Actualité de Sade, notre titre dit d’abord que ce numéro est adossé à « Kant avec Sade », le texte de Lacan à partir duquel Jacques-Alain Miller a commencé son enseignement du début des années quatre-vingt dans son cours « Du symptôme au fantasme, et retour ». Nous publions ainsi le séminaire qu’il donna à Rio à l’été 1983 et dans lequel il éclairait nombre de passages difficiles du texte. Sade en ressort plus actuel que jamais, d’être situé comme le paradigme lacanien du fantasme, tout comme « Un enfant est battu » en est l’équivalent freudien. Il y a donc Sade le fantasme comme Joyce le symptôme.
C’est l’occasion aussi de constater une fois de plus la part littéraire dans l’enseignement de Lacan. La raison en est simple : la vraie littérature, vraie parce qu’il y en a aussi une fausse, éclaire parfois ce qui ne peut que nous échapper dans la clinique et que nous devons par conséquent chercher ailleurs. C’est particulièrement vrai dans le champ de la perversion, structure où l’instance du fantasme est centrale, mais dont les sujets n’entrent que rarement en analyse pour diverses raisons que le lecteur trouvera dans les pages qui suivent. Sade pallie cet inconvénient par une plume généreuse que J.-A. Miller qualifie surtout d’honnête. Enfin le marquis est d’autant plus divin pour nous qu’il eût le bon goût de se dédoubler entre celui qui déploya son fantasme dans une œuvre unique, et celui qui n’en était pas dupe – le premier fut un bourreau de papier, le second une victime qui passa une bonne partie de sa vie à la Bastille.
Le lecteur trouvera des bonnes feuilles de la thèse d’Adriana Campos consacrée au surmoi, et réécrites par elle-même pour ce numéro1. Le texte de Lacan prenant son envol du siècle des Lumières, nous avons aussi considéré qu’une rubrique « Sollers » s’imposait en hommage à ce lacanien aussi inclassable que joyeux, grande voix du plaisir de vivre2.
Ce plaisir ne nous est pas étranger puisqu’il se trouve pour nous dans la cure, laquelle nous ménage une vacuole supportable sans laquelle notre jouissance ne serait qu’infernale. Plusieurs collègues ont ainsi isolé dans leur pratique ce qui constituait le plaisir de la cure. Ce fut aussi l’occasion de demander à certains parmi les plus anciens AE3 ce qu’il restait de ce plaisir après la passe.
La guerre étant toujours recommencée, Quarto a interviewé Olivier Wieviorka, auteur d’une récente et formidable Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale. Si nous croyions tout en connaître, ce fut pour nous apercevoir une fois de plus qu’il y avait là un réel inépuisable.
Actualité de Sade, le titre de cette livraison de Quarto interprète aussi le moment présent en constatant que le fantasme de Sade en révèle la vérité. Rappelons-en la maxime célèbre énoncée par Lacan : « J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit, je l’exercerai, sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’ai le goût d’y assouvir.4 » N’est-ce pas ce quiconque dont la volonté de jouissance fait l’actualité ? – quiconque qui se multiplie du reste à l’envi, en politique ou ailleurs, et dans chacun des deux sexes…
Le nouveau ne réside pas tant dans les propos de Monsieur Quiconque quand il est au pouvoir en Amérique ou ailleurs, ni même dans l’enthousiasme qu’il suscite, mais dans le fait glaçant qu’aucun discours ne l’arrête. La jouissance domine donc sans partage de même que l’objet qui la cause, et dessine pour notre plus grande angoisse un horizon de guerre et de mort. Notre temps semble ainsi répéter les années trente du siècle précédent, ce qui ne doit pas nous surprendre puisque l’histoire, comme le remarquait Lacan, tourne en rond. Mais, rajoutait-il, il y a de temps en temps un trou dans l’éternel recommencement, ce qui permet d’inventer du nouveau5.
Lacan y voyait une bonne raison de ne pas être pessimiste puisque l’on ne voit pas pourquoi l’homme, ce bon à rien qui rate tout ce qu’il veut, réussirait plus à se détruire qu’autre chose. Il en arrivait d’ailleurs à évoquer le futur en ces termes : « Je l’ai annoncé : le réel prendra l’avantage, comme toujours. Et nous serons, comme toujours, foutus.6 » Les jeux sont faits et à la fois ne le sont pas : l’avenir s’imagine sans peine au contraire du réel sans loi qui ne peut qu’échapper à nos calculs. De plus, l’homme calcule toujours mal quand il s’agit de sa satisfaction. L’ironie de Lacan n’est pas moqueuse, mais là encore lucide, et partant, apaisante de contrer l’angoisse.
1 Campos A., Ce que commande le surmoi. Impératifs et sacrifices au XXIe siècle, Rennes, PUR, 2022.
2 Cf. Miller J.-A., « Sollers, le plaisir de vivre », Ornicar ?, no 57, 2023, p. 199-202.
3 Analyste de l’École.
4 Lacan J., « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 768-769.
5 Regnault F., « Vos paroles m’ont frappé … », Ornicar ?, no 49, août 1998, p. 11.
6 Lacan J. « 1974, Jacques Lacan, entretien au magazine Panorama », La Cause du désir, no 88, octobre 2014, p. 171.