ÉDITORIAL
Laura Sokolowsky
Lors d’une conférence de presse à Rome, en 1974, Lacan lançait à l’auditoire : « Vous écoutez – , oui. Mais est-ce que vous y attrapez un petit quelque chose qui ressemble à du réel ?1 » Les bouts de réel ne s’attrapent pas en écoutant ce qui se dit. Lacan nous enseigne que « le signifié n’a rien à faire avec les oreilles, mais seulement avec la lecture,la lecture de ce qu’on entend de signifiant.2 »
Pour autant, c’est la psychanalyse qui a rendu possible ce que Jacques-Alain Miller a nommé, à l’orée des années 2000, dans un contexte législatif hostile à celle-ci et heureusement combattu, « l’utilité sociale de l’écoute3 ». J.-A. Miller a fait valoir que les pratiques de l’écoute se sont généralisées par le biais de psychothérapies inspirées par lapsychanalyse et qu’un tissu compassionnel enveloppe désormais toute la société. Il est admis que parler de ses souffrances à quelqu’un qui vous accueille sans vous juger produit des effets de soulagement. De là, les dispositifsd’écoute se sont multipliés : numéros verts et hotlines sont mis à la disposition des populations pour lutter contre les harcèlements, les violences, la dépression, la solitude, l’anxiété, l’ad- diction numérique, la porno-dépendance, etc. Généralement, les effets thérapeutiques de l’écoute sont de courte durée car ce qui soutient la plainte demeureintouché. La jouissance pulsionnelle ne se dit jamais qu’entre les lignes, « elle ne se dit jamais en propre4 », nousrappelle à cet égard J.-A. Miller.
Dans le dispositif analytique fondé sur l’interprétation, la parole n’est pas sacralisée. Ce qui se dit en analyse n’estpas considéré au pied de la lettre, porteur d’une vérité sans équivoque. Ce qui importe dans ce discours, ce n’est pas de croire ou de ne pas croire celui qui parle, ni d’aller vérifier l’exactitude de ses propos dans la réalité – souvenirs, révélations, traumatismes – mais de savoir lire, dans la parole, ce qui échappe à l’intention de signification. Et siFreud s’est tellement intéressé aux formations de l’inconscient, c’est parce que celles-ci témoignent d’un savoir qui échappe à la maîtrise du moi. La psychanalyse révèle ainsi qu’il existe un savoir dans sa forme insu : c’est un savoir qui ne se connaît pas lui-même. Avant l’apparition de la psychanalyse, un savoir détaché de la conscience de lui-mêmen’était pas concevable.
C’est ce savoir insu qui est l’index d’un réel propre à la psychanalyse. Il s’agit d’ex- traire, par la lecture et ledéchiffrement de son propre inconscient – auxquels aucune auto-analyse ne permet d’accéder – l’impact de signifiants-maîtres hors sens qui font répétition. Cette opération d’extraction, c’est l’interprétation, en ses différentes variantes quenous présentons dans ce numéro, qui la rend possible.
L’hommage à Jacques Aubert, compagnon de route de Lacan disparu en novembre dernier, livre l’exemple d’une interprétation ayant fait date de l’œuvre de James Joyce. Son érudition et sa générosité ont marqué des générations de psychanalystes désirant saisir les développements tardifs de Lacan relatifs au sinthome. Les Archives Lacan sont aussiprésentes à travers une savante et passionnante discussion, à découvrir ici.
Une conversation récente de Jacques-Alain Miller avec des collègues espagnols à l’occasion de la parution d’un livre précise ce qu’est la politique psychanalytique. À charge pour les psychanalystes d’interpréter les symptômes d’une civilisation dans laquelle le père s’est évaporé ainsi que les effets du discours intolérant et tyrannique du Bienuniversel.
« Interprète de ce qui m’est présenté en propos ou en actes, je décide de mon oracle et l’articule à mon gré5 », écrit Lacan en 1958. Pour illustrer ce qu’a d’oraculaire l’in- terprétation analytique, nous avons choisi l’image de la Sibyllelibyenne du divin Michel- Ange à la Chapelle Sixtine. À Rome, donc.
Fondement de la psychanalyse à partir de la découverte inaugurale des mécanismes langagiers impliqués dans la formation des symptômes et des rêves, l’interprétation psychanalytique est, plus que jamais, l’instrument paradoxal dont le tranchant s’affine au fil de ses usages.
- Lacan , « Conférence de presse du docteur Jacques Lacan », Rome, VIIe Congrès de l’École freudienne de Paris (1974), Lettres de l’École freudienne, no16, novembre 1975, p. 15.
- Lacan , Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 34.
- Miller -A., « L’utilité sociale de l’écoute », Lacan Quotidien, 30 octobre 2003, disponible en ligne : https://lacan- quotidien.fr/blog/2003/10/jacques-alain-miller-de-lutilite-sociale-de-lecoute/
- Miller -A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, no 77, mars 2011, p. 137.
SOMMAIRE
7 ÉDITORIAL
Laura Sokolowsky
HOMMAGE À JACQUES AUBERT
- Les sons à découper, Luc Garcia
- Galeries pour un portrait, Jacques Aubert
23 Discussion après l’exposé de Jacques Aubert aux « Conférences du Champ freudien »,
Jacques Aubert, Jacques Lacan, Jacques-Alain Miller et Philippe Sollers
- Commentaire, Laura Sokolowsky
- De Jacques Aubert à Lacan, « effets de voix », Sophie Marret-Maleval
L’ORIENTATION LACANIENNE
34 Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien, 2 mai 2021 (I), Jacques-AlainMiller
PAS D’ÉCOUTE SANS INTERPRÉTATION
58 L’interprétation : de l’écoute à l’écrit, Éric Laurent
66 L’interprétation est une discontinuité, Laurent Dupont
72 L’Homme aux loups avec Freud, Agnès Aflalo
78 Quelques jalons pour l’interprétation et l’écoute, Pierre-Gilles Guéguen
84 L’interprétation dans une psychanalyse, du dialogue au monologue, Jean-Daniel Matet
89 Interprétation de sens, interprétation hors sens, Hélène Bonnaud
93 Écouter, entendre, lire, Yasmine Grasser
99 Interpréter l’enfant débile ?, Mathieu Siriot
SCIENCE ET VÉRITÉ
104 Les interprétations de la référence chez Quine, Karim Bordeau
SUR LA PASSE
110 L’après-coup de l’après-coup, Victoria Horne Reinoso
114 De l’interprétation qui dérange à l’arrangement sur mesure, MyriamChérel
118 « … du moment qu’on sème »… le discours analytique, Marie-ClaudeSureau
RÉSONANCE
124 « Que le son soit votre guide », Marie Faucher-Desjardins
SINGULARITÉS
130 Le prix de l’équivoque, Araceli Fuentes García-Romero
134 Ce qu’il a fallu dire à Loïc, Adriana Campos
138 Éclats d’interprétation, Jean-Pierre Deffieux
142 Au pied du mur, Catherine Lacaze-Paule
POÉTIQUE
147 Kafka, des femmes qui l’agrafent à l’écriture, Aurélie Flore Pascal
DE PICTURA
152 Le baroque lacanien et la scopie corporelle, Jacques Borie
RECHERCHE ET CLINIQUE
160 Pour une conversation sur la jouissance avec le sujet psychotique, Jean-Claude Maleval