure. Dans l’entretien avec Alain Grosrichard et Judith Miller que L’Âne avait publié en 1986 et que nous republions ici, il affirmait : « l’essai va de l’avant : son éthique lie la parole personnelle et la nécessité de la découverte. Le plaisir de l’essai, c’est peut-être d’accéder à moi par une voie détournée (ce moi qui est une vieille connaissance jamais assez connue) tout en m’engageant dans une zone du paysage intellectuel qui m’apparaît encore inexplorée » [4]. Manière essentielle d’articuler ce qui anime la recherche personnelle et s’écrit de soi, et qui n’est pas sans évoquer l’expérience de l’inconscient. « Lecteur toujours comblé d’être toujours plus attentif », écrit pour sa part Jacques Lacan dans la dédicace qui accompagne l’exemplaire des Écrits qu’il lui adresse en 1966 ; Alain Grosrichard en fait résonner pour nous ici le vibrant hommage.
Éric Laurent s’intéresse à la difficulté à laquelle se heurte la psychiatrie contemporaine pour stabiliser un système diagnostique dans une période de translation diagnostique, ouverte par la rupture consommée entre la recherche fondamentale et le système classificatoire des maladies mentales que constitue le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders.
Un premier témoignage d’une nouvelle analyste de l’École, Victoria Horne Reinoso, déplie avec vivacité ce que fut son rapport à l’incroyance et la solution sinthomatique trouvée dans l’analyse du côté du pas-tout. Dominique Laurent et Guy Briole enrichissent par leurs textes l’expérience de ce que nous savons sur l’outre-passe, et Sonia Chiriaco nous transmet le plus palpitant de l’expérience de la commission de la passe de l’École de la Cause freudienne.
Des textes théoriques qui développent ici le concept d’Unheimlichkeit interrogent ses limites jusqu’à l’extrême de l’Autre jouissance, figure de l’étranger par excellence. Des cas cliniques déplient la richesse et la variété des Inquiétantes étrangetés qui habitent l’expérience de l’être parlant, de sa part monstrueuse au vécu du trauma et ses conséquences. L’étrangeté est aussi explorée en littérature avec la formule « I would prefer not to » de Bartleby, le scribe du célèbre texte de Melville, au cinéma avec le film de Wildrich et en peinture avec Hammershøi. Les photos de Suzanne Doppelt, interviewée par l’équipe de la revue, dialoguent subtilement avec les textes tout au long du numéro, jusqu’aux brèves qui le concluent.
La psychanalyse pourrait-elle devenir elle-même inquiétante pour ceux qui la pratiquent ? Le dernier enseignement de Lacan « ouvre à l’étrange, à l’Unheimlich », disait J.-A. Miller dans son cours sur Le lieu et le lien [5], de par le ratage du sens à attraper le réel, et toutes les conséquences qui s’en déduisent. « Nous apprenons à tourner autour et à être moins naïfs, à nous déprendre de ce que la routine de la pratique – celle de l’acte, celle de la tâche – amortit du tranchant et même de l’Unheimlich de la psychanalyse elle-même. Il s’agit de revigorer non seulement l’Éros qui soutient la psychanalyse, mais aussi bien d’y gagner en lucidité, et ainsi de purifier l’acte » [6]. Suivons donc l’indication de cette vigueur que l’Unheimlich ravive.
[1]. Cf. Freud S., L’inquiétante étrangeté. Essais de psychanalyse appliquée, traduction M. Bonaparte et E. Marty, Paris, Gallimard, 1933.
[2]. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, seuil, 2004, p. 53.
[3]. Cf. « Seuls ensemble et l’autre d’internet », rencontre avec Sherry Turkle, La Cause du désir, n° 97, novembre 2017, p. 131-140.
[4] Cf. p. 21 dans ce numéro.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cadre du département de Paris viii, cours du 24 janvier 2001, inédit.
[6] Ibid., cours du 31 janvier 2001, inédit.