édito de Marie Laurent
« La femme a dans la peau un grain de fantaisie »1 Jacques Lacan
L’ordre phallique organise le monde. Sa fonction étant d’unifier, il vise à contenir l’universel. Aussi Il se méfie du féminin qui dérange sa moraline. Il préfère les mères quand elles sont rangées et les femmes poliment morales. Point trop. Quand la science se rallie à Lui pour prédire l’avenir, il aime qu’elles soient obéissantes. À l’occasion, Il tolère qu’elles soient au pouvoir mais alors souvent elles doivent être doublement des hommes, qu’elles portent des talons aiguilles ou pas. Dans le pire des cas, l’Ordre établi esclavagise les femmes. Dans le meilleur, certain de ce qui est bon pour elle, Il lui laisse une place symétriquement calculée sur celle qui revient à l’homme. À moins qu’encore, il sacralise une mère vierge, la bien lisse mère du Christ, vierge du péché de jouissance, eût-elle son fils mort dans les bras.
L’ordre cherche à remettre dans les rangs les débordements, les attitudes anormales, les postures anticonformistes, les passions, les comportements irraisonnés, la démesure. Tous ces noms qui évoquent la révolte ou la folie. La psychiatrie, quant à elle, a exclu de son vocabulaire ce dernier signifiant, laissant aux artistes, aux philosophes ou aux écrivains le privilège d’en faire l’évocation, voir l’éloge.
Quelle est cette liaison particulière entre femmes et folie, sur laquelle ce nouveau numéro de Tresses ne recule pas ?
Si l’ordre phallique organise la surface du monde, c’est qu’il organise le sexuel, son épicentre. Les deux sexes rencontrent la castration maternelle mais seule une femme se cogne d’emblée dans son corps à ce que Freud a appelé privation, que Lacan a qualifié de réelle. Cependant possession ou pas, les cartes sont brouillées. Il n’y a pas de réalité pré-discursive. « Les hommes, les femmes et les enfants, ce ne sont que des signifiants2 », dit Lacan, des signifiants de la langue commune car il n’existe qu’un signifiant de la différence sexuelle, et pas deux. Il n’y a pas de signifiant de La femme qui serait le pendant du phallus qui fait marque pour l’homme. Alors aussi bien une femme peut être un homme, une femme peut haïr sa propre féminité même si elle est très féminine et gracieuse et douce. Un homme auparavant viril peut avoir la chance de devenir une femme… quand il aime. L’un et l’autre, femmes et hommes ont à faire à un répartitoire autre que celui de l’anatomie et du genre.
Jacques-Alain Miller en propose un nouveau, voire des nouveaux, à partir de sa lecture de Lacan dans son texte « Un répartitoire sexuel ». Le premier écrit de ce numéro rend compte de la lecture par une femme, Dominique Miller, de ce texte de Jacques-Alain Miller. Crucial pour lire ce numéro, il éclaire le fameux pas-tout féminin, à penser non pas comme déficit de l’avoir mais comme un au-delà de la limite que circonscrit l’universel phallique. Ce sans limite insensé est apte à produire un fol excès… sans compter que le désir, une femme « en trouve le signifiant dans le corps de celui à qui s’adresse sa demande d’amour3 ». C’est-à-dire ailleurs…
Plusieurs conséquences politiques s’en déduisent dont l’une est que l’homme, situé du côté du limité, se voit contraint de toujours croire contenir l’universel. C’est sa folie à lui d’ailleurs, ce que le
texte de Martine Versel sur la série La Servante écarlate démontre parfaitement, illustrant le délire d’une société qui assigne les femmes à la fonction qu’on attend d’elles. C’est aussi cette pression
surmoïque à devenir mère qu’a rencontrée Catherine Vacher-Vitasse dans son exercice, relevant combien entendre le désir d’une femme la dégage d’en passer forcément par la maternité. Jamais d’ailleurs il ne se réduit à elle. N’est-ce pas ce que Médée, vraie femme, nous apprend ? Qu’aucune satisfaction maternelle ne pourra jamais, comme l’écrit Muriel Chajès, «compenser la trahison de Jason »… Diffamée, puis bannie, Médée, dans le roman de Christa Wolf qu’elle commente, aime encore après ce premier amour perdu, aime encore tellement que cela fait d’elle répétitivement une sauvage, autre nom pour folle, qui cherche désespérément « un monde, une époque » où elle aurait une place. « Où vais-je aller ? », se demande celle qui n’en fait qu’à sa tête…
Anaïs Nin, femme multiple, amoureuse de l’amour comme diamant à mille facettes, a trouvé où loger un réel. Elle écrit, nous dit Pénélope Fay, pour «border et signifier» tout à la fois cette jouissance supplémentaire, aux limites du langage. Il lui a fallu d’abord accepter l’échancrure dans la jouissance phallique que l’attribut vestimentaire venait à recouvrir et toucher combien les mots lui manquent pour dire cet éprouvé extatique du corps dans l’amour. Il en est de même dans l’expérience mystique, « éprouvé d’un indicible dans le corps causé par l’amour de Dieu ». Ce numéro porte la trace de la lecture des écrits de la « petite » Thérèse de Lisieux.
Virginie Leblanc nous ouvre quant à elle à l’écriture du réel, à entendre comme à partir du réel. Qu’on soit une femme ou un homme, il s’agit bien de le loger ce réel par une pratique de la lettre qui viendra le serrer.
Dans ce numéro, il y a des rires et des grimaces qui ont trouvé fort heureusement un lieu d’adresse. Ainsi pour une femme, un sourire peut se métamorphoser en pli de bon augure et se dégager un peu de la pulsion de mort (Sébastien Guitart). Ainsi pour une autre, un beau se brode mais pas sans donner une place à une tache (Estelle Planson). Le texte de Yann Le Fur quant à lui déplie les conséquences dramatiques d’avoir forclos la grimace d’un réel, sans possibilité d’adresse…
Ce numéro de Tresses n’est pas à l’évidence une cartographie de la folie des femmes, non plus que celle des femmes en folie. Une cartographie a un cahier des charges qui implique entre autres une description graphique de l’espace choisi, sans angle mort. Elle suppose des règles strictes, des contours certains, un espace figé dans un temps suspendu. Une carte rend à l’espace sa visibilité,a contrario d’une peinture d’artiste qui révèlerait un invisible
Non, ce numéro de Tresses n’est pas carte mais territoire. Un territoire d’accueil, un asile dans lequel la logique féminine, qui n’est pas celle de l’universel se découvre. Car que veut une femme ? D’abord peut- être un lieu pour son souffle irraisonné !
Rien n’est à attendre d’une solution collective pour résoudre la question du réel de la jouissance, de sa convulsion dans le corps et dans le monde. Tout au plus, sa réussite sera de donner forme à une instance de tempérance, jamais de mise au pas. La boussole de la logique féminine se présente à nous. Certes les hommes seront un peu perdus (Éric Dignac), mais gageons qu’avec un peu de liberté en plus par échancrure dans la jouissance phallique, ils et elles risquent de s’éveiller à la contingence. C’est là que le pari d’une cure intervient, visant à rencontrer de manière inattendue, en dehors de déterminismes, de prédictions, la lettre écrite dans le corps jouissant. Elle seule est en mesure de border l’effet de grimace du réel…
Ainsi « ce n’est pas seulement de la femme que nous avons à souhaiter ce grain de fantaisie – ou ce grain de poésie –, c’est de l’analyse elle-même.4 »
Ambition réjouissante en ce début d’année !
1 Lacan J., Le Séminaire, livre vi, Le désir et son interprétation, Paris, Seuil, 2013, p. 573. Jacques Lacan cite le poète Désiré Viardot.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 34.
3 Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 694.
4 Lacan J., Le Séminaire, livre vi, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 573.